Nous sommes quelques-uns à partager sur les réseaux sociaux l’envie d’améliorer le sort des Tsiganes. La tâche est énorme ; le rapport de la Commission nationale consultative des droits de l'homme montrait en avril 2014 que 82% des Français sont hostiles aux Gens du Voyage et 87 % hostiles aux Roms migrants. Comprendre les raisons de cette hostilité, ses ressorts et mécanismes politiques et médiatiques pourrait nous permettre d’améliorer le dialogue, changer cette perception des Tsiganes et Gens du Voyages comme des groupes « à part », ramener l’apaisement dans notre société commune.
Parmi les rares bienveillants, d’assez nombreux photographes viennent nous proposer leurs travaux, nous montrer leurs photos, nous annoncer leurs expositions.
J’ai pensé qu’il était légitime d’avoir avec eux des échanges sincères afin qu’ils entendent notre parole, nous qui sommes concernés par ces clichés de groupes sociaux auxquels nous sommes peu ou prou identifiés, ces petits cousins et cousines, si souvent pathétiques et depuis si longtemps maudits.
Les Dépêches Tsiganes du 12 mars dernier ont mis en ligne un article remarquable écrit par Isabelle Ligner sur la vie de Luis Navarro Vega, photographe chilien, el amigo foturi, l’ami photographe en romani, qui (sous la dictature de Pinochet) sortait au péril de sa vie, le Pentax sous son blouson, pour témoigner de la répression dans les quartiers les plus pauvres http://www.depechestsiganes.fr/chili-luis-navarro-vega-photographe-resistant-photographe-des-gitans/ C’est de ce type de rapports où se manifestent la confiance et l’amitié entre le photographe et les Tsiganes que nous avons souhaité discuter.
En France et dans les pays européens, de nombreux photographes sont allés à la rencontre des Roms dans les rues des villes et des bidonvilles, et à la rencontre des Gens du Voyage sur les aires d’accueil, de grand passage ou leurs lieux de travail.
On trouve sans difficultés sur Internet les travaux de Marc Melki, d’Eric Roset, de Joakim Eskildsen, de Philippe Zwirn, de Jeanette Gregori, d’Hubert Marot, de Jean-Luc Nail et d’autres encore.
On a pu voir leurs travaux évoluer au fil du temps et des liens qu’ils ont su tisser avec les populations tsiganes. Leur démarche d’où ressortent la créativité artistique, le respect et l’intérêt témoignée aux Roms et aux Voyageurs, nous amènera sans doute à écrire pour chacun d’eux, et avec eux, des billets intéressants qui permettront aux lecteurs de mieux comprendre et partager leur travail. Ils ont su se dégager du « pittoresque » pour saisir « l’objectivité dans l’objectif » avec quelques pincées d’humour, de complicité, de compréhension et de générosité.
A côté de ces travaux de dialogue et de réflexion, des milliers, bientôt des millions de photos dont on ne connait pas toujours l’auteur sont mises en ligne sur Internet et nous montrent les Roms et les Gens du voyage. De fait, la totalité de ces photos nous montrent un seul aspect de ces populations : la misère.
Trop souvent, je ne ressens que la gêne et l’ennui. Je suis embarrassé par ces maladresses et ce manque de respect de la vie privée. Je suis gêné qu’on me montre à voir les chambres à coucher, l’intérieur de ces pauvres cabanes, l’intimité de ces gens révélée à un public planétaire alors que le photographe ne les a pas prévenus de l’usage qu’il avait prévu d’en faire.
Il semblerait qu’on ne leur a jamais laissé le temps de se préparer, de se faire beaux, de procéder à la toilette et mettre un peu de maquillage, de passer un vêtement propre, d’emprunter un foulard, une chemise, un bijou. On les a pris et on les a surpris en photo.
J’ai vu dans ma famille et dans les familles proches de la mienne, des centaines de photos couleur sépia, noir et blanc, polychromes aux bords dentelés, sur lesquelles figuraient les grands-parents, cousins, oncles et tantes. Ils étaient souvent de condition modeste, mais tenaient à leur fierté, petit prolétariat respecté par les photographes, lesquels avaient la patience d’attendre qu’ils se débarrassent des « lumpen », des haillons qui leur suffisaient pour le travail, avant de les fixer sur la pellicule.
Je n’y ai pas vu une seule photo d’adultes affalés, de gamine crasseuse et déchevelée, de gamin au bec sale, pas une seule image prise en contre-plongée qui rend monstrueuse une taille un peu forte, un début d’obésité.
Pas une seule photo ne montrait ces déchetteries gigantesques, ces poubelles et ces épaves qu’on retrouve maintenant partout, sur Internet, dans la presse, dans les expositions, comme un milieu naturel, un écosystème obligatoire dans lequel vivraient les Tsiganes, parties prenantes de ces rebuts et déchets auxquels on finit par les assimiler. Jamais le petit oiseau qui sortait de l’objectif ne fut un oiseau de malheur.
