La décision d'accueil de la légion au camp du Larzac mérite discussion.
D'ores et déjà elle fait l'objet de prises de positions diamétralement opposées entre une toute petite minorité hostile se revendiquant de l'héritage de la lutte "historique", symbolique et victorieuse des années 70, et une forte minorité de la population locale emmenée par les profiteurs potentiels immédiats (commerçants, artisans et libéraux) sous la houlette d'élus plus ou moins directement concernés, mais tous en charge de "l'intérêt général" sur le territoire concerné, et pour l'occasion unanimes par delà leurs engagements politiciens opposés.
Au delà de la "fortune" entrepreneuriale de quelques uns, il est évident que l'arrivée d'environ 1000 personnes, avec leurs salaires et pour un certain nombre leurs familles, dans une commune de 1000 habitants, se traduira par la création d'un nombre non négligeable d'emplois salariés qui démultiplie les espérances somme toutes légitimes, au delà du seul périmètre de la commune concernée.
Tout aussi évident est le nécessaire renforcement des divers services publics face à cet afflux de population, un renforcement qui ne peut que profiter à tous.
Sous cet angle, la question est donc entendue.
Il resterait cependant à mettre en balance les effets négatifs de tous ordres (les "dommages collatéraux") de cette installation militaire permanente sur la société civile environnante... on invitera pour ce faire les citoyens Millavois et Larzaciens à se renseigner auprès de leurs homologues expérimentés en la matière.
Mais passons à une autre approche.
En quels termes s'expriment ces élus qui saluent l'arrivée de la légion ? (et la revendiquent tous comme un succès auquel ils ont personnellement contribué)
«Les retombées économiques d'un millier de personnes auxquelles s'ajoute leur famille sont une chance."
"Elle représente une formidable opportunité économique pour le territoire directement concerné et pour tout le département." résume Jean-Claude LUCHE sénateur et président UDI/LR du Conseil départemental.
"Une annonce positive à laquelle j'ai activement et discrètement participé."
Alain FAUCONNIER président du PNR des Grands Causses et maire PS de Saint-Affrique (ex sénateur et vice-président de région).
"Une nouvelle pleine de promesse pour notre région."
Carole DELGA, vice présidente PS de la région Midi-Pyrénées tête de liste pour les prochaines régionales et députée de Haute-Garonne (ex secrétaire d'état de juin 2014 à juin 2015).
"Une décision heureuse pour le sud-Aveyron"
Martin MALVY, président PS de la région Midi-Pyrénées (ex secrétaire d'état et ex ministre du budget)
Et, "Ce qui a été décisif dans cette histoire, c'est l'unanimité des politiques locaux autour du projet» nous dit Alain MARC l'autre sénateur (Radical valoisien/LR) du département, également conseillé départemental.
Et il s'agit bien en effet pour eux tous, d'une "chance", d'une "opportunité" dont ils entendent tous saisir les "effets d'aubaine". Et selon eux, "il serait bien sûr irresponsable, voire criminel, de ne pas en profiter".
Soit au nom de quoi, ne doutons pas que les opposants vont être sans ménagement aucun accusés de cette irresponsabilité, désignés à la vindicte populaire, et que leurs arguments, quels qu'ils soient, seront réfutés par principe avant même d'avoir été écoutés... n'imaginons pas qu'ils puissent être entendus.
Et pourtant.
Quel avenir peut se construire sous perfusion, dans un territoire communal rural et ses marges dont l'essentiel des forces vives vont être soudain happées et vont spontanément mobiliser leurs énergies, pour capter cette manne inespérée, venue d'ailleurs, c'est à dire en l'occurrence de la contribution publique... mais pour combien de temps ?
Car s'il ne s'agit pas de nier quelques profits immédiats, nous l'avons déjà dit, on peut toutefois légitimement se poser la question de leur pérennité.
Une école, un collège, des installations sportives, un ou plusieurs lotissements, une crèche, un centre de loisirs pour les enfants, une médiathèque probablement, etc. etc., le maire de La Cavalerie ne manque ni de projets ni de perspectives d'investissements.
Des familles vont également investir pour se loger, les artisans, les commerçants pour installer ou agrandir leurs entreprises.
Les banques ne seront pas en reste pour accorder aux uns et autres les prêts nécessaires.
Tout va pour le mieux. On se croirait dans le jeu des Sims, un monde irréel, où tout pousse, régulièrement arrosé par un fabuleux robinet et le subtil dopage du crédit.
Mais, les fables ont une fin, et une morale.
Au delà du rush de l'investissemnt des premières années, à l'échéance de 4 ou 5 ans quelles seront les perspectives d'avenir ? Pour les jeunes et les enfants d'aujourd'hui et ceux à naître d'ici là ? Car c'est bien a eux qu'il faut penser aussi.
Mais quelles seront également les perspectives pour les salariés des entreprises bénéficiaires du boom initial, que deviendront-ils alors, lorsque les derniers chantiers auront été bouclés ?
Où seront les plus values réellement créées sur place et les initiatives porteuses pour le territoire et ses habitants d'une dynamique à long terme ?
Certes nous dira-t-on, l'arrivée de la légion ne signifie pas l'extinction des activités déjà existantes, et surtout n'implique en rien qu'il faille abandonner les politiques publiques de soutien au développement et à la diversification économique.
Ah bon ! Mais alors, l'arrivée de la légion n'est pas aussi miraculeuse qu'on le dit. Elle n'est qu'un petit complément dans une situation d'ores et déjà satisfaisante où tout va pour le mieux.
Soyons sérieux. L'empressement de nos élus à saluer la manne militaire dit assez l'impuissance dans laquelle ils se trouvent, à défaut en effet d'un miracle, pour traduire en acte leurs engagements électoraux à oeuvrer pour l'avenir (on ne poussera pas la plaisanterie jusqu'à ressortir les professions de foi).
