Le départ de ce billet est une photo prise lors des années de séparation et de divorce - sort assez commun de nos jours. C'est le regard d'une enfant, prise en photo par son père, dans le studio qu'elle appelait à l'époque, et avec beaucoup d'affection, "la miniscule maison de Daddy". Epoque difficile, comme toute période de divorce ou de déchirement.
C'est pourtant une photo de bonheur. D'une jeune fille - avec certes beaucoup à gérer pour ses jeunes années, mais heureuse. Chez elle, chez son papa. Les soirs et weekends qu'elle passait avec son père, elle avait son lit de passage, qu'on repliait la journée pour optimiser l'espace. Elle est en train de croquer une madeleine Leader Price, toute contente, sur sa petite chaise à elle. On dirait une enfant roi, mais elle n'était pas difficile, comme si elle comprenait très bien que tout n'était pas simple.
Les premiers mois, il n'y avait pas la table qu'on voit installée en arrière plan, alors on improvisait : on posait le tableau des Nymphéas, que l'on voit accroché au mur derrière, sur des livres - ce qui faisait une très belle table. M'aidant à organiser les livres en piles, elle s'écriait : "c'est comme faire du camping!".
A l'époque, le taux de chômage battait son plein, mais j'ai pu travailler dans une école de langue à temps partiel, ce qui me permettait de vivre très simplement un temps. Quand je n'avais pas d'argent liquide pour nos weekends père & fille, je passais souvent, juste avant de récupérer la petite, au quartier de la Sorbonne, vendre une douzaine de mes livres au vieux patron du San Francisco bookshop, rue Monsieur Le Prince. Souvent il prenait tout ou presque, il n'y avait que du bon.
Cependant, j'ai accumulé des impayés, et l'hiver de la même année, la semaine avant qu'il ne soit trop tard, l'EDF coupait mon éléctricité. Après 13 années de factures payées tous les mois et de cotisations salariales, il suffisait d'une mauvaise passe pour que je n'aie plus le droit de vivre un tant soit normalement. Je me souviens encore de la jeune diplômée en tailleur grise, assez jolie, qui répétait "je suis désolée, mais on ne peut rien faire, c'est comme ça".
C'était un hiver difficile, mais souvent l'étudiant à l'étage au-dessus me permettait de monter me chauffer. Ma fille par contre, je ne pouvais que la prendre un samedi sur deux, pour la journée. Notre quotidien, notre vie de famille, n'existait plus.
Un matin de février, où il pleuvait des cordes, je devais me rendre comme d'habitude, dans une entreprise française de renommée internationale, donner des cours d'anglais à ses cadres supérieurs. Mais mes chaussures était complétément trouées, depuis plusieurs semaines déjà, et quand je marchais dans les bureaux avec des chaussettes mouillées, ça faisiat le bruit "scoueltch" ("squelch" en anglais). C'était mortifiant. Ce jour-là, je jettais l'éponge. Tout ça, pour revenir dans une studio de 16m2, sans lumière ou chauffage, et où je ne pouvais plus accueillir ma fille, pour manger des boites de conserves froides et du pain dans le noir et le froid, avant de repartir le lendemain. J'avais atteint ma limite. Dans des telles conditions, l'arrivée du printemps devient une sorte de prière. Mais ce n'est pas du misérabilisme de dire cela, et c'est sans amertume que j'y retourne. Il y avait une beauté et une foi -parfois baffouées certes mais toujours là, qui malgré moi me faisaient tenir. Je crois en vérité, que c'était le regard de la jeune fille que vous pouvez voir dans la photo.
Eventuellement, je "m'en suis sorti" comme on dit : j'ai pu remonter la pente, enchainer des petits contrats précaires, grimper, grimper... Aujourd'hui, c'est moi le cadre dans le beau bureau, en CDI depuis quelques années, qui part en vacances avec sa fille ce week-end. Elle aura bientôt 12 ans, une vraie pré-ado. Mais un week-end sur deux, et la moitié des vacances scolaires, c'est toujours avec autant de joie qu'on se retrouve.