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Billet de blog 9 avril 2015

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Lev Dodine, « La cerisaie » de Tchekhov et le froissement du temps

Comme le temps a passé ! Il y a  cinq ans que Liouba, l’héroïne de la pièce, n’est pas revenue en Russie. Elle a quitté Paris et un homme aimé qui la plumait pour retrouver son domaine, maison et Cerisaie immense, qui sera vendu avant la fin de la pièce à un ancien moujik devenu riche, Lopakhine.

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Comme le temps a passé ! Il y a  cinq ans que Liouba, l’héroïne de la pièce, n’est pas revenue en Russie. Elle a quitté Paris et un homme aimé qui la plumait pour retrouver son domaine, maison et Cerisaie immense, qui sera vendu avant la fin de la pièce à un ancien moujik devenu riche, Lopakhine.

Illustration 1
Scène de "La cerisaie" © Viktor Vassiliev

Comme le temps a passé ! Il y a dix ans Lev Dodine et sa troupe du théâtre Maly de Saint Pétersbourg présentaient, au théâtre de l’Odéon et à la MC93, une volée rétrospective de spectacles, si inoubliables qu’ils en sont devenus légendaires, comme « Gaudeamus » et « Frères et Sœurs », ou encore, dans une moindre mesure,  « Claustrophobia » ou « Les étoiles sous le ciel matinal ». Et, pour finir, on  découvrait cette année-là sa mise en scène de « La cerisaie » de Tchekhov. Ce n’était pas un « bon spectacle ». Dodine entretient des rapports compliqués avec cet auteur, d’autres spectacles l’ont montré par la suite. Et puis aujourd’hui, il revient à Paris, avec un nouvelle « Cerisaie » et là, quelque chose se passe.

D'une "Cerisaie" l'autre

« Comme les héros de Tchekhov, nous vivons aujourd’hui un temps de cassure. Les choses sont en train de changer. Nous ne pouvons pas encore saisir distinctement ce qui s’en va. Nous nous représentons mal de qui est en marche, mais en ces minutes fatidiques, nous commençons  à entendre, si net qu’il en devient douloureux, le froissement du temps qui fuit » déclarait Dodine il y a dix ans en marge de sa première « Cerisaie ». Son spectacle patinait devant ces mots, aujourd’hui il les distille comme un  alcool fort.

Les choses ont changé. La Russie ivre et fêtarde de Boris Eltsine qui bradait ses cerisaies à tour de bras pour ces cousins de Lopakhine que sont les oligarques, tout en ouvrant les bras à la liberté d’expression, de voyager et d’entreprendre, a laissé place à la Russie de Poutine qui a fermé la maison en obstruant les fenêtres avec les volets du nationalisme, renoué avec un sentiment de peur que l’on croyait enfoui à jamais, et s’est  accaparé les vieilles datchas construites sur l’emplacement des anciennes cerisaies pour les détruire et construire d’arrogants cottages. Est-ce cela que pressentait Dodine ? San doute aussi.

Le « froissement du temps qui fuit » est là, il suinte de ces tissus blancs qui recouvrent les fauteuils des spectateurs aussi bien que les sofas et fauteuils du spectacle cantonnés à l’avant-scène au pied des spectateurs comme si, perclus de rhumatismes, ils n’avaient plus la force de monter sur scène. Sur scène il n’y a rien qu’un rideau blanc sur lequel on projettera un film muet montrant une extraordinaire cerisaie en fleurs toutes blanches rappelant celle que l’on voyait dans la mise en  scène de la pièce par Peter Stein. Derrière le rideau il y a tout ce qu’on ne voit pas, la rivière où l’enfant de Liouba s’est noyée, la fête avec les musiciens, derrière fiesta avant que la cerisaie et la maison qui va avec ne soit vendues, une fête de débauche proposait à vue la mise en scène Peter Zakek, le fast sexe et la mort subite cohabitent derrière le rideau du théâtre de la vie.

Sur le côté gauche, l’armoire aux livres de l’enfance (qui occupait une place centrale dans la mise en scène de Giorgio Strehler) que Liouba embrasse et que Lopakhine embrassera à son tour en imitant Liouba, posant ses lèvres à l’endroit même où elle avait posé les siennes, une femme qu’il aime en secret suggère Dodine mais qui ne l’aime pas, et dont il dédaigne la fille adoptive qu’elle veut lui faire épouser, alors il ironise en citant « Hamlet » ( la pièce qui  obsédait Tchekhov). Dans les lambeaux à demi effacés des mises en scène qui nous ont marqués de cette pièce, de Matthias Langhoff à Peter Brook et aux suscités, cela fait un paquet et j’en oublie, il est là aussi le « froissement du temps », de fait, il est partout car c’est là une grande pièce sur le temps nous dit sans cesse cette mise en scène  de Dodine, belle et lente comme un sablier.

A chacun son bon temps

Pour le vieux Firs, le serviteur, le temps s’est arrêté au temps de l’arrière-grand-père de Liouba quand les serfs ont eu leur liberté. Lui a refusé. Il est resté. Il porte la redingote usagée de ce temps-là, il veille sur Gaev, le frère de Liouba comme s’il avait encre quinze ans. Je ne peux pas

Illustration 2
Lev Dodine © Viktor Vassiliev

mentionner ce personnage sans évoquer l’interprétation qu’en donna Jean-Paul Roussillon qui, à elle seule, justifiait la mise en scène d’Alain Françon. Firs vit dans un passé figé.

