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Billet de blog 16 février 2015

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Yanis Varoufakis : « Si je n’avais pas peur, je serais terriblement dangereux »

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Alors que l’attention du monde est fixée sur Athènes, c’est un ancien universitaire avec un penchant pour les vestes en cuir qui se retrouve au centre de la scène. N’ayant aucun plan B et rien à perdre, il est prêt à se battre – et si tout va de travers, dit-il, il retournera à la rédaction de son prochain livre.

Par Helena Smith. Article paru dans The Guardian, le 13 février 2015: ": "Greek finance minister Yanis Varoufakis: ‘If I weren’t scared, I’d be awfully dangerous’" [traduit par JFG-QuestionsCritiques]


Yanis Varoufakis …’Nous avons tout perdu, alors nous pouvons dire la vérité au pouvoir et il est temps de le faire’  Photo: Panagiotis Moschandreou

Il faut tout de même dire que Yanis Varoufakis, il y a encore peu, était un quasi-inconnu… sauf dans le monde impénétrable de l’économie de l’austérité où il était une petite vedette. Ses points de vues tranchés exprimés dans son blog, ses livres, ses tweets et autres débats ésotériques suscitaient un peu d’animation à chaque fois que la Grèce voyait s’emballer sa crise d’endettement apparemment sans fin. A Athènes, la ville où il est né et a grandi, les opposants à l’austérité, au sein de Syriza, le parti de la gauche radicale qui vient d’accéder au pouvoir, vouaient un véritable culte à ce professeur d’économie.

Quand la crise a éclaté – et avant qu’il ne s’éloigne pour la tour d’ivoire de l’université d’Austin au Texas – il était un habitué des débats houleux qui dominent la télévision grecque. Mais, par-dessus tout, Yanis Varoufakis était… Yanis Varoufakis. Dans une arène plus large, il n’était pas un nom qu’on évoque avec respect. C’est pourquoi ma première question, lorsque nous nous sommes rencontrés dans son bureau au sixième étage du ministère des finances, que tous ses prédécesseurs à ce poste ont occupé depuis que le grand drame européen de la dette grecque a commencé, fut la suivante : comment vous sentez-vous ? Yanis Varoufakis, l’universitaire devenu politicien néophyte, est-il entièrement à l’aise avec son statut de nouvelle star ?

Après tout, la barre a désormais été placée beaucoup plus haut. En l’espace de trois petites semaines, il a été baptisé l’homme du moment en Europe, comparé aux héros petits et grands, à une rock star, encensé comme sexe symbole, célébré par les passionnés de mode, et, en Allemagne, rien de moins, il est décrit comme le plus formidable homme d’action à califourchon sur la planète Terre depuis que Bruce Willis a mis le feu à Hollywood avec Die Hard 6. Peu de personnes ont vu leurs attitudes et leur code vestimentaire aussi disséqués ; lorsqu’il a posé avec George Osborne à Downing Street, son look sans cravate et veste de cuir tranchait avec celui du chancelier [de l’échiquier], et la presse était tenu autant en haleine que si un top model avait surgi. Cette vénérable institution qu’est le Daily Telegraph a même déclaré : « La Grande-Bretagne réclame désespérément un homme politique qui ressemble à Yanis Varoufakis ».

Il est peu de dire que son mode de vie a changé. A-t-il pris la grosse tête ? La réponse fuse. « Je peux vous assurer, Helena, que je ne me suis construit aucune image. Je ne la mets pas en avant. Ils disent des choses sur moi parce que je roule en moto, mais je roule en moto depuis que j’ai 15 ans ! Je suis juste moi-même. »

Bien sûr, savoir qui est Varoufakis est une question explosive que ceux dans les arcanes du pouvoir pourraient bien vouloir poser. Alors que l’homme politique auquel on a confié la tâche de sauver la Grèce, en ce moment particulièrement difficile qu’elle connaît, ce que pense cet économiste radical au crâne rasé, la façon dont il se comporte et ce qu’il dit ne sont pas sans conséquence. Lié comme il l’est à la zone euro, le sort de son pays est intrinsèquement relié à l’économie mondiale. A-t-il peur ? « Un peu », dit-il. « Si je n’avais pas peur, je serais terriblement dangereux ».


