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Jean Baubérot-Vincent (ce double nom est le résultat d'ajouter le nom de mon épouse au mien, puisqu'elle a fortement contribué à faire de moi ce que je suis). Professeur émérite de la chaire « Histoire et sociologie de la laïcité » à l’Ecole pratique des Hautes Etudes. Auteur, notamment, de deux "Que sais-je?" (Histoire de la laïcité en France, Les laïcités dans le monde), de Laïcités sans frontières (avec M. Milot, le Seuil), de Les 7 laïcités françaises et La Loi de 1905 n'aura pas lieu (FMSH)

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Billet de blog 21 juin 2013

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«Mon corps m’appartient»

Les trois Femen vont être rejugées aujourd’hui en Tunisie. Il faut espérer que ce nouveau jugement va infirmer la condamnation qui a été faite en première instance, que les juges vont percevoir, au-delà du geste, la question essentielle qui est posée : celle de l’autonomie, de la liberté des femmes, et notamment de la maîtrise de leur propre corps.

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Jean Baubérot-Vincent (ce double nom est le résultat d'ajouter le nom de mon épouse au mien, puisqu'elle a fortement contribué à faire de moi ce que je suis). Professeur émérite de la chaire « Histoire et sociologie de la laïcité » à l’Ecole pratique des Hautes Etudes. Auteur, notamment, de deux "Que sais-je?" (Histoire de la laïcité en France, Les laïcités dans le monde), de Laïcités sans frontières (avec M. Milot, le Seuil), de Les 7 laïcités françaises et La Loi de 1905 n'aura pas lieu (FMSH)

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Les trois Femen vont être rejugées aujourd’hui en Tunisie. Il faut espérer que ce nouveau jugement va infirmer la condamnation qui a été faite en première instance, que les juges vont percevoir, au-delà du geste, la question essentielle qui est posée : celle de l’autonomie, de la liberté des femmes, et notamment de la maîtrise de leur propre corps. Le meilleur service que l’on peut rendre à ces jeunes femmes ne consiste ni à s’indigner de leur action, ni à l’approuver, mais à réfléchir sur la domination de la femme par l’homme et à admettre qu’aucune société, jusqu’à présent, n’a véritablement résolu le problème.

Beaucoup de points de vue différents, louangeurs ou critiques, ont été portés sur les Femen. Etant capables de penser deux idées en même temps, je reconnais avoir moi-même un jugement ambivalent sur la façon dont elles ont choisi de défendre la cause des femmes. En revanche, je me sens totalement solidaire quand Amina, la jeune Tunisienne, écrit : « Mon corps m’appartient, je ne suis l’honneur de personne ». Je suis persuadé qu’Anima a tenu là un propos essentiel, une phrase qui restera dans l’histoire du long et difficile combat des femmes pour leur liberté. Et je voudrais souligner trois points.

Le premier point consiste à rappeler que le grave problème de « l’honneur » mal placé est plus culturel que religieux. Germaine Tillion avait déjà écrit des choses fortes à ce sujet. Et le (beau) catalogue édité par le Mucem : Au bazar du genre. Féminin/Masculin en Méditerranée (1) comporte, significativement, un chapitre sur ce code de l'honneur en Grèce. Nos sociétés sont de plus en plus pluriculturelles et il faut, après les droits politiques et économiques, se soucier des droits culturels ; cela ne signifie nullement que les cultures ne doivent pas changer. Et changer vers davantage de liberté pour tous.

Le second point, c’est que la laïcité française n’est pas, dans ce domaine, du bon côté de la barrière, comme certains voudraient nous le faire croire. Au contraire : la sociabilité laïque a été longtemps une sociabilité essentiellement masculine, et il en reste d’ailleurs pas mal de traces. UN seul exemple : il m’est arrivé de participer à des tables rondes où de superlaïques défendaient l’égalité des sexes et la mixité de façon très militantes. Le seul petit détail qui clochait est que tous les orateurs et le président de séances étaient des hommes. Par contre, les personnes qui préparaient le verre de l’amitié qui suivrait les débats, elles étaient des femmes… Et les orateurs superféministes ne voyaient même pas la contradiction.

La laïcisation s’est effectuée en lien avec des idéaux scientistes où, « la femme » était morale et religieuse et « l’homme » rationnel, philosophe. En fait, il s’agissait de stratégies familiales où l’on voulait avoir à la fois de la proximité et de la distance à l’égard de la religion pour pouvoir profiter de la cérémonialisation religieuse des grands moments de la vie sans être (trop) soumis aux curés. Le rôle de la femme consistait à gérer la proximité, celui de l’homme la distance, mais la représentation des choses essentialisait le rôle de chaque sexe.

Même Jules Ferry, pourtant moins sexiste que beaucoup d’autres laïques de son époque, s’est écrié : « Il faut que la femme appartienne à la Science et non plus à l’Eglise ». A la Commission Stasi, un membre a repris le propos : « Il faut que la femme appartienne à la laïcité et non à l’intégrisme ! ». Je lui ai répliqué : et si « la femme » pouvait s’appartenir à elle-même ?

Historiquement, le thème de la femme catholique qui va au confessionnal et est considérée soumise aux prêtres se retrouve avec abondance dans la littérature laïque militante. Le parti radical (celui de Françoise Laborde, cette filiation n’est peut-être pas un hasard !) trouvait que, même éduquée, « la femme » n’était jamais assez autonome pour pouvoir voter. Résultat, il a fallu le général de Gaulle (après un projet de Vichy en ce sens !) pour changer les choses et la France est le pays démocratique où l’écart temporel entre le vote des hommes (faussement qualifié de « suffrage universel », ne l’oublions pas) et le vote des humains (hommes et femmes) est  le plus élevé : un siècle contre 30 à 40 ans dans la plupart des autres démocraties.

Troisième point : « Mon corps m’appartient, il n'est l’honneur de personne », ni du patriarcat ni de la publicité et de la société marchande pourrait-on ajouter. Autrement dit : « J’ai le droit de me dévêtir et de me vêtir comme je le veux. » Paradoxalement,  il me semble qu’analogiquement Amina et une femme française voulant porter un foulard, sans subir d’interdiction professionnelle, disent la même chose. La revendication de la liberté s’effectue aussi bien contre des instrumentalisations de la religion que contre des instrumentalisation de la laïcité. Le contraire de l’imposition n’est pas l’interdiction, c’est le libre choix.

Quand nous rendrons-nous compte qu’il s’agit du même combat, de la même revendication de pouvoir s’appartenir à soi-même, d’avoir le droit de vivre selon son individualité. Quand allons-nous cesser d’estimer que les femmes sont soit pas assez vêtues, soit trop vêtues ? Quand allons-nous cesser de nous polariser sur le corps des femmes ? Si ce beau mot d’ordre n’avait pas été détourné, j’aurais envie de m’écrier : « Laissez-les vivre ».

 (1) Sous la direction de D. Chevallier, M. Bozon, M. Perrot, Fl. Rochefort, Mucem, éditions Textuel, Paris, 2013.

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