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Le théâtre est un drôle d’oiseau : on ne l’attrape jamais. On a beau lancer les filets de la critique, archiver le script de la mise en scène assorti du cahier de régie, on a beau le photographier, l’enregistrer, le filmer, personne n’a réussi à capturer le présent, l’air d’une représentation. Le théâtre ou la danse, arts vivants par excellence, ne vivent que l’espace d’un instant (même si cet instant se prolonge une éternité d’heures).
Les musées de la peinture, les cinémathèques abritent des chefs d’œuvre impérissables qu’il suffit de protéger de l’usure du temps, des méfaits de la lumière, de la fragilité des supports, les musées de théâtre sont des cimetières, des dépôts de maquettes et costumes forcément poussiéreux. On a beau tout savoir des mises en scène de Stanislavski travaillant au corps les pièces de Tchekhov, on a beau rien ignorer de telle chorégraphie de Loïe Fuller, elles nous échappent. L’histoire des arts vivants ne saurait être que légendaire. Alors que faire ?
Le choc du premier "Gaudeamus"
Phénomène récent, on voit se multiplier chez des artistes vivants des remakes d’œuvres anciennes et marquantes lors de leur création. « Einstein on the beach » de Bob Wilson (1976), « C’est du théâtre comme il était à prévoir et à espérer » (1982), et « Le pouvoir des folies théâtrales »(1984) de Jan Fabre, « Gaudeamus »(1990) de Lev Dodine.
« Recréation » nous dit le programme de « Gaudeamus ». Remake ? Redite ? Renouveau ? Le spectacle venu au festival Standard Idéal l’an dernier y est de nouveau à l’affiche, non à la MC93 en travaux mais dans un autre théâtre. Chaque soir le public se divise en deux camps : ceux qui ont vu ce spectacle il y a de cela un paquet d’années, ceux qui en ont entendu parler au point d’attiser leur curiosité. Je suis de ceux qui l’ont vu.
Je ne suis pas prêt d’oublier cet hiver 1990-1991. En compagnie de Patrick Sommier (qui était déjà à la MC93 dans l’équipe que dirigeait alors Ariel Goldenberg), j’avais effectué un voyage en URSS, profitant des moyens mis à notre disposition par l’Union des gens de théâtre de l’URSS qui existait encore. Partant de Moscou dans un avion de l’Aeroflot, nous nous étions rendus à Korchi en Ouzbékistan (qui était encore une province de l’empire soviétique) voir une troupe recommandée par Peter Brook ; à Yakoutsk, la capitale de la Yakoutie découvrir un metteur en scène, Andréï Borisof , qui allait devenir quelques années plus tard le premier ministre de la culture de le république Sakha ; à Achkhabad, capitale du Turkménistan, rencontrer un barde incroyable et pique-niquer sous la neige dans le désert du Karakoum.
Entre deux escapades, on passait obligatoirement par Moscou (d’où partait tous les vols vers les lointaines provinces) et là, la rumeur gonflait : il se passait quelque chose dans un théâtre de Leningrad. Alors, avant de revenir à Paris, on fit un crochet par la ville qui n’avait pas encore retrouvé son nom de Saint Pétersbourg. Le nom du metteur en scène, Lev Dodine, ne m’étais pas inconnu. Lors du premier festival de théâtre de la perestroïka, j’avais vu quelques années auparavant son beau spectacle « Les Etoiles sous le ciel matinal » d’après un livre d’Alexandre Galine, l’histoire de prostituées exilées loin de Moscou à l’heure des Jeux Olympiques. Un spectacle qui avait passé les mailles de la censure, les temps changeaient.
Et donc à Leningrad, nous avons vus l’événement dont bruissait le monde du théâtre : « Gaudeamus ». Le choc, immédiat. Nous sommes sortis de là bouleversés, le sentiment confus mais évident d’avoir assisté à un événement de premier ordre, d’avoir vu et entendu des choses que l’on avait jamais entendues sur une scène soviétique. Sur scène un bataillon de jeunes recrues à l’heure de l’instruction militaire. Les acteurs étaient les élèves de Lev Dodine, parmi eux le regretté Anton Kouznetzov. Le spectacle était le fruit de leurs improvisations guidées et mises en ordre par le maestro Dodine. Tous les maux de l’URSS passaient à la moulinette dans cette revue impitoyable. Le spectacle devait faire le tour du monde.
Dodine a donc recréé le spectacle avec une nouvelle génération d’élèves. Tout est là : la neige, le sol incliné avec ses trappes, le viol, le racisme à l’égard des gens du sud, l’abrutissement des instructeurs, les magouilles, les chants. Et pourtant rien n’est là. Comme un spectacle fantôme, tout en faux rythmes, comme anesthésié. Tout ce qui était incisif, ancré dans l’époque, devient décoratif. Un corps sans âme. Tout ce qui apparaissait neuf, iconoclaste revient vieux, quasi normatif. La phénoménale radiographie s’est effacée avec le temps. Fallait-il « recréer » ce spectacle ?
