Guy Baudon (avatar)

Guy Baudon

Réalisateur films documentaires, enseignant cinéma

Abonné·e de Mediapart

71 Billets

0 Édition

Billet de blog 15 avril 2011

Guy Baudon (avatar)

Guy Baudon

Réalisateur films documentaires, enseignant cinéma

Abonné·e de Mediapart

"Dérobées", un film de Pascaline Simar

Guy Baudon (avatar)

Guy Baudon

Réalisateur films documentaires, enseignant cinéma

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Ce film est un voyage dans les Balkans, plaque tournante des trafics de femmes à l'intérieur de l'Europe. Situaltions du quotidien, images figuratives, questionnaires et formulaires administratifs... Dérobées propose sur un mode sensible une analyse politique du trafic des femmes en Europe.
Des centaines de milliers de femmes et mineures sont aujourd'hui victimes de trafics sexuels à l'intérieur de l'Europe. Ce sont des femmes de toutes origines, de la campagne comme de la ville, parfois non diplômées, parfois très diplômées. Elles ont en commun de s'être mises en route pour un avenir meilleur. Une fois prises au piège, toute résistance de leur part est vouée à l'échec...

Mais quel est ce silence ?

Voici le courrier que j’ai adressé à Pascaline, la réalisatrice.

Je voulais simplement te dire que ton film était magnifique. Je savais que le temps de la gestation avait été long, très long, avec le risque, me disais-je, d’un film en fin de course, parce qu’un jour il faut bien finir. Or en voyant le film j’ai eu le sentiment absolument inverse : comme s’il s’était au fil des mois épuré pour devenir un petit chef d’œuvre. Ta rigueur, ton obstination, ta recherche de la vérité (n’ayons pas peur des mots !) s’inscrivent sur l’écran plan après plan.

Ce qui m’a d’abord frappé, c’est cette disjonction très maîtrisée de la bande image et de la bande son, qui nous situe entre les deux et nous permet de construire nos propres images. Et on sent bien que si cette disjonction est voulue, elle n’est pas une forme plaquée de l’extérieur sur un sujet : elle s’impose, impérieuse et nécessaire pour traduire ta recherche, ta petite musique intérieure qui fait vivre le film et qui nous touche, provoque notre imaginaire (sachant que le rêve peut se transformer en cauchemard pour toutes ces femmes) et nous fait réfléchir. Du coup, les images elles sont dans nos têtes et ne nous quittent pas quand le film est fini. On n’a pas envie de « passer à autre chose » ! C’est en cela, évidemment que ton film a une dimension politique : non des réponses, mais un autre regard qui oblige à réfléchir (c’est à dire « fléchir deux fois » comme le rappelle maître Jean Luc !)

C’est aussi un film qui s’écoute. Les plans images qui durent, de nuit, de jour, beaucoup d’extérieurs, quelques intérieurs qui voilent et dévoilent la réalité brutale vécue par ces femmes. Et la bande son très travaillée, avec cette partition sonore et musicale et ces voix qui dans des registres différents disent le réel. Voix douces, chaleureuses qui évoquent, racontent (on pense à Duras, Blanchot…), énoncent la règle (l’administration : nom, prénom… On pense à Lanzman à la fin de Sobibor, lisant interminablement le nom des déportés)

Je n’aime pas trop dire ça, mais je le dis : c’est pour moi un film de femme. Et c’est aussi cela qui me touche. La violence contenue dans le film n’est jamais réduite ; elle n’est pas étudiée, analysée, montrée à coup de témoignages dont on sait que leur mise en scène frise souvent l’obscénité. Elle est. Bien présente, scandaleuse, dégueulasse (« qu’est-ce que c’est dégueulasse » ? demandait Patricia/Jean Seberg à Michel Poiccard/Belmondo qui évidemment ne répond pas mais auquel tout le film, et ton film, tente de donner une réponse). Le constat est bien là, clairement énoncé, mais sans aucune violence (beauté des voix, de leur grain), avec une grande douceur. Et c’est cette beauté là, celle du film, qui nous permet de ressentir le vécu d’une violence sans nom vécue par ces femmes. Pour tenter d’approcher l’innommable, il n’y a que la beauté, que l’art. Je le savais ; ton film le montre.

Je pense que les échanges qui suivront le film seront magnifiques parce que la forme du film, ton travail sur la représentation enclenchera chez le spectateur du silence, de l’écoute et que chacun devra risquer sa parole.

Un mot sur le titre : « dérobées » ; il s’agit des femmes, certes. Mais le mot caractérise aussi le film qui à la fois se donne et se dérobe : il évite les réponses, cherche les écarts, les pas de côté, imprenable. Noyau dur qui résiste et nous engage, quelque chose d’essentiel et d’universel : « qu’est-ce que c’est être humain ? » N’est-ce pas, au bout du compte, le seul sujet qui vaille ?

Guy Baudon, 8 avril 2011

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.