Dans l'émotion médiatique qui entoure la mort de François Cavanna, la force de sa présence physique est toujours évoquée en même temps que ses talents littéraires et son esprit tellement caustique, tellement frondeur. Ses traits ciselés, la moustache qui structurait son visage, la chevelure blanche rejetée en arrière, sa grande stature composaient de fait une allure unique. François Cavanna était un homme reconnaissable entre tous et que nous avions tous l'impression de connaître.
Pour ma part, je voudrais parler de ses yeux car l'homme se trahissait à travers son regard. François Cavanna faisait partie de ces personnalités si rares qui plongent leurs yeux dans les vôtres, les scrutent et ne les lâchent pas tant que le travail d'exploration n'est pas terminé. Ses yeux clairs étaient perçants et brillants, vifs et curieux. Ils exprimaient surtout une profonde humanité.
La première fois que je l'ai rencontré lors du mariage de Sylvie, ma belle sœur, avec son fils Laurent, j'ai presque ressenti une sensation d’intrusion, comme s'il avait le pouvoir de lire dans le cerveau de la jeune mère et jeune archiviste que j'étais. La conversation nous avait immédiatement conduit vers les Archives nationales et j'avais été impressionnée par sa culture historique et sa connaissance de notre monde. François Cavanna, le révolté, le dissident féru d'histoire, connaissait parfaitement les arcanes de cette institution, si vénérable et qui aurait pu lui apparaître si conservatrice. Bien plus, il manifestait envers cette "gardienne de la mémoire" du respect et ceci m'était apparu comme une forme de paradoxe.
J'ai retrouvé François Cavanna des années plus tard dans ces mêmes Archives nationales dont j'étais devenue directrice. Un moment festif était organisé à l'occasion du lancement de l'ouvrage : " Ils sont devenus français " dû à deux journalistes du Nouvel Observateur, Doan Bui et et Isabelle Monnin, à partir des dossiers de naturalisation conservés dans nos dépôts. Le dossier de naturalisation de son papa « y dormait bien au chaud dans un casier » comme il le disait si joliment et il faisait partie des personnalités dont l'itinéraire familial était retracé. En ce soir du mois de novembre 2010, Je l'ai vu arriver voûté et hésitant sur les pavés de la cour de l'Hôtel de Soubise. Avant le début de la cérémonie, nous l'avons conduit à quelques uns, avec une légère crainte en raison du froid glacial qui y régnait, dans les Grands Dépôts, ces lieux majestueux qui abritent les documents les plus anciens des Archives nationales, notamment ceux de l'époque mérovingienne qu'il racontait avec tant de truculence et d'érudition. Jean Daniel qui présidait la cérémonie était déjà là. La rencontre entre ces deux personnalités fut extraordinaire : deux grands fauves à la crinière argentée se regardaient, se reconnaissaient et prenaient possession des lieux qui s'animaient à travers eux.
Le regard de François Cavanna parcourait les rayonnages chargés de cartons remplis de parchemins, s'attardait sur telle ou telle reliure. Ses yeux brillaient de la flamme du découvreur. Il respirait l'odeur unique des archives : papier, cuir, poussière du temps. Sa silhouette s'est redressée et s'est allongée dans la pénombre des Grands Dépôts. Il était grand, heureux, de nouveau dans la force de l’âge. Nous tous présents étions incroyablement émus par la beauté unique du moment et aussi, je crois, parce que le regard qu'il portait sur nos précieuses archives nous confortait et nous réconfortait dans notre mission quotidienne.
François Cavanna a rejoint l'histoire qu'il aimait tant. Ses œuvres, ses écrits, ses dessins reposent déjà sur les étagères des bibliothèques mais n'y dormiront pas. L'homme écrivain revivra à travers eux perpétuellement comme le dossier de son père se réveille à chaque fois que quelqu'un l'ouvre.
Telle est la force de l'écrit, François Cavanna le savait, mais la vivacité de son regard nous manquera.