Il portait un bleu de travail usé au niveau des genoux. Ses yeux sombres et son teint métissé d'Orient contrastaient avec la grisaille anglaise qui commençait dès le jour naissant à envahir le campement des indignés de Bristol. Il s'appelait Nima, était indigné et iranien d'origine. Le café brûlant offert par les badauds brûlait ses doigts chétifs et raffinés, trahissant ainsi son port illégitime de l'habit ouvrier. Si l'on n'y avait prêté attention, l'image d'Epinal aurait fontionnée. Un imaginaire déjà colonisé par la figure tragique de l'exploité se serait mobilisé, et avant même de l'avoir écouté nous l'aurions pourvu de la sagesse des exilés qui regardent, nos sociétés et ses travers honteux auxquels elle tient tant, avec les yeux naifs de l'enfant.
Est-il conscient de son pouvoir? La réponse vient à midi, lorsque le zénith apporte son lot de journalistes en pause déjeuner. Il est de suite repéré, comme une sorte de prêt-à-l'emblème. La demi-heure qui suit est celle d'un homme soudainement affairé sous les regards méticuleux et objectifs des investigateurs. Il propose un rassemblement impromptu non inscrit à l'ordre du jour, s'empare des feutres trainants pour tracer au hasard des espaces libres sur les cartons les cris percutant du dit mouvement. Opinant du chef, les détenteurs de la parole légitime en conviennent entre eux: c'est exactement comme ils l'avaient imaginé. Les tableaux d'informations publiques rédigés à la craie, le planning des assemblées, la collecte des eaux de pluie, l'emploi d'energies solaires, et le contraste insoluble entre l'apparente pauvreté et l'incroyable dimension progressiste qui nous rapproche du scoop. Tout s'offre à eux comme des images tournées à l'avance en studio et qu'il ne resterait plus qu'à ressaisir sur le terrain. La machine lancée, l'élément prometteur du groupe ne peut s'arrêter. Ni la séance photo, ni l'interview caméra ne briment son ardent désir de satisfaire les attentes les plus concensuelles permettant de reléguer le mouvement comme la prolongation d'un ancien, lui-même prolongeant un autrement plus ancien...en somme, la production de la banalisation.
Si un commun accord règne entre le manipulateur de symboles et celui qui s'en prétend son décodeur, c'est que tous deux ont en partage le même imaginaire. C'est comme si le campement c'était transformé en la célèbre photo du Che Guevara de sorte que les contours effraient mais que le coeur, plein de ses couleurs chaudes, rassure. Comme si la sérigraphie warholienne s'était dépéchée de réduire le présent et ses potentialités à ses traits essentiels, ramenant ainsi le contenu à son niveau minimal. Comme si la poésie du moment avait été écrite à l'avance.
Le poétique peut parler du futur parce qu'il parle de l'essentiel. Mais précisément aussi pour cette raison, le poétique ne parle pas du mouvement. Il parle de l'harmonie d'un moment, et rend belle la faiblesse. C'est pourquoi le politique ne doit en rien être précédé par le poétique. Car le politique, lorsqu'il interrompt sa monotonie pour rechercher le sens de ses fondements, a la responsabilité de reconnaître la faiblesse, sans la beauté du poétique. Il doit voir le brutal, l'obscène, l'immonde, tout ce que la société s'efforce de cacher. Le politique ne partage pas le plaisir qui naît de la beauté poétique. Il subit le dégoût pour l'affronter et s'en guérir.
L'indigné qui regarde donc dans l'anthologie esthétique du militantisme, ajourne l'élément du politique qui fait irruption. Il le fixe dans les formes poétiques préconçues qui hantent son imaginaire, et le renvoie dès lors dans la dimension de l'inactuel. Il a beau être présent physiquement, camper là chaque jour depuis une semaine, le sens du politique par lui a été ajourné.Le mouvement est cerné par le rythme du poétique qui dicte au rêve éveillé qu'est le politique, les frontières qu'il ne doit pas dépasser s'il veut éviter à tout prix de se réveiller. Voilà "La nuit en plein midi"(Aragon).
Cette soumission du politique au poétique fonctionne,vous l'aurez compris, comme une idéologie. L'imaginaire rationnel et poétique vient coloniser un réel mouvant et imprévisible pour lui donner la forme et la beauté qu'il n'a jamais possédé qu'un instant. Le plaisir que l'on prend à cette beauté est sans aucun doute l'obstacle qui empêche le politique de surmonter le poétique.Il conduit à figer l'élan premier du politique, le moment où la misère sort de ses taudis et n'a pas la moindre trace de beauté. L'aboutissement du politique passera donc par un renoncement aux beautés et délices du poétique.
"Vous n'avez réclamé ni la gloire ni les larmes/ Ni l'orgue ni la prière aux agonisants/ Onze ans déjà que cela passe vite onze ans/ Vous vous étiez servis simplement de vos armes/ La mort n'éblouit pas les yeux des partisans".