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Billet de blog 14 juin 2013

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Le Passé, un film de Asghar Farhadi

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 Aéroport de Paris. Un voyageur (Ahmad) avance dans un couloir… Séparée par la vitre du hall d’arrivée, une jeune femme (Marie) lui fait signe. Il la voit, s’approche de la vitre ; ils tentent d’échanger quelques paroles inaudibles. La vitre transparente fait écran. L’écran, la toile de cinéma, sera le lieu des visibilités sur lequel va s’inscrire pendant plus de deux heures, la difficulté de s’entendre, de communiquer, d’aimer. Le sujet du film, peut-être.

 Dans la séquence suivante les deux personnages quittent l’aéroport en courant sous des trombes d’eau et s’engouffrent dans une voiture. Marie est au volant. En reculant, aveuglée par la pluie, elle semble heurter une autre voiture. Plans sur leurs deux visages consternés, tournés vers l’arrière. Le contrechamp nous montre le pare brise arrière embué,  sur lequel est inscrit le titre du film « Le passé ». Le passé apparaît comme présent « dans le dos » des personnages, comme hors-champ (1) qui annonce la complexité des personnages (2) et met en œuvre l’imagination du spectateur. Le titre va progressivement disparaître sous les coups d’essuie glace. Un film pour tenter de gommer le passé appréhendé à la suite d’un choc ? Peut-être l’enjeu du film.

Ce choc, le vrai,  qui lance le récit est provoqué par l’arrivée d’Ahmad en provenance de Téhéran. Il a vécu avec Marie dont il s’est séparé il y a quatre ans. Il revient en France pour régler les formalités du  divorce. Elle devait lui réserver un hôtel, mais elle ne l’a pas fait. Elle dit lui avoir envoyé un mail qu’il n’a, dit-il, jamais reçu. Qui croire ? Il sera donc hébergé dans la maison où il a vécu avec elle. Marie vit avec un nouveau compagnon, Samir, et 3 enfants : deux filles dont Lucie, adolescente, qu’Ahmad a élevées, mais dont il n’est pas le père. Un petit garçon, fils de Samir dont la  femme, Céline, est dans le coma, suite à une dépression.

Ahmad fait penser au personnage de Théorème de Pasolini. Le film commence avec son arrivée et se terminera avec son départ. Sa présence va provoquer une série de révélations, de dits et de non dits, de silence, d’agressions, de cris et souffrances. A la différence du personnage de Pasolini Ahmad est directement impliqué dans ces histoires, à la fois membre de cette famille, témoin, victime et acteur. Sa présence sert de révélateur, on pourrait même dire de détonateur. Chaque personnage va être confronté à la vérité, la sienne et celle des autres : pourquoi Ahmad et Marie se sont-ils quittés ? Qui est Samir ? Marie et Samir s’aiment-t-ils vraiment ? Pourquoi Lucie ne le supporte pas ? Quelle est la cause de la dépression de Céline ? De ce point de vue, le réalisateur est un formidable scénariste : il manie avec brio le jeu avec la vérité, le suspens et les surprises, les retournement de situations, la progression du récit qui balade le spectateur au point qu’il ne sait qui croire,  pris dans le jeu aliénant des personnages. Le passé est aussi un film policier.

Comme le disait Jean Renoir dans la Règle du jeu, « ce qui est triste, c’est que chacun a ses raisons ». Chaque personnage ici est  à la fois crédible et suspect. Il n’y a pas les bons d’un côté et les méchants de l’autre. Il n’y a ni héros, ni salauds,  ni vainqueurs ni vaincus dans cette histoire. Les personnages sont traités à égalité et pour eux-mêmes, chacun devenant à tour de rôle le personnage principal du film. Chacun est avec ses manques, ses contradictions, ses aveuglements, ses doutes, ses silences, ses larmes, ses cris… Si bien que la vraie violence contenue dans le film n’est pas entre les personnages mais à l’intérieur de chacun d’eux. Leurs propos, leurs paroles,  loin de les libérer et de leur permettre d’y voir un peu clair, les enferment, les broient, les font souffrir. Le langage, les mots qui devraient permettre de se comprendre sont source de tous les malentendus, de déchirements, de violences. On pense bien sûr à Bergman dans  Scènes de la vie conjugale, qui  fait dire à Johan, le mari : « Nous sommes des analphabètes du sentiment ».  C’est quoi, se parler ?

