Dans son dernier ouvrage, De l'atome imaginé à l'atome découvert (Ed. De Boeck), co-signé avec Annie Grossman, le physicien Hubert Krivine poursuit le chemin engagé avec son précédent livre, La Terre, des mythes au savoir (Ed. Cassini). Dans les deux cas, en effet, il s'agit de passer au crible de l'histoire de découvertes majeures une vision sociologisante du règlement des controverses scientifiques. Le sous-titre du livre, Contre le relativisme, indique bien l'angle choisi. Résumons l'argument.
Soit une question débattue dans le milieu scientifique. Par exemple, plaçons-nous dans la deuxième moitié du 19ème siècle, où les scientifiques s'interrogeaient sur les atomes : existaient-ils vraiment ? Puisque la nature n'a pas encore donné sa réponse - sans doute parce qu'on ne lui a pas posé les bonnes questions ou que l'on n'a pas encore imaginé les bonnes explications - que peut faire l'historien des sciences ? A quoi lui servirait de se plonger dans le contenu scientifique de la controverse, puisque les scientifiques ne se mettent pas d'accord ? Il reste - ce qui après tout constitue le métier du sociologue - à observer ce qui se passe dans le milieu : quels réseaux se forment autour de la question débattue, quels rapports de force se construisent, quelles rhétoriques sont développées par les uns et les autres, etc. ?
De là à postuler - avec le bénéfice d'un effet de radicalité - que les controverses se règlent non par référence à ce qu'est la nature out there, indépendamment de nous, mais par des rapports de force in there, totalement dépendant de nous, il n'y a qu'un pas, que l'école de pensée dite relativiste a franchi allègrement. La science, dans cette conception, ne jouit pas d'un statut particulier par rapport à la vérité, elle n'est qu'un discours parmi d'autres, qui renvoie aux a priori des énonciateurs, un discours relatif. Cette façon de projeter la controverse scientifique dans le champ de la sociologie, voire de la politique, évacue par construction les contenus scientifiques en jeu – et prive en fait la pensée de toute compréhension du processus par lequel les connaissances scientifiques finissent pas se stabiliser. Car c'est bien cette stabilisation qui distingue les controverses scientifiques des controverses sociales.
Prenons l'exemple des systèmes d'enseignement. Entre la centralisation à la française, où les programmes sont unifiés à travers le pays, la décentralisation partielle à l'Allemande où les Länder disposent d'une certaine autonomie de contenus, et l'atomisation totale américaine, où chaque ville, voire chaque école, peut décider des programmes qu'elle offre, y a-t-il à rechercher une vérité de référence ? Il est toujours légitime de remettre en question le choix des modes de transmission des connaissances. C'est une affaire qui se débat, et se règle finalement à l'Assemblée.
Mais on ne vote pas les lois de la physique au Parlement. Depuis les années 1880, l'Académie des sciences a décidé de ne plus lire les manuscrits où des inventeurs plus ou moins illuminés prétendent avoir découvert la façon de réaliser un mouvement perpétuel : la cause est entendue, nous avons compris pourquoi c'est impossible, on n'y reviendra pas.
La stabilisation des connaissances scientifiques est le point aveugle de l'école relativiste. Au point qu'elle établit une barrière entre la science constituée, "ennuyeuse", et la recherche, "passionnante". Mais comment les résultats de la recherche finissent par constituer la science constituée, stable, si l'on se prive du verdict de la nature concernant nos conceptions théoriques ? La science n'est pas constituée de faits, mais de théories, d'explications, qui ont une portée plus large que l'ensemble des phénomènes à l'origine de leur élaboration. La mécanique de Newton contient le chaos déterministe, mais Newton ne le savait pas : cela ne fut compris qu'à la fin du 19ème siècle. Ces cadeaux de la formalisation constituent le moteur principal de la recherche. Ils permettent de prévoir des phénomènes non encore découverts, et là, le verdict de la confrontation à l'expérience est crucial. Exclure le rapport à la nature dans le choix des bonnes théories, c'est se priver de comprendre la dynamique de la science.
C'est justement à cette compréhension que nous introduit l'ouvrage de Krivine et Grossman. Prenant le parti-pris diamétralement opposé à celui du relativisme, ils font le pari, avec une grande érudition mais sans aucune pédanterie, que tout lecteur peut nourrir son imagination non seulement de la connaissance des rapports de force qui se créent au sein de la communauté scientifique, mais aussi, tout simplement, de la mise en perspective de la merveilleuse panoplie des idées que les scientifiques ont été capables d'inventer concernant la nature intime de la matière : continue ou discontinue ?
Je retiendrai ici les rudes débats qui ont agité la seconde moitié du 19ème siècle, où la question de l'atomisme est venue se confronter à celle de la flèche du temps, alors récemment formalisée sous la forme de la fonction entropie de la thermodynamique. L'aspect fascinant de cet épisode tient à ce que partisans et opposants de l'atomisme avaient de bonnes raisons pour défendre des points de vue opposés. Les thermodynamiciens s'appuyaient sur la science la plus récente d'alors pour placer la croissance de l'entropie comme loi fondamentale de la nature, alors que selon les lois de mécanique newtonienne, si une séquence d'événements a lieu, la séquence parcourue en sens inverse est toujours possible - contrairement à ce que postule la flèche du temps.
