Les mystères du récépissé
Toutes les officines ayant trait à l’entrée d’un étranger sur notre territoire et tout ce qui s’ensuit gagneraient donc à acheter des piles de cette réjouissante BD et à en offrir un exemplaire à chaque étranger espérant le graal d’une carte de séjour. C’est un parcours du combattant qui demande des centaines d’heures de queue, des kilos de formulaires à remplir et des kilomètres d’attestations à fournir. On le sait mais cela va mieux en l’expliquant par le menu et en BD, s’il vous plaît.
Ce livre, inspiré de l’histoire de l’auteur et de quelques-uns de ses amis d’infortune, raconte le parcours d’un petit homme à chapeau et à lunettes venu d’ailleurs, armé d’un stylo qui lui sera bien utile une fois qu’il aura mis les pieds sur le territoire français. Peu importe comment il est arrivé en France (Mana Neyestani est un privilégié, en tant que dessinateur de presse, il a eu droit à une invitation officielle et quelques avantages, mais ce n’est pas le cas de ses amis). Celui qui veut prendre racine dans la douce France chantée par Charles Trenet doit d’abord obtenir un statut.
Cela commence par un dossier rempli à France Terre d’Asile. Là, on devient un numéro et on apprend un premier mot : procédure. C’est un mot mystérieux qui vous fait visiter bien des bureaux, nous raconte avec force bulles l’apprenti réfugié iranien. D’autres vocables entrent très vite en circulation, comme préfecture et récépissé. Vous ne savez pas forcément où se trouve la préfecture, tous les réfugiés le savent, ils y vont tôt le matin pour faire la queue, ils y reviennent un autre jour pour refaire la queue avec le papier qui manquait car les dossiers ne sont jamais complets, il manque toujours un papier, une photo réglementaire (se munir de petite monnaie). « Incomplet » est un autre mot mystérieux que l’on répète aux oreilles incrédules du réfugié.
Mana Neyestani donne aussi des petits trucs. Par exemple, les machines pour prendre les empreintes sont souvent défectueuses. Hop, un petit délit et au commissariat on vous fait illico de belles empreintes, proprettes et irréfutables. Cela fait gagner du temps et le temps, c’est le nerf de la guerre du réfugié. Quelques formulaires plus tard, on obtient enfin un « récépissé constatant le dépôt d’une demande d’asile ». Ce n’est qu’un début, le plus dur reste à faire.
Car, derrière une table où ont pris place plusieurs personnes, le doute s’installe en face du réfugié regardé comme un étrange animal : est-il bien un vrai réfugié ? Le récit qu’il fait de sa vie est-il bien sincère ? Peut-il le prouver ? Il est préférable de partir de son pays avec une valise de preuves, on peut aussi en inventer ; l’important, c’est de persuader. Ce passage obligé porte un nom barbare, l’OFPRA (Office français de protection des réfugiés et apatrides). Là encore Mana Neyestani, bon prince, détaille plusieurs combines pour étayer le dossier. L’attente recommence, elle recommence toujours, tout réfugié pourrait écrire un manuel de l’attente. Il faut attendre son tour, des mois, il faut attendre une « convocation » et là encore attendre.
Kafka à tous les étages
Attendre jusqu’à la séance fatidique en présence d’un traducteur car en général le réfugié ne comprend rien à ce qu’on lui dit (mais il ne doit pas le montrer), il a tout intérêt lui, à se faire comprendre. C’est un moment délicat. Il faut être affable mais pas trop, ne pas bafouiller, ne pas chigner, ne pas pleurer, ne pas trop flatter. Etre réfugié, c’est un métier. Cela ressemble un peu à une séance de casting : il faut être bon pour le rôle, vaincre les hésitations et convaincre. Si le réfugié n’est pas convaincant, il doit quitter la France, du moins sur le papier. S’il est convaincant, il est encore loin du compte. Avec ce risque permanent : la disparition de son dossier. Le dossier du réfugié a tendance à s’égarer.
Après des années d’heures d’attente et un énième formulaire (avec le temps, le réfugié devient un spécialiste), la main caresse la carte de séjour aux couleurs tendres. Le réfugié patenté en a fini avec un parcours kafkaïen. Ah non ! Cela continue : à Pôle emploi, on lui donne un nouveau numéro, un formulaire à remplir…
Après avoir été emprisonné pour ses dessins dans son pays et connu la prison, Mana Neyestani a préféré quitter l’Iran en 2006 pour continuer à dessiner. Il vit en France depuis 2012, année où il publia Une métamorphose iranienne suivi l’année suivante par Tout va bien, et maintenant ce Petit manuel aigre doux. Sur le chemin de l’exil, il n’a pas perdu son humour ni son coup de crayon. Au contraire.
Dans un registre proche et parfois similaire, on peut savourer les saynètes dialoguées que vient de publier la toujours curieuse et passionnante Sonia Chiambretto sous le titre Etat civil. En scène, dans toutes les scènes : « l’agent public ». En face, le plus souvent, une seule personne : « la femme » (parfois voilée), « la jeune mère », « l’homme », « le garçon ». Au centre de la courte conversation, une question de papiers : carte d’identité, électorale, de séjour, photo conforme, justificatif de domicile, etc., tout ce qui attend, sans étonnement, le réfugié devenu citoyen français et tous ses concitoyens. Il y a plus d’un siècle, Courteline avait mis en scène les « ronds-de-cuir », dénonçant pêle-mêle « paperasse, ignorance, incurie et routine ». L’administration française est increvable, la preuve : de tout temps, elle a inspiré des œuvres d’une belle causticité.
Petit manuel du parfait réfugié politique de Mana Neyestani, Çà et là / Arte éditions (comme ses autres albums), 132 p., 14€.
Etat civil de Sonia Chiambretto, éditions Nous/grmx, 80 p., 12€.