Selon cette hypothèse, il y aurait donc quelque aventure à relancer et poursuivre qui nous mènerait enfin, de ce côté-là de notre intelligence du monde, vers la conscience d’elle-même et le ré-enchantement de l’avenir… pour nos enfants, et contre cette désespérance qui nous submerge.
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Je n’ai pu me résoudre à cette fanfaronnade : « nous avons gagné la bataille idéologique », ni à cette autre : « il faut en finir avec l’esprit de 68 ».
Le nabot qui ose ce genre d’âneries et les niais qui le reprennent en cœur ne sont en réalité que de vulgaires hâbleurs, plus soucieux de se vendre que de nous acheter. Ils nous offrent ainsi le spectacle pitoyable de leur propre déchéance et précipitent leur prochaine disparition, aussi vaine que l’aura été leur gloire éphémère.
Mais là où l’affaire prit un autre tour, c’est quand j’entendis par certaines bouches qu’il me plaît d’écouter, qu’en effet « ils ont gagné la bataille idéologique ».
Tiens donc ?
Une bataille idéologique se serait donc déroulée ?
A notre insu ?
Quels étaient ses protagonistes ?
Le passage en revue des troupes en présence me rassura, je dois le dire.
Pourtant force était de reconnaître qu’un regard un peu trop rapide pouvait s’y laisser prendre.
Mais une défaite en rase campagne peut en cacher une autre, et les deux, annoncer quelques lendemains meilleurs.
Ce n’est qu’une question de timing.
Et de persévérance.
Or, nous y voici.
(Mais au préalable, petite mise au point afin qu’il n’y est pas d’équivoque : ce ne sont pas les centimètres qui distinguent ici le nabot.)
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La pensée bornée aux limites du matérialisme s’épuise.
Le monde qu’elle nous donne à voir, faute de consistance n’a aucun avenir.
Réduit aux simples apparences qu’une rationalité obsolète désigne du doigt aussi trivial qu’inconséquent du réalisme, ce monde n’est paradoxalement qu’un mirage qui s’évapore sous nos yeux, une baudruche qui éclate comme les bulles boursières qui lui tiennent lieu de glande pinéale.
Construit sur l’impensée d’une humanité sans limite, contraint aux périmètres étroits fixés autrefois par les dieux, ce monde est déjà mort, ces serviteurs renégats et mécréants ne sont plus que des ectoplasmes.
Il faut revenir je pense aux douleurs de cet accouchement qui survint au sortir des âges mystiques et prit fin en 1789 et les quelques années qui suivirent, pour trouver peut-être les raisons de cet inachèvement d’une métamorphose pourtant esquissée il y a bien plus longtemps, et qui semblait alors promise à son aboutissement.
Toujours est-il que la chrysalide ne s’est rompue qu’à moitié et que nous voilà encore empêtrés dans les transcendances naphtalinées et paradoxales d’un autre temps.
Car douleurs il y eût, et s’il serait inconvenant d’en faire grief aujourd’hui aux souffrants, il est peut-être temps toutefois de ne plus en rester aux contorsions résilientes qu’elles justifièrent.
Parmi celles-ci, la promesse d’un avenir meilleur et d’un aboutissement de l’histoire n’est pas la moindre. On pourrait même dire, me semble-t-il, qu’elle est l’une, si ce n’est la pire de toutes, qui renvoie toujours à d’hypothétiques lendemains et perpétue paradoxalement sous le fard révolutionnaire la résignation originelle et quotidienne.
Au moins fut-il acquis toutefois que son renouvellement sous les auspices du matérialisme dialectique prononçait ipso facto la condamnation future, mais inéluctable à plus ou moins court terme, de cette promesse de Judas.
Mais il faut bien reconnaître qu’elle en renvoya l’échéance aux calendes grecques. On ne peut pas tout avoir à la fois, le beurre et l’argent…
Qu’importe aujourd’hui, car voici justement qu’advient le temps des calendes grecques.
Ce temps où ayant épuisé nos espérances, en vaines recherches dans les labyrinthes de rationalités réputées indépassables, il ne nous reste plus que la transgression qui nous permette encore d’espérer… la fin proche de nos désespérances.
Mais avant d’en arriver là, il faut en revenir au nabot, et à nos propres attachements régressifs.
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La sous culture néocon repose sur ce postulat que la vie n’est que compétition, lutte d’intérêts et survie, dans un monde anarchique dépourvu de sens et promis aux gagneurs. Seuls les derniers relents d’un humanisme charitable, puissamment nourri aux amphétamines bibliques, justifient de ce côté ci de notre humanité qu’il veuille bien sacrifier à minima le sacro saint principe « d’égalité des chances… et que le meilleurs gagne », qu’il vénère (et qui à tout prendre ressemble étrangement au « tuez les tous, dieu reconnaîtra les siens »), pour satisfaire à la marge celui d’égalité en droits, qu’il exècre.
