« Le maire ne sert à rien mais il faut le garder ». Cette phrase lancée au cours d’une émission de radio révèle combien l’utilité de l’inutilité serait une figure dérisoire du pouvoir. Entre les moqueries parfois acerbes et les indignations virulentes, il n’y a plus de place pour l’utopie, pour le rêve d’un autre avenir de société, le politique risque d’être réduit à un rebut de l’imaginaire collectif. Au Brésil, une image de la présidente a circulé sur Internet : elle est assise sur le trône d’un WC, c’est ainsi qu’elle gouverne. On oublie que l’empereur Napoléon Ier distribuait des ordres à ses maréchaux le postérieur posé sur un fauteuil percé. En France, railler les hommes politiques est une tradition, aujourd’hui il ne s’agit plus des plaisirs de la parodie publique mais d’une acrimonie de plus en plus obsessionnelle qui rassemble et excite les rancœurs. Celles-ci émergent lors de ce nouveau genre de manifestations dans lesquelles s’énoncent autant les haines racistes que l’antiracisme des bien-pensants. Que l’on soit « pour », que l’on soit « contre », ce qui compte est d’afficher une opinion. Et la masse d’opinions qui s’expriment sur Internet vient consacrer la croyance en la liberté d’expression de chacun.
On se souvient de cette scène légendaire : lorsque, dans la foule, un homme a crié « mort aux cons ! », le général De Gaulle a répondu « vaste programme ! ». L’élégance de l’humour peut détourner le sens d’un juron. Aujourd’hui, la dérision tourne le plus souvent à la grossièreté. Les conflits, les oppositions mais aussi les passions et les idéaux sont projetés sur la scène publique sans autre distinction que celle d’une ironie de plus en plus méprisante. Ce n’est plus la crise perpétuelle des valeurs, morales ou républicaines, mais la danse de Saint Guy des opinions qui persuade tout un chacun de la légitimité de son mécontentement. L’immédiateté des réactions dynamisée par les mises en scène médiatique de l’état de la société laissent croire en une effervescence de cette liberté de jugement. La représentativité politique des élus prend un coup de vieux et la dérision conforte le scepticisme ambiant à l’égard même de l’éligibilité.
Les mots usuels, pour ne pas dire traditionnels, du langage politique subissent, comme les paroles échangées dans l’espace public, « une surveillance juridique ». Du coup, on ne sait plus dans quel sens joue l’ironie. Ce n’est pas un hasard si actuellement le « coup d’état linguistique » qu’imposent les études de genre – ce qu’on appelle le « genré » – se présentent comme une redistribution idéologique du sens. Des pâtissiers brésiliens ont changé la désignation d’un gâteau « négresse folle » en « gâteau de femme d’origine africaine atteinte de troubles neuropsychiatriques ». En France, c’est l’affaire de la « quenelle »… L’usage symbolique de certains mots est pris dans un tel encadrement juridique que la dérision devient une obligation d’échange. A force de vivre les rapports humains d’une manière « politiquement correcte », la raillerie ne peut que s’enliser dans la jubilation d’une diffamation sournoise. Chacun peut accuser l’autre d’être ou de ne pas être « politiquement correct ». Tourner en dérision n’importe quoi devient un principe réversible. Autant dire que la violence ne vient plus d’une menace extérieure au « corps social » mais plutôt d’un risque de pourrissement interne.
Cette atmosphère d’ironisation conventionnelle finit par donner le coup de grâce au désinvestissement du politique. A force d’entendre ou de lire une quantité croissante de moqueries obscènes, l’humour ne devient plus qu’une véritable machine de destruction du sens. Dans le cadre de ce prosaïsme conquérant, les représentants du pouvoir politique apparaissent comme des pantins assignés à figurer leur incompétence. Ce qui est inquiétant, c’est l’esprit de sérieux que stimule cette ironisation systématique. En se voulant objective, l’ironie est moralisatrice. La rationalité critique disparaît au profit d’un consensus obligé qui met en équivalence toutes les intentions manifestées – ce qu’on n’ose plus appeler sans faire ricaner, le programme. Le leader politique est objet de raillerie parce qu’on lui reproche de ne pas accomplir ses devoirs, de ne pas tenir ses promesses. C’est sa souveraineté en trompe-l’œil qui lui assure une transparence sujette à tous les quolibets. Il aura beau dire, il aura beau faire, l’incrédulité ambiante trouve dans l’aigreur provoquée par les fausses promesses accumulées sa légitimité d’une dérision bien partagée. Mais celle-ci peut s’inverser en algarade, car la virulence de l’acrimonie collective est une force de masse pour le leader qui sait l’utiliser.
Henri-Pierre Jeudy, sociologue, directeur de recherches au CNRS