Liouba et les siens vivent dans un présent qu’ils veulent croire immuable, ils savent que c’est  impossible, mais ils essaient quand même, ils font comme si, et quand ce présent devient concret, ils partent pour Paris, la ville des rêves et des mirages, ils fuient une Russie où règneront les Lopakhine, l’économie de marché, un Russie obsédée par le cours du rouble et la rentabilité, prête à brader ses cerisaies, rivières, lacs, forêts contre des industries qui abattent les arbres, polluent les lacs et empoisonnent les rivières. Ils ne veulent pas voir ça mais ils ne font rien pour faire émerger un autre monde que leur vieux monde.

Lopakhine, lui, vit dans un présent gros d’avenir, il est prêt à tout, il bosse dur, se lève à quatre du matin, n’a pas de vie privée, mais amasse. Il a aussi une revanche sociale à prendre qui le pousse en avant, il entend se venger de l’humiliation subie par ses pères  et grand père serf auprès de ses maitres.

Lopakhine est arrogant et revanchard comme Poutine cet ex agent réputé peu cultivé (complexe) du KGB, organe sujet à bien des blagues  de la part des dissidents d’hier et d’aujourd’hui. Poutine  vit dans une nostalgie d’un passé (L’Union soviétique) terrifiant qu’il entend reconstituer, tout ou parti, ans un future proche. Il prône pour cela un nationalisme exacerbé, une haine de l’Occident et de la culture européenne, un repli sur soi, le contraire même des valeurs chères à Tchekhov. Et c’est aussi cela que raconte ce spectacle.

Alors, nous aussi nous restons enfermés dans cette maison protectrice le temps d’un spectacle. On entend, autour de nous et dans notre dos, les pas des acteurs parcourant les pièces du domaine. Une idée peut être naïve mais touchante  et pertinente. Que nous dit Dodine ? Que le théâtre, cette valeur ajoutée russe, est aujourd’hui, comme tous les autres arts, menacé par les nouveaux habits du réalisme socialisme : tout ce qui a trait au pouvoir poutinien et à la religion orthodoxe ne souffre d’aucun regard critique ou ironique comme on l’a vu récemment à plusieurs reprises, tout ce qui ne glorifie pas la patrie est antirusse, tout ce qui  fait référence à l’étranger est suspect. Cette « Cerisaie » a valeur de méditation.

Poignant comme un testament

C’est ainsi qu’il faut comprendre le déraillement qui se produit après l’entracte. Quand la fête, dans un dernier sursaut, chavire le temps. Les acteurs y chantent  en russo-français «  tout va très bien madame la marquise » chanson d’une apocalypse domestique, grand succès de l’orchestre de Ray Ventura  avant la seconde guerre mondiale que les Russes, appellent pour ce qui les concerne « la guerre patriotique ». Et Lopakhine chante lui, « My way ». Dommage que, pour finir, Dodine croit bon d’insister en faisant tomber le rideau (dont il a trop usé après l’entracte)  pour laisser apparaitre un haut mur en imitation bois qui semble infranchissable et  en rappelle d’autres qui ont coupé un monde en deux.

Alors on salue les acteurs à l’issue de ce spectacle souvent poignant comme un testament. Ils sont l’âme du théâtre russe, ceux qui résistent au temps et à ses infamies,  ils sont les gardiens du bonheur des spectateurs que nous sommes, nous dit Dodine.  Ranievskaïa Kseniai Rappoport est une Liouba magnifique, elle ne cesse de relire les lettres qui lui proviennent de Paris, tout en  essayant de limiter les dégâts dans des éclairs de lucidité, elle se plait à s’aveugler pour faire durer le plaisir encore un  peu. Elizaveta Boïarska propose une Varia d’une belle complexité, fille adoptée, gardienne de la maison, elle offrira sa virginité à Lopakhine sachant, lucide, qu’il se détournera d’elle après l’avoir détroussée. Lopakhine est joué par Danil Kozlovski, tout en rage, il est fort en affaire mais il parle encore comme un paysan, disant « à la revoyure » pour prendre congé (belle traduction d’une tournure russe paysanne, proposée dans les excellents sous-titres composés par Macha Zonina et qu’on ne retrouve pas dans les traductions  publiées). Un homme en bascule est entre deux mondes. Mais il faudrait citer la plupart des acteurs, cette foultitude des seconds rôles qui s’attardent sur le plateau ou ne font que passer et qui  font le charme inégalée des pièces de Tchekhov. L’ultime, « la cerisaie » étant la seule de ses grandes pièces sans médecin, d’une part le médecin Tchekhov qui sait que ses jours sont comptés, et d’autre part le monde de la Cerisaie est atteint du « froissement du temps qui fuit», un  mal incurable.

Il y a dix ans c’est Tatiana Chestokova, la compagne de Dodine,  qui interprétait le rôle de Liouba. Cette fois elle nous revient en Charlotta, amie fantasque de Liouba. Dodine en fait une folle, une hystérique mais aussi  une  irréductible que l’on évacue probablement vers un hôpital psychiatrique. Tchekhov voulait que son épouse l'actrice Olga Knipper interprète ce rôle de Charlotta qu’il jugeait plus excitant pour elle que celui de Liouba. Elle n’avait  pas voulu.

Théâtre Monfort dans le cadre du festival Standard Idéal  de la MC93 hors les murs, 20h30, jusqu’au 18 avril. 

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