Je ne connais pas son nom. En même temps, ce n’est pas comme si je pouvais le deviner. On ne s’est jamais adressé la parole. Pourtant, ça fait un an qu’on se voit assez régulièrement, souvent tard le soir. Quand je sors du métro, j’ai tendance à faire le chemin qui me reste à pied, plutôt que d’attendre le tram. C’est dans ces moments-là qu’on se croise. Souvent, je presse le pas, j’évite de croiser son regard et en même temps, je fais mon possible pour l’observer. Ma mère a fait son possible pour m’élever correctement, aussi je me rends bien compte que ce n’est pas très poli. Du coup, je fais mon possible pour assouvir ma curiosité le plus discrètement possible. Je ne crois pas, pourtant, que ce soit bien mieux. Pas plus respectueux en tout cas.
Elle a le visage émacié, les joues creuses, on devine un corps rachitique sous des vêtements mités. Elle n’a pas l’air bien grande, mais je ne pourrais pas non plus en jurer ; je ne l’ai vue qu’assise, je crois. Toujours au même endroit, au centimètre près. Elle campe sur une grille d’aération, au milieu du trottoir. Je n’ai jamais été vérifié, mais je crois que c’est parce qu’elle doit expulser de la chaleur. En tout cas, je ne vois que ça. Les gens la considèrent sans doute comme une SDF, mais je ne sais pas, peut-être que pour elle, cette grille, c’est son chez elle. Dans tous les cas, elle n’a pas de toit.
Comme à chaque fois, je pense à mon appartement à moi, qui m’attend. Je pense à mon chauffage, qui doit quand même être plus efficace que son air chaud. Surtout, je pense à mon lit, à mes draps. Elle n’a que des emballages en carton et du papier journal. Moi j’ai un lit, voilà. Pire, même. J’en ai deux. Parce que mes parents voulaient avoir la possibilité de venir me voir, j’ai un canapé clic-clac qui sert une fois l’an. Alors, je me dis, juste avant de la dépasser… « En vrai, ça me coûterait quoi, de lui proposer de venir chez moi ? Elle pourrait prendre une douche, ça lui ferait du bien. Juste une nuit, ça serait bien. » Mais je ne propose rien. Je n’ose pas. Trop lâche. Elle pourrait me voler, ou je ne sais quoi. Et puis, qu’est-ce que c’est, une nuit ? Qu’est-ce que ça va bien pouvoir changer à sa vie ? Et de toute manière, pourquoi je l’aiderais elle et pas les autres ? Rien que dans le métro, trois sont passés. Ils ont fait la manche, toujours de la même manière. En s’excusant. Ils ont beau jeu de s’excuser, n’empêche qu’ils sont là, avec leurs histoires, à nous culpabiliser ; nous, on voudrait bien, mais on ne peut pas tous les aider. Je me rappelle de phrases très dures d’un collègue à l’égard d’un mendiant qui s’était stratégiquement posté à côté du distributeur de billets que nous avons l’habitude d’utiliser. Cette violence m’avait surpris, mais je crois qu’elle peut facilement s’expliquer comme un aveu d’impuissance.
C’est bien vrai, on ne peut pas tous les aider. Mais ça ne change rien. Elle, je pourrais. Au moins pour une nuit. Ne serait-ce que lui proposer. Peut-être que c’est elle qui refuserait. Par fierté. Par peur. Après tout, j’ai autant d’être un psychopathe qu’elle une cleptomane.
Quelle est sa place, dans la République ? Je me le demande de plus en plus, à l’heure où son sort indiffère. Je ne me rappelle pas d’une déclaration récente d’un responsable politique en la faveur des sans-abri. Je ne dis pas que rien n’est fait, ça serait insulter le travail de ceux qui agissent, que je sais nombreux et devine dévoués. Mais ma constatation reste. J’ai l’impression qu’ils sont sortis du débat, qu’il soit politique ou simplement public. Son sort n’est pas à l’ordre du jour des grands agendas ou des agendas des grands. C’est dommage.
Je l’ai dit, je ne connais pas son nom. Parfois, je me demande si quelqu’un, quelque part, le connaît. Ce soir, une autre pensée me trouble. À force de se faire ignorer, ne l’a-t-elle pas oublié, elle aussi ? C’est peu probable, mais ça me secoue. Alors je me force, je plante mon regard dans le sien. « Bonsoir. » Elle me répond. Et c’est tout. Ça s’arrête là. C’est moins bien que mon lit clic-clac, il faut l’avouer. Mais ça lui a fait plaisir, je crois.