Ostwald est sans doute celui qui a su exprimer le conflit avec le plus de poésie : "La proposition selon laquelle tous les phénomènes naturels peuvent être finalement réduits à des phénomènes mécaniques [c'est ce que la théorie atomique suggérait, JT] n’est même pas à envisager à titre d’hypothèse de travail efficace : elle est simplement une erreur […] Toutes les équations de la mécanique possèdent cette propriété qu’elles admettent l’inversion du signe du temps. Autrement dit, des processus théoriquement parfaitement mécaniques peuvent se dérouler aussi bien à l’endroit qu’à l’envers dans le temps. Ainsi, un monde purement mécanique ne pourrait, contrairement au nôtre, contenir un avant et un après : l’arbre pourrait redevenir bourgeon puis graine, le papillon se retransformer en chenille, et le vieil homme en enfant. La doctrine mécaniste ne donne aucune explication sur le fait que cela ne se produit jamais, et ne peut d’ailleurs en donner à cause de cette propriété fondamentale des équations mécaniques; cela fixe le verdict à l’égard du matérialisme scientifique".
Boltzmann réussit a montrer en quoi la flèche du temps était une propriété émergente, propre aux systèmes comprenant un grand nombre de constituants, mais il ne parvint pas à convaincre majoritairement sa communauté - sans doute une des raisons de son suicide en 1905. Ostwald vécut assez longtemps pour prendre connaissance des travaux de Jean Perrin en 1912 concernant les 13 façons de mesurer le fameux nombre d'Avodagro, ce qui finit par le convaincre de l'existence des atomes tout en assurant à Jean Perrin le prix Nobel de physique.
La lecture de cet épisode, et de bien d'autres, souligne l'étroit réductionnisme sociologiste de l'approche relativiste : à chaque détour, on perçoit le rapport particulier que les sciences de la nature entretiennent avec celle-ci.
Et pourtant cette école de pensée continue de fonctionner, y compris dans les contextes les plus surprenants. Ainsi, dans le numéro du Monde du 21 mai 2010, Bruno Latour publiait un article dans lequel il affirmait : "nous avons parfaitement le droit de décider politiquement d'établir un lien de causalité entre les bouleversements climatiques et l'action humaine parce que nous avons reconnu collectivement que c'était le moyen le plus sûr de nous garantir contre des dangers encore incertains [...] Une fois prise cette décision (oui, c'est bien une décision), les climatosceptiques ne sont pas "irrationnels", ce sont simplement des adversaires politiques, parfaitement respectables, mais qu'il faut combattre tout en poursuivant les recherches."
C'est Claude Allègre qui se trouvait là en ligne de mire. Pour bien s'assurer qu'il ne s'agit pas, sous la plume brillante de Bruno Latour, d'un écart – voire d'une coquetterie – de langage, on peut se reporter à son livre Cogitamus, dans lequel il précise sa pensée. Citant Claude Allègre qui, dans une tribune du Figaro Magazine, le 29 novembre 2009, explique : « Faire croire sur la base de vaticinations à un siècle de distance qu’il suffirait de réduire les émissions de gaz carbonique, c’est non seulement scandaleux, mais criminel. Ces gens ne sont scientifiquement pas sérieux », B. Latour commente : « Comment voulez-vous maintenir la Démarcation [entre Faits et Valeurs (JT)] si un ancien ministre de la recherche, chercheur lui-même, multiplie les accusations contre d’autres scientifiques aussi calés que lui ? […] Tout cela fonctionnait tant qu’il n’y avait pas trop de dissidents chez les savants ».
Dans cette approche de la question du climato-scepticisme, Bruno Latour prend donc le « débat public et médiatique » comme reflétant fidèlement le « débat scientifique ». Il ignore donc le paradoxe - qui devrait passionner pour le coup un sociologue - selon lequel il n’y a pas de controverse dans le milieu scientifique sur l’origine anthropique du réchauffement climatique, alors que le débat fait rage dans les média. Ce tour de passe-passe, cette occultation, sont obtenus par une seule négligence - mais elle est de taille : Bruno Latour fait comme si Claude Allègre, parce qu’il est scientifique, faisait partie de la communauté des climatologues. Or il n’en est rien : Allègre n'a jamais publié le moindre article concernant la climatologie dans une revue à comité de lecture.
Ce qu'il énonce sur le sujet n'a que le statut d'un propos de comptoir – parfaitement légitime en tant que tel ! Avant de déclarer Claude Allègre adversaire politique, il est tout de même utile de comprendre que ses vitupérations, s'agissant du climat, sont celles d'un charlatan... Cela n'enlève rien à la qualité de ses contributions à la géochimie. Le débat public est fait d'opinions, le débat scientifique d'énoncés scientifiques, obtenus à partir de procédures et de protocoles de critique par les pairs. Cela ne garantit pas contre les erreurs, mais cela permet de les corriger assez rapidement lorsqu'il y en a.
Assez rapidement ? L'existence des atomes n'est universellement acceptée que depuis un siècle, alors que la question continu/discontinu a agité philosophes et scientifiques depuis 2000 ans. La promenade est donc longue, De l'atome imaginé à l'atome découvert. Comme elle est belle et passionnante, offrez-vous donc ce plaisir.
Jacques Treiner, physicien, ex-professeur à Paris-6, professeur à SciencesPo
♦ Hubert Krivine et Annie Grosman, De l'atome imaginé à l'atome découvert, préface d'Etienne Klein, De Boeck, 144 p., 19 euros.