Mais si l’on songe quelque peu à la généalogie évidente de cette sous culture, on mesure tout le chemin parcouru, toute l’immensité des renoncements que suppose à la fois ce piétinement sacrilège du précepte de la fraternité chrétienne qu’il ne manque pourtant pas d’invoquer a satiété et cette insulte permanente à l’immanence divine. En soi, cela ne serait guère inquiétant, ce pourrait même être réjouissant si dans le même temps et par voie de conséquence ces tenants ne s’étaient un peu hâtivement débarrassés du seul motif de légitimité dont ils pouvaient se prévaloir : le droit divin, et ne s’étaient engouffrés imprudemment sur les sables mouvants d’un humanisme certes dévoyé et de sa démocratie canada-dry, mais qui transgressaient on ne peu plus la rationalité de la croyance qui les avait mis au monde.
Le raccourci semble brutal en effet, mais dès lors qu’il s’agit de préserver des privilèges, abattre le seul motif transcendant qui puisse les justifier procède d’une évidente tendance suicidaire.
Et ne plus compter pour en assurer la pérennité que sur le rapport de force iconoclaste érigé en nouveau dogme, condamne tôt ou tard à se retrouver du mauvais côté du manche. Fut-ce au prix d’une castagne généralisée… et c’est bien à peu près ce qui se profile, derrière les rodomontades que l’on nous sert en guise de stratégie diplomatique, et les mécaniques infernales qu’elles ne manqueront pas de mettre en mouvement.
De ce point de vue, la fameuse victoire idéologique revendiquée prend des airs de victoire à la Pyrrhus… ce n’est bien qu’une question de temps. Ces gens appartiennent déjà au passé.
Mais le vrai problème en réalité ce sont les passagers embarqués à leur insu dans cette affaire, complaisants toutefois, et contributeurs allègres à ce petit jeu qui n’est autre qu’un jeu de dupes et de massacre pour un monde qui meurt. Comment ce peut-il ?...
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Il existe en contrepartie, de la sous culture néocon, une sous culture « archéo-humaniste ».
Une sorte d’embryon d’humanisme plombé au matérialisme mutilateur qui nous attache, qui nous emmure, qui nous condamne à l’attente du lendemain… du grand soir… de l’avènement. Qui ne peut se résoudre au deuil du jugement dernier, ou à celui « des derniers qui seront les premiers ».
Elle est vraisemblablement là cette douleur, trop vive pour être acceptable qui justifia le renoncement à la métamorphose accomplie. Il s’en fallu peut-être d’un poil, on ne le saura jamais… (Condorcet, Olympe de Gouge peut-être et d’autres certainement… trop peu nombreux y touchèrent sûrement de près). En tout cas, il ne fut pas possible en même temps de perdre l’espoir du lendemain (les temps étaient certainement trop durs) et de gagner la liberté (la peur primale était encore trop enracinée dans l’ignorance). On préserva donc le premier en sacrifiant conséquemment la seconde.
Et l’on se mit à construire un nouveau dogme. Un baume sur les souffrances, un calmant, quelque chose qui soigne le symptôme à défaut de pouvoir réellement guérir le mal. Mais cela tourna vite à l’acharnement thérapeutique. Ce ne fut peut-être qu’une mécanique infernale, une dégradation progressive, une fuite en avant dans l’impasse, depuis les socialismes utopistes jusqu’aux dictatures communistes. Comme l’ombre d’une éclipse qui progresse inexorablement.
Toujours est-il que nous voici encore aux prises avec cet univers borné au désir de la possession et de l’avoir, incapables semble-t-il de résister désormais à l’appel de la consommation ; nouvel opium ? Drogue dure d’un occident addict et contagieux ? Cancer d’un monde définitivement perdu ?
A constater l’attachement indéfectible que manifestent les tenants de cette autre partie de notre humanité, sa partie gauche, héritière revendiquée mais visiblement myope, des humanistes fondateurs, à n’envisager d’avenir pour le progrès, hors le périmètre étroit mais conformiste, confortable (?), de la chose négociée, hors sa mise en équation économiste, compétitive et mercantile, on est bien tenté de le croire.
Eclipse totale, nivellement, indifférenciation, désenchantement, reddition… « ils ont gagné la bataille idéologique ».
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Bien plus que de la myopie, c’est de l’aveuglement.
Certes au droit des belles utopies proclamées il y a un siècle à peine, que de chemin perdu.
Mais, au regard d’où nous venons, le chemin inverse n’est pas moindre.
Alors il faut bien conclure à l’éclipse, au nivellement, à l’arrêt…sur positions acquises, à l’équilibre, à l’immobilisme.
Dans une sorte de métastabilité, les deux côté se tiennent immobiles, figés dans la peur, dans la rationalité de l’avoir et dans la peur de perdre. Ils se tiennent par la main, ils se rassurent et assurent l’équilibre, les yeux fermés, aveugles.
Aveugles et sourds au monde qui bouge, aveugles et sourds au monde qui veut, au monde qui vient.
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Dans un champ dynamique, s’accrocher obstinément à l’immobilisme d’une position d’équilibre n’est pas rationnel.
C’est un peu comme la fable du chêne et du roseau, ou comme la philosophie de certains arts martiaux d’orient, ou plus encore comme l’école de Jules Ferry au temps de l’internet. Dans un ordre général en mouvement où les positions ne sont en réalité que relatives, l’immobilisme est une régression.