Revoir "Einstein on the Beach"
Je me posais à nouveau cette question avec appréhension en allant voir en janvier « Einstein on the beach » au Châtelet, spectacle que j’avais vu lors de sa création française au Festival d’Avignon. Sherryl Sutton et Lucinda Childs n’étaient plus là remplacées par Helga Davis et Kate Moran, mais leurs chaises, leurs costumes, leurs mouvements étaient là. Et tout à l’avenant : les décors, les lumières, la perruque du vieil Einstein et son violon, l’enfant au bout du portique, la locomotive, tout cela orchestré par la musique intacte de Philipe Glass, et les chorégraphies simples (des traversées) de Lucinda Childs remplaçant celles d’Andy Degroat.
Je n’ai pas retrouvé le si érotique balancement des cheveux de Dana Reitz quand elle lisait un livre en marchant, mais l’actrice au crâne chauve qui la remplaçait reprenait le même balancement de la tête, comme un signe de réminiscence que je retrouvais également à travers Helga Davis et Kate Moran. Et quand le parallélépipède lumineux de couché se leva lentement à la verticale et monta lentement dans les cintres sur la musique, l’effet fut sidérant : le retour du même, un doux éblouissement me submergea, à l’identique, plus de trente ans après.
Cette fois on pouvait parler de recréation. Pourquoi l’un et pas l’autre ?Peut-être parce que ce spectacle de Wilson-Glass est passablement hors du temps, qu’il tient du rêve éveillé, que le spectateur peut s’absenter un instant, hiberner, et revenir voir la suite plus de trente ans plus tard.
Revoir "C'était du théâtre comme il était à espérer et à prévoir"
« Jan Fabre est sous influences. Duchamp, Kantor, Wilson, Pina Bausch. Vocabulaire de base qu'il écorche, désagrège, tord ou répète jusqu'à le renverser. Tout se joue dans la reprise excessive d'un geste, la radicalisation d'un acte, l'affolement des sens, l'épuisement du corps (pour eux) et du regard (pour nous). Une seule règle : l'excès. »
J’écrivais ces lignes (dans « Libération » le 3 mai 1983) après avoir vu « C’est du théâtre comme il était à espérer et à prévoir » à sa création à Bruxelles. Un spectacle de huit heures non-stop. Trente ans après j’ai revu le spectacle (à Lyon aux Subsistances), l’excès (répétition infini d’un geste, d’une phrase, etc.) reste mais il est domestiqué, maitrisé par des performers professionnels (en 83 c’était des amateurs). Les influences ou citations (dont le listing ci-dessus m’apparaît aujourd’hui bizarre) passent au second plan : le spectacle nous revient comme une citation de Fabre par lui-même, la provocation première est atténuée par le marquage historique et une certaine image marque esthétique maison (éclairage par des petites lampes, costumes noir et blanc, nudité, etc.).
On y voit rétrospectivement comment Jan Fabre signait en 1982 un spectacle commando, comment il avait su insuffler de l’énergie au théâtre en y important le performing art et l’installation, comment ce spectacle constituait une base de données pour la suite.
Je n’avais pas vu la suite « Le pouvoir des folies théâtrales » réalisé deux ans plus tard en 1984 selon le même processus. Les deux spectacles sont parents et forment un diptyque lequel, tourne un peu partout depuis sa « recréation » en 2012. C’est sans doute la raison pour laquelle, découvrant ce second volet cette année au Théâtre de Gennevilliers, j’ai vécu une expérience étrange. En effet, j’ai eu l’impression de revoir un spectacle que je n’avais pourtant jamais vu. Comme un remake originel. « Le pouvoir des folies théâtrales », par la litanie des grandes dates de l’histoire du théâtre moderne (de Gordon Craig à Matthias Langhoff) qui en constitue le texte mainte fois réitéré, s’inscrit dans cette histoire.

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Alors j’ai repensé à « Gaudeamus ». Le spectacle fut et reste l’étendard de la perestroïka. Une libération des mots, des corps, des mœurs, une ouverture au monde et au secret des archives. On pouvait tout dire, enfin. Et le spectacle ne s’en privait pas, rendant hommage à Josef Brodsky par exemple et se moquant des autorités, de l’Armée rouge. Dans l’actuelle Russie, celle de Poutine et de sa stalinisation soft (on ne fusille plus, on emprisonne, on contrôle tout, la peur est revenue et ne fait que grandir), ce spectacle n’est possible que conservé dans du formol. L’actualiser aurait été courageux, mais très risqué (antipatriote, etc.). D’où cet impression de cadavre pas très exquis. Cependant ces mots cernent une vision forcément personnelle, biaisée par mon histoire. Ah, si je n’avais pas vu «Gaudeamus », qu’en penserai-je aujourd’hui ?
« Gaudeamus », dans le cadre du festival Standard Idéal hors les murs, au Théâtre Gérard Philipe de Saint Denis, jusqu’au 23 mars 20h, dim 15h3O