George Osborne et Yanis Varoufakis à l’extérieur du 11 Downing Street à Londres. Le style décontracté de Varoufakis tranchait vivement avec celui du chancelier de l’échiquier. Photo: Justin Tallis/Getty

Varoufakis est musclé, en forme, aimable, légèrement excentrique, bref, l’idée qu’on s’en fait devant la caméra. Mais ce qu’un film ne capture pas est son énergie, sa concentration et son intensité. Une heure en sa compagnie vous emmène loin : nous sommes passés de la théorie marxiste aux joies du Jazz, à la zone euro et son architecture incomplète, aux goûts vestimentaires, au nazisme, à la grandeur des Etats-Unis, aux politiques d’austérité, au piège de la dette, à la poésie, à l’exercice physique et à la tendance de Varoufakis de garder ses mains dans les poches (conséquence d’une blessure à l’épaule).

L’universitaire, qui avait de fidèles adeptes dans le circuit des conférences, bien qu’il se décrive lui-même comme un économiste par accident, souscrit au point de vue selon lequel on devrait avoir une opinion sur tout. C’est, dit-il, quelque chose qu’il a acquis il y a longtemps. « Un jour, un intellectuel m’a dit qu’un marxiste devait avoir deux qualités : être toujours optimiste et avoir toujours un point de vue sur tout. Ce conseil me paraît toujours bon. »

A 53 ans, Varoufakis est toujours certain qu’il « comprend mieux le monde » parce qu’il a lu Marx. Mais il ne se considère plus comme un gauchiste pur et dur, peu importe ce que les autres peuvent penser. Il dit plutôt qu’il est un libertaire ou un marxiste imprévisible, qui peut s’émerveiller des prodiges du capitalisme mais qui est également douloureusement conscient de ses contradictions inhérentes, exactement comme il est lui-même « un terrible héritage » de la gauche. « C’est un système qui produit une immense richesse et une immense pauvreté », clame cet économiste qui a enseigné dans les universités d’East Anglia, de Cambridge, de Glasgow et de Sydney  après avoir obtenu son doctorat à l’université d’Essex. « Je ne pense pas que l’on peut comprendre le capitalisme tant que l’on n’a pas compris ces contradictions et tant que l’on ne s’est pas demandé si le capitalisme est l’état naturel des choses. Je ne pense qu’il le soit. Voilà pourquoi je suis à gauche ».

Mais bien plus que cela, Varoufakis est un iconoclaste, un « contrarien » autoproclamé qui est également un idéaliste, « parce que si vous n’êtes pas un idéaliste, vous êtes cynique ». Et, se lamente-t-il, il a perdu beaucoup d’amis à gauche qui pensent qu’un Grexit (la sortie de la Grèce du bloc monétaire) serait la meilleure voie à suivre pour le pays.

« C’est une chose de dire que l’on n’aurait pas dû rejoindre l’euro, mais cela en est une autre de dire que l’on devrait en sortir. Si nous faisons marche arrière, nous tombons dans un précipice. C’est l’argument que je délivre à tous ». L’Europe, insiste-t-il, ne peut pas se défaire de la Grèce parce que Athènes ne demandera jamais à quitter l’euro. De façon appropriée, peut-être, le nouveau député, qui détient la double nationalité grecque et australienne, n’est pas encarté à Syriza, le parti qu’il représente désormais au turbulent parlement d’Athènes. L’aile militante de Syriza ne veut rien de plus que quitter l’union monétaire.

Lorsque nous nous sommes rencontrés, Varoufakis rentrait d’une tournée éclair qui l’a emmené à Paris, Londres, Rome, Francfort, Bruxelles et Berlin. Il est 22 heures et il arrive à son bureau avec une bouteille de coca et une barre chocolatée à la main. Les bagages de son proche ami, le célèbre professeur d’économie James Galbraith, qui s’est envolé d’Austin où Varoufakis a passé les trois dernières années en tant que professeur invité, sont éparpillés dans la pièce. La journée a été longue, elle a commencé à 6 heures du matin en soulevant de la fonte et après quelques exercices d’assouplissement.