Le cinéaste n’élude pas la question. Car il sait que le cinéma, ce ne sont pas que des mots. On aura remarqué que la plupart du temps, les corps s’évitent, se tiennent à distance, se frôlent. Et lorsqu’il y a contact, c’est la violence qui surgit accentuée par la bande son (portes qui claquent, bruit strident de la perceuse qui casse la contemplation d’une photo où l’on voit Ahmad et Marie jeunes et aimant…). Pourtant des tentatives de contacts, ébauchés car porteurs d’un désir caché de paix, de lâcher-prise, d’amour, parsèment le film. Il y a le sourire de Marie et d’Ahmad qui se rencontrent de chaque côté de la vitre à l’aéroport, il y a la main de Marie posée sur celle de Samir qui s’en détachera au changement de vitesse,  il y a la main de Samir posée sur le dos d’Ahmad penché sous l’évier pour en nettoyer le siphon, il y a la main de Marie sur celle de Lucie qui vient s’étendre à côté d’elle… Autant de petits cailloux qui nous guident vers la séquence finale.

Samir a emporté à l’hôpital des parfums que Céline aimait parce que, lui a-t-on dit, pour une personne dans le coma, « c’est l’odorat qui part en dernier ». Le médecin lui annonce qu’ils ont été sans effet, et au passage, on apprend que seulement deux ou trois de ces parfums ont été testés. En plan-séquence, le seul d’un film très découpé,  la caméra, qui reste à l’extérieur de la chambre, laisse entrer Samir qui en ressort avec la boite de parfums.  On le suit dans le couloir. Il s’arrête et revient vers la chambre. La caméra entre avec lui et on découvre le visage de Céline dans le coma. Il se parfume le cou de son parfum, remonte le lit en position assise, s’approche de son visage et lui fait respirer son parfum en lui disant : « Si tu ressens quelque chose, serre-moi la main ». Une larme coule, discrète (3), sur le visage de Céline pendant que la caméra vient cadrer la main de Céline qui tient celle de Samir. « Céline m’a parlé » pourrait dire Samir,  à l’image des derniers mots d’un autre film de Bergman qui s’intitule précisément  A travers le miroir  : « papa m’a parlé » !  Le « dire vrai », au delà des mots ou entre les mots.

A la différence de Une séparation son film précédant, Asghar Farhadi utilise très peu la caméra portée ; bien au contraire, il compose des cadres extrêmement tenus. La caméra est le plus souvent sur pied et il va jouer des champs et contre-champs assez serrés qui vont accentuer la confrontation entre les personnages. Autant Une séparation  pouvait donner l’impression d’un documentaire, comme si la caméra portée suivait les personnages, ici, c’est le contraire : les personnages sont enfermés dans les cadres, ils s’y débattent à l’intérieur, lestés par un hors-champ, on l’a dit,  qui pèse sur chacun d’eux, leur passé dont ils ne sauraient faire fi. « Il n’y a qu’à oublier », proclame Samir qui n’en croit pas un mot,  pour vivre au présent, pour envisager l’avenir. Le réalisateur laisse cette question en suspend, chaque personnage se retrouvant à la fin du film avec lui- même : Ahmad qui repart à Téhéran, les enfants qui jouent avec l’hélicoptère, Lucie, puis Marie, seules, qui le regardent partir. On se souvient  aussi du dernier plan de  Une séparation  qui laissait la mère et le père,  seuls, face à face. Mais ces nouveaux départs dont on ne saura rien, sont riches de l’expérience  vécue, par et dans le film. C’est aussi le cas  du spectateur qui, lui non plus n’en sort pas indemne.

Guy Baudon, juin 2013

 (1)Le hors-champ : espace qui entoure le champ, lequel est découpé par le cadrage. Le champ/contre-champ consiste à montrer en alternance deux personnes qui dialoguent.

(2) Je n’avais jamais ressenti à ce point, dans la première demi-heure du film, combien les personnages que l’on découvre sont lestés de leur passé que nous ne connaissons pas, qui nous les rend opaques.  Ce n’est que peu à peu que nous apprendrons à travers les dialogues, les fragments de leur histoire et de leurs histoires que le spectateur devra assembler. A la manière d’un film policier,  dont le réalisateur maîtrise parfaitement les codes.

(3) On aura remarqué que les yeux des personnages sont souvent humides, remplis de larmes qui ne coulent pas. On a vu que Samir se met souvent des gouttes dans les yeux. La larme qui coule sur le visage de Céline est signe du lâcher-prise nécessaire au contact qui suit et qui dit que la vie est là, invisible précisément.

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