Or notre humanité bouge à nouveau. Disons plutôt que le voile de stabilité apparente qui masquait à nos yeux ses mouvements se déchire, elle apparaît à nouveau pour ce qu’elle est, un champ dynamique pris dans le champ dynamique de la planète, lui-même pris dans le champ dynamique de l’univers.
Après deux siècles de stabilité, dominés sans partage par la rationalité de l’avoir et consacrés à l’épanouissement de la civilisation de la possession, par l’expansion du capitalisme, voilà que l’équilibre est probablement rompu, ou du moins qu’il est en phase de rupture potentielle.
Il n’y a plus d’ailleurs, il n’y a plus d’altérité. Nous ne sommes plus qu’un, et la rationalité de l’appropriation et de la compétition pour l’appropriation n’a plus aucun sens collectif, elle n’est plus en mesure de produire ni du sens, ni du progrès. Nous sommes, d’ores et déjà, collectivement propriétaires et redevables de tout.
Il faut donc rompre l’équilibre factice et irrationnel pour retrouver l’instabilité naturelle et dynamique, pour reprendre le sens du mouvement.
Il reste vraisemblablement pour cela à nous débarrasser du principe d’appropriation cumulative privée.
Vestige redoutable du monde ancien, parce que dangereux motif de résistance acharnée aux progrès et à son inéluctable marche en avant. Motif d’accumulation des tensions jusqu’à la rupture violente et au séisme ; ce n’est finalement qu’une histoire de tectonique des plaques, à la fin le mouvement l’emporte toujours.
Sur cette voie, l’empilement des crises, économique et sociale, écologique et humanitaire est indéniablement propice, en tant que symptôme et simultanément condition nécessaire de la re-mise en mouvement. Mais cette condition n’est certainement pas suffisante pour s’opposer seule et avec succès à l’inertie des conservatismes et à la permanence d’un équilibre mortifère.
Il faudrait y ajouter un adjuvant, l’ingrédient nouveau qui marque l’accession au nouvel horizon de rationalité qui doit advenir.
La prise de conscience écologiste bien que semée d’embuches potentiellement régressives est à cet égard, probablement l’un des gages du succès possible. Encore faut-il ne pas en rester au pratico-pratique trop souvent revendiqué comme seule marque véritable d’un engagement résolu. L’éducation comportementale ne peut seule produire une cohérence efficiente, il faut je pense l’adosser à l’irremplaçable travail d’ordre philosophique qu’elle permet de relancer en le popularisant, c'est-à-dire en le rendant enfin accessible à tous par l’évidence de notre unité, de notre unicité et de notre vulnérabilité qu’elle impose à tous.
Ceci veut dire surtout que le foisonnement en gestation, et cette relance possible du mouvement ne sauraient advenir en dehors, ou au mépris, de la priorité évidente, absolue qu’il convient désormais d’accorder à la culture, à la connaissance et à l’éducation.
On nous parle beaucoup d’économie de la connaissance (de part et d’autre), je pense qu’on ne croit pas à la fois si bien, et si mal dire. C'est-à-dire désigner si justement la direction à prendre mais en désignant en même temps le plus inapproprié des véhicules à utiliser.
Car il n’y aura pas d’économie de la connaissance, ou du moins faut-il souhaiter qu’il n’y en est pas, ce serait l’illusion du mouvement et l’enkystement dans l’appropriation privée, le déni d’humanité et la permanence du mépris dans lequel on la tient.
Le danger essentiel est certainement là.
La culture, les connaissances et les représentations qu’elles portent ne peuvent cependant être privatisées (confisquées) que difficilement, elles sont par définition ce bien commun le plus abouti, parce que non délimitable, qui se puisse concevoir ; l’échec de la funeste entreprise franco-française sur « l’identité nationale » en est une illustration.
Mais il faut je pense être vigilant, l’enjeu est majeur et « les forces obscures » sont en place et au travail, qui anticipent… pour la fragmentation, pour et par la maîtrise des outils, des supports, et de leurs connexions. (lien)
L’enjeu est d’importance, essentiel en effet, car s’agissant d’accéder à un nouvel ordre, ou plan de rationalité, il consiste donc en la disqualification du précédent comme « raison du monde », c'est-à-dire comme représentation et justification ou légitimation de ce monde. Il s’agit donc ni plus ni moins en construisant une nouvelle rationalité de faire advenir un nouveau monde en le nommant, en construisant sa représentation (« au début était le verbe »).
Et ce faisant en disqualifiant l’ancien, de rendre inopérantes ses catégories, les croyances qui les justifient et les crispations qu’elles justifient ; et cet enjeu consiste aussi et conséquemment à relancer la dynamique du mouvement d’humanisation.
Il ne s’agit pas pour autant de tout réinventer, mais de relever le défi d’une théorisation renouvelée au droit des principes que révèle ou confirme l’expérimentation des crises inédites auxquelles nous sommes confrontés.
(on continu ?... allez on continu, par là)