« Je n’ai pas beaucoup de temps », marmonne-t-il avant d’embrayer sur sa femme, l’artiste plasticienne d’installation Danae Stratou, qui est encore à Austin à empaqueter les affaires du couple. « Vous ne pouvez pas vous imaginer la pression que je subis. C’est incroyable. » Puis il change de sujet et il est difficile de l’arrêter.

La spécialité universitaire de Varoufakis, judicieusement, est la théorie des jeux. Galbraith, avec lequel il a co-écrit la « Modeste proposition » - une brochure qui présente diverses idées pour mettre fin à la crise de l’euro, aurait dit que Varoufakis est tellement affûté qu’il « réfléchira avec un peu plus que quelques coups d’avance » dans les négociations avec les créanciers d’Athènes. Le message sous-jacent est que ses collègues de la zone euro le sous-estimeront à leurs risques et périls. Que Varoufakis ait beaucoup d’assurance – et qu’il soit guidé par la conviction inébranlable qu’il a raison – est évident ! Il est le seul parmi les ministres des finances a avoir un compte Facebook dédié à ses supporters, « V for Varoufakis ».

Sans un soupçon d’autodérision ou de doute, il me dit dès le début qu’il est « mû par» un agenda internationaliste et qu’il est donc motivé par les intérêts de l’Europe et du monde. « Il est impensable que je sépare le sort de ce pays de celui de l’Europe. Pour une raison ou une autre, beaucoup de choses terribles commencent ici et se répandent ensuite. La guerre froide en fait partie. Elle n’a pas commencé à Berlin, elle a commencé à Athènes en 1944 ; la contagion à la zone euro a commencé ici en 2010. Nous sommes parfaitement capables en tant qu’Européens de mettre inutilement le désordre».

La petite Grèce le dira tel quel : pendant cinq ans, le remède prescrit par l’Allemagne, l’intendante de l’Europe, pour réparer les maux d’une extrême prodigalité galopante n’a pas marché. A la place, cette nation n’est devenue que l’ombre d’elle-même ; son économie réduite de près d’un tiers, une personne sur quatre au chômage, une sur trois face à la perspective de vivre dans une misère noire.

« Nous avons tout perdu », dit-il. « Nous pouvons donc dire la vérité au pouvoir, et il est vraiment temps de le faire ».

Dès qu’il est entré en fonction, c’est ce qu’il a fait. Les choses allaient changé, a-t-il déclaré, et Athènes ne collaborerait pas avec cette « troïka pourrie » de créanciers, à l’UE, à la BCE et au FMI, qui ont contrôlé les finances de la Grèce depuis que le pays à flirté avec la faillite en 2010. A ce stade, nombreux sont ceux qui se demandent si la Grèce a perdu la tête et si Varoufakis suit ce que l’on connaît dans la théorie des jeux comme la stratégie du fou. Agissez de façon folle et votre ennemi finira par vous donner ce que vous voulez. « Je le respecte, mais j’ai bien peur qu’il voie tout cela comme une expérimentation géante pour vérifier ses théories », soupire Kyriakos Mitsotakis, le ministre de la réforme administrative de l’ancien gouvernement conservateur. « Ca va pour lui. Il décrochera probablement un job en tant qu’économiste star. Pour le pays, cependant, ce serait un désastre ».

Mais se retrouver face à la dure réalité de la responsabilité gouvernementale a également eu un effet apaisant. Varoufakis, dont la gymnastique linguistique inclut des expressions comme « simulation de noyade fiscale » [fiscal waterbording] – utilisée pour décrire les effets dévastateurs de l’austérité – a baissé sa rhétorique d’un ton. Il ne cherche pas le combat, clame-t-il. Il recherche la justice. Et la justice ne veut pas dire que le nouveau gouvernement grec dominé la gauche signe une déclaration qui désavoue sa propre critique du plan de sauvetage que le pays a été forcé de mettre en œuvre de façon aussi catastrophique.