En réalité, tout bien compris, ce sont eux, futurs candidats à leur réélection, qui sont en l'occurrence miraculés.
C'est beaucoup plus hypothétique pour le territoire dont ils ont la charge.
Car la question se pose bien : combien de temps cela va-t-il durer ?
Et est-il bien raisonnable de mobiliser la capacité d'investissemnt de nos collectivités sur ce dossier ?
Tandis que l'état mettrait quelques 40 millions d'euros sur la table, le président Luche parle de 10 à 15 millions d'euros, pour un budget d'investissement du département annoncé sur le site du conseil départemental à près de 64 millions pour 2015, soit 15,6 à 23,4%.
C'est pas mal, et gageons qu'il vaut mieux d'emblée envisager la fourchette haute, imprévus et dépassements traditionnels de programme compris... (ou non d'ailleurs).
Quoiqu'il en soit, à l'heure ou notre économie nationale est en plein délabrement, ou les perspectives de relance s'éloignent au fur et à mesure que les difficultés s'amoncelles venant des quatre coins de France, d'Europe et du monde, à l'heure ou les ressources fiscales ont atteint le maximum acceptable à en croire les citoyens (les aveyronnais comme les autres) tandis que la réduction des déficits publics appelle selon la doxa de nouveaux trains d'économies auxquels le ministère de la défense ne saurait échapper en dépit des promesses de "sanctuarisation" de son budget (on sait ce que valent ces promesses), la question de l'avenir, au delà du petit bout de la lorgnette, se pose bien.
L'installation d'une unité militaire aux frais des contribuables peut-elle aujourd'hui tenir lieu de politique territoriale, c'est à dire d'une vision d'avenir ? N'est-elle pas plutôt un palliatif à l'absence d'une telle politique ?
Et l'unanimisme enthousiaste de nos élus, pourtant en concurrence acharnée pour recueillir nos suffrages, n'est-il pas le révélateur de cette carence ?
La méthode est-elle même révélatrice, cette méthode qui consiste pour les élus à venir au devant des citoyens déguisés en "pères noël" ou en prestidigitateurs, la hotte ou le chapeau pleins de cadeaux surprises.
Aujourd'hui le cadeau, négocié en secret, c'est la légion.
C'est une curieuse conception de la démocratie qui d'une certaine façon et assez symboliquement infantilise les citoyens. En guise de politique territoriale nous sommes en réalité en plein clientélisme, cette bonne vieille tradition conservatrice qui ressuscite la féodalité d'ancien régime ; et que, par un curieux pied de nez à l'histoire républicaine et aux valeurs dont ils se réclament, les socialistes "modernes" semblent depuis quelques temps avoir décidé d'adopter à leur tour.
Il est beaucoup plus difficile bien sûr d'élaborer une véritable politique territoriale.
Ça ne s'improvise pas, ce n'est ni un lapin ni une légion que l'on sort de son chapeau.
Cela demande des convictions, du courage, du travail collectif avec les habitants, de la sincérité et une abnégation qui réellement tienne l'ambition personnelle à l'écart.
Mais c'est à ces conditions et à ces conditions seulement que l'on peut vraiment mobiliser solidairement la société civile pour le service de son propre avenir, c'est à dire conduire une véritable politique de territoire avec la population, en faisant ainsi vivre la démocratie.
Et c'est de cela que le sud Aveyron et le Larzac (comme tous les autres territoires) ont besoin aujourd'hui, dans ce contexte de crise où il est clair que tous les citoyens ont intérêt à s'occuper vraiment de leurs affaires plutôt que de s'en remettre aux "coups de chance" et à un opportunisme par définition sans lendemain.
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Ajout du 14/09, en reprise d'un commentaire ci-dessous et de l'actualisation des annonces faites relatives aux montants des investissements publics. Voir l'épisode suivant : La légion à "saute millions"
En quelques jours, nous sommes en effet passés d'une promesse de 50 millions d'€ à 80 millions d'€ (en cumul, état + collectivités), soit une progression de 60% !!!
Dans la période de restriction drastique des financements publics que nous connaissons, n'y a-t-il pas là de quoi s'étonner ? Et surtout, de quoi nourrir quelques doutes sur le sérieux de ceux qui portent ces annoncent, et la considération qu'ils portent à leurs électeurs ?
Il ne s'agit pas pour autant de cracher sur une soudaine et conséquente volonté d'engagement du personnel politique.
La question est de savoir si tous ses millions d'euros d'argent public (état + collectivités locales) qui vont être consacrés à l'installation de la légion ne pourraient pas trouver un meilleur usage local ? et/ou national ?
Et poser cette question, c'est bien remettre le doigt sur la méthode.
Qu'en aurait-il été de l'opinion des "petits" élus locaux et de la population en général si ne serait-ce que les 15 à 20 millions promis par le département avaient été posés sur la table avec l'alternative : implantation d'une unité militaire ou renforcement et diversification des filières économiques endogènes ?
Soit, un débat public préalable, et une interpellation de la société civile et de ses corps intermédiaires.
A titre d'exemple, au moment même où les tractations pour le transfert de la légion étaient engagées, la petite commune de Saint-Georges de Luzençon (1600 habitants, membre de l'intercommunalité millavoise), perdait 130 emplois suite aux inondations de novembre 2015 et à la fermeture consécutive de sa fromagerie (voir l'article ici), avec quelques dommages collatéraux non négligeables.
N'aurait-il pas été plus judicieux pour l'avenir à long terme de consacrer une petite partie des millions promis au transfert sur un nouveau site de cette unité de production intégrée à l'économie agro-pastorale de la région ?