Il y a dans ces albums de familles, comme chez les bourgeois, les ouvriers, les paysans, des photos ordinaires, émouvantes et parfois magnifiques avec les roulottes, les chevaux, le travail de l’osier, les familles réunies pour un baptême, alignées face à l’objectif, les petits devants, les grands derrière, et la sollicitude même dont les vieux et les tout-petits étaient entourés transparait sur le cliché. Souvent, comme la visite du photographe était rare, on regroupait le plus de monde possible sur la photo de famille.
Le photographe avait choisi un fond, un décor, neutre ou joli, quelques arbres, un mur, rien parfois, mais toujours la précaution était prise de ne pas associer les Tsiganes et la merde, comme les mitrailleurs contemporains du numérique les montrent invariablement, à longueur de milliers de photographies bâclées dans un capharnaüm de décharge publique.
Et même si les rapports sont lointains entre les Roms migrants et les Voyageurs français, je me sens concerné, blessé, humilié par cette forme d’humiliation collective, ces photos volées, cette violence faite à des gens vulnérables, ce voyeurisme numérisé qui sert de support et de justification au mépris, à la haine, au racisme, aux oiseaux du malheur noir.
On m’oppose la nécessité de témoigner de la Vérité avec un grand V majuscule, du devoir sacré de montrer la photo-réalité des bidonvilles. Je réponds à ces voyeurs qu’ils devraient conserver cette « vérité » de la crasse et des taudis, ces photos volées, dans leurs archives et permettre seulement qu’elles puissent être mises à la disposition des historiens, des sociologues, des familles elles-mêmes qui auront peut-être besoin de comprendre et revisiter leur histoire, car ce sont là des photos intimes, de la vie privée pour laquelle chacun a droit au respect, de manière imprescriptible, Tsigane ou Gadjo.
Cette impérieuse Vérité sacrée qu’il leur faut montrer, mettre en vitrine, diffuser sur internet, cette photo-réalité, à l’imitation de la télé-réalité, appelée aussi télé-poubelle, est mise à mal par les pratiques de la presse.
Le même cliché, bien trash, bien pathétique, servira à illustrer une expulsion à Bobigny, un reportage à Lille, un évènement de 2011 comme de 2015. Il ne correspondra en rien au contenu de l’article, si ce n’est par le texte de la légende, effrontément réécrit selon les besoins, et piétinant la déontologie, il montrera encore et toujours un Tsigane éreinté, hagard, sale, parmi les congères monstrueuses des déchetteries.
Cette facilité n’est pas innocente. Elle participe aux effets désastreux d’une communication irresponsable qui, en deux ans seulement, entre 2011 et 2013, a fait que le nombre de français considérant les Roms comme un groupe à part soit passé de 66 à 87%. Encore un effort et nous atteindrons les 100%, car qui, en dehors des rats et des Roms vivrait dans une déchetterie ?
C’est pourquoi, il m’arrive de secouer brutalement cinq années de puces aux chasseurs d’images et de gibier tsigane. Je leur demande de remiser leurs trouvailles de poubelles et de gadoues, d’en finir le trash, avec le voyeurisme, les gamines Lolita déjà engrossées, les tatoués obèses aux maillots percés, les mal rasés, les intimités de chambres à coucher, les mères qui donnent le sein, à leur enfant, pas à la planète entière.
Je leur suggère de devenir l’amigo foturi, l’ami photographe, celui qui donne des photos. Celui qui dépense l’argent nécessaire pour des tirages sur papier des meilleurs clichés afin d’offrir les photos aux familles concernées. Avaient-ils seulement pensé à le faire ? Avaient-ils pensé à rendre ces photos qu’ils avaient prises ?
Et je leur explique que les familles seront le meilleur jury de leur talent. Elles leur indiqueront les images acceptées, adoptées, voulues par celui, celle qui est photographiée, l’image qui légitime toute la démarche du photographe. Ces photos-là accompagneront les Tsiganes toute leur vie, et leurs petits-enfants les garderont précieusement. Avec des familles en état de vulnérabilité, de faiblesse, il faut être encore plus patient, respectueux, attentif et prévenant.
Nous avons tous dans nos familles ces abominables photos de malfaiteurs de face et de profils des carnets anthropométriques sur lesquels figurent nos parents et grands-parents. Nous savons trop bien comment la photographie sert aussi à surveiller et à punir et nous avons assez donné.
Nous avons besoin maintenant de vrais photographes témoins, comme le dit Luis Navarro Vega, avec un regard et un talent. Avec du cœur, aussi.