« Nous sommes un parti de gauche, mais ce que nous posons sur la table est essentiellement le programme d’un administrateur judiciaire réformiste de la City de Londres », dit-il. « Le plan de sauvetage n’était pas un plan de sauvetage de la Grèce en 2010, c’était un plan de sauvetage des banques allemandes et françaises. Le public allemand a été trompé à croire que c’était de l’argent qui était donné aux Grecs, et le public grec à été trompé à croire que c’était notre planche de salut ». [Voir le chapitre 8 du « Minotaure planétaire »NdT]

Mais il reconnaît également qu’en dépit de toute cette politique de la corde raide et de cette posture, le temps est venu de trouver des solutions qui sauvent la face. La Grèce a juste besoin « d’un petit peu de temps », un prêt relais qui lui donnerait l’espace budgétaire nécessaire pour mettre au point le meilleur plan possible afin d’ouvrir la voie à la prochaine étape. Les créanciers peuvent lui donner le nom qu’ils veulent. « Si nous étions une entreprise, ne serait-il pas logique à ce stade de revoir notre business plan ? » demande-t-il. « Trouvons une phraséologie qui permet à tous de sauver la face, quelque chose qui sauve la face. Nous savons faire ça en Europe et nous le faisons bien. Les euphémismes sont notre force… hélas, la réponse est « non, il y a un processus et si vous ne signez pas au bas de la page, ça va barder » !

Même selon les normes de ceux qui ont occupé le sixième étage du ministère des finances auparavant, la prise de fonction de Varoufakis arrive à un moment exceptionnellement lourd. Avec le plan de sauvetage de 240 milliards d’euros du pays – le plus gros de l’histoire mondiale – qui doit expirer fin février, et les électeurs grecs qui ont rejeté de façon écrasante l’austérité, la Grèce se trouve à un tournant décisif.

Dans un climat explosif – bien que son langage fut plus adoucissant, la chancelière allemande Angela Merkel n’a pas montré beaucoup de signes cette semaine qu’elle cèderait dans un avenir proche – la possibilité d’une brouille politique, ou d’un accident, croît de jour en jour.  Athènes doit rembourser quelque 25 milliards d’euros, rien que cette année, et il est certain que la Grèce ne dispose pas d’une telle somme.

Lorsque je demande à Varoufakis s’il a un plan B, car tous les négociateurs ont sûrement une alternative crédible, il me regarde en écarquillant les yeux. « Nous entendons constamment, ‘si vous ne signez pas au bas de la page ce sera Armageddon ‘. Ma réponse est ‘laissez le se produire’. Il n’y a pas de plan de réserve. C’est ça mon plan B. »

Et que se passera-t-il si ça se produit ? demandais-je, alors que des images de faillite et de chaos s’entrechoquent dans ma tête. « Eh bien, c’est comme me demander ce qui se produit si une comète frappe la planète Terre ! Je n’en ai aucune idée. Aucune ! » réplique-t-il.

Varoufakis est le premier à dire que personne ne devrait trop s’attacher au pouvoir. Il n’a aucun désir d’être au sixième étage du ministère des finances plus longtemps que nécessaire. Il s’est débarrassé des policiers assignés à sa protection, de l’armée de conseillers qui vont avec la fonction (licenciés pour faire place aux femmes de ménage virées), ainsi que de chacune des trois voitures mises à sa disposition. S’il perdait ce job, dit-il, cela ne l’embêterait pas. « Lorsque des interlocuteurs me menacent de la chute de ce gouvernement, parce qu’ils le font, je dis : « Allez-y !». Il sourit. « Je veux dire, je ne veux vraiment pas être dans ce bureau… Je retournerai à l’écriture de mon livre sur l’Europe, qui est à moitié terminé. Il est très difficile de trouver une fin alors que je suis toujours à ce poste. »

Quelques jours plus tard, je croise Varoufakis et Galbraith à l’extérieur du ministère sur la place Syntagma. Il est tard et ils se dirigent tous deux sous la pluie battante vers une file de taxis. J’entends le politicien grec, sac à dos à l’épaule, s’enthousiasmer de la montée en flèche des ventes de ses livres. Malgré tout ça, il est heureux. Et pas très loin d’être le Yanis Varoufakis qu’il a toujours été.

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Les clés de la pensée de Yanis Varoufakis et de sa vision du monde :


Sortie nationale le 24 février 2015

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