"Quand je dis "nous communistes", bien plus encore quand je pense à Lénine (c'est à sa pensée que je pense, non à ses statues précaires, même si personne jamais ne me fera dire "Saint-Pétersbourg") ou à la révolution russe, ce n'est pas au Parti que je pense, Parti que j'ai toujours combattu, toujours tenu pour ce qu'il n'a jamais cessé d'être : le lieu d'une politique à la fois hésitante et brutale, d'une arrogante incapacité. Encore moins s'agit-il de l'URSS, grise totalité despotique, retournement d'Octobre en son contraire (la politique sous condition de Lénine, la saisie insurrectionnelle, basculées dans la cécité policière de l'Etat). Les décisions de la pensée, et ce qu'elles emportent de nomination plus ou moins secrète, sont antérieures aux figures institutionnelles. La présentation, multiplicité sans concept, n'est jamais intégralement prise dans la représentation. Non, il n'était pas question des entités localisables, des appareils ou des symboles. Il y allait de ce qui a pouvoir de nous tenir debout dans la pensée. Car c'est pour la pensée en général qu'il n'y avait d'autre "nous" concevable qu'à l'enseigne du communisme. "Communisme" nommait l'histoire effective du "nous"."
Alain Badiou, "D'un désastre obscur", Editions de l'Aube, 1998.