Cette présentation, il y réfléchissait depuis des semaines et il redoutait de s'exprimer publiquement. Après les introductions protocolaires, les jeunes avaient l'air d'être attentifs et ne pas trop regarder internet sur leur téléphone. M. Yamamoto se lance dans la place de son usine dans la production nationale et internationale, il aligne les chiffres qu'il a soigneusement préparés. Puis, il parle du processus de production et du rôle de sa brigade. Là il ne peut s'empêcher de signaler que cette année elle venait d'obtenir la prime de la brigade la plus productive. Des mouvements se produisent dans l'assistance et il lui semble que les téléphones sont plus présents. Il marque un temps d'arrêt parce que soudain l'épisode du restaurant lui revient en mémoire. Un sacré choc de revoir ces femmes massues levées. Réfléchissez et changez ! Bon sang ! Qu'est-ce qu'elles veulent ? Nous avons perdu la face quand même…
Cherchant à reprendre le fil de son exposé, il devient sensible au brouhaha qui se fait de plus en plus fort et de l'agitation des étudiants qui regardent leurs téléphones et ne se préoccupent plus de lui. Il entend distinctement Réfléchissez et changez ! Alors en un éclair, il comprend qu'ils ont trouvé le film de l'horrible scène de la veille et qu'ils ont compris qui il était. Il oublie son texte, se lance dans une description personnelle de son travail, des dangers, de la fatigue, des efforts qu'ils font ses brigadistes et lui. Le bruit cesse, les étudiants l'écoutent à nouveau. Tout y passe, les conditions de travail, l'espérance de vie diminuée, les accidents, les blessures graves, les indemnités qui ne permettent plus de vivre dignement… et puis la pression, le harcèlement presque des supérieurs et les menus avantages que l'ont retire après une année d'efforts violents, de travail même si on est malade, des trois-huit qui hachent la vie, déstructurent les relations avec leurs épouses et leurs enfants qu'ils ne voient que de temps en temps dans les périodes où ils ne sont pas au travail. Le silence qui est imposé à la famille dans la journée et quand même la fatigue des rythmes de sommeil qui sont juste recalés quand on passe du matin au soir ou à la nuit.
Et eux, les brigadistes qui serrent les dents, qui ne veulent pas admettre toute cette souffrance, qui s'enorgueillissent même d'avoir battu encore des records de productivité. Il ne sait plus s'il peut, s'il doit dire tout ça, c'est comme une barrique qui se vide quand on la débonde. D'un coup il s'arrête, il en est à se demander, à voix haute, à qui profite tout ce travail.
Les questions ensuite, il les entend et il y répond un peu comme dans un brouillard, l'émotion le submerge encore. Mais il a peur de décourager ces étudiants de s'engager dans ce métier qu'il aime quand même, alors il termine son intervention par quelques mots : "Je crois qu'il faut étudier beaucoup pour créer des outils qui soulagent les ouvriers de leur peine et ne les mettent pas en danger, qui permettent de faire des économies et surtout pour inventer des processus de production qui respectent l'environnement." D'où cela sort-il ? Il n'avait à aucun moment préparé cette conclusion… l'animateur de la séance le libère en le remerciant d'avoir parlé de son difficile métier. Quelques applaudissements. C'est fini.
Dans sa voiture il se précipite sur son téléphone et voit sur le site de vidéos que la séquence la plus visionnée depuis quelques heures est cette cérémonie calamiteuse. Il se reconnaît bien en haut du cercle, voilà, tout le monde sait qu'il a perdu la face devant ces femmes, leurs femmes, qui les ont ridiculisés. La séquence avait aussi été postée sous le titre "Les 31". Et suivait une longue série de commentaires approuvant les femmes, riant des hommes, critiquant les femmes, plaignant les hommes. Certains se demandaient qui avait organisé ce spectacle et pourquoi, si c'était une troupe de théâtre ou un parti politique… Au fond, M. Yamamoto ressentait tout cela et se posait les mêmes questions. Sauf que c'était lui qui était dans le cercle, que sa femme était bien derrière lui, avec sa massue à la main ! Et tous ces étudiants étaient au courant et devaient bien se moquer de lui maintenant. Il n'a pas le temps de lire tous les commentaires qui arrivent sans arrêt en rafales. Il se sent manipulé, piégé, tout cela soigneusement préparé, tourné contre lui, contre la brigade ? Pour le ridiculiser ? Pour leur demander de changer ! Changer quoi bon sang ! Il démarre et rentre chez lui.
Après s'être calmé et tout en conduisant, M. Yamamoto se dit qu'il avait réfléchi et demandé aux étudiants de réfléchir et de changer leurs objectifs d'étude et de recherche. Mais cela ne changeait rien pour lui ! Une autre surprise l'attendait chez lui, Sakura avait regardé et écouté son intervention que les étudiants avaient diffusé en direct sur internet, sans qu'il en sache rien. Évidemment, comme d'habitude. Cette fois, il était en colère d'être ainsi la proie de gens qu'il ne connaissait pas et qui agissaient pour des motifs qu'il ignorait. Parmi ces gens, sa propre femme et comment avait-elle su que c'était retransmis ? C'est ce qu'il lui dit vertement. Il se sentait trahi. Elle eut beau dire qu'il avait très bien parlé et qu'elle comprenait mieux son métier, qu'elle avait été prévenue par la mère d'un des étudiants, cela ne fit pas tomber sa colère. Le lendemain matin au réveil, il était toujours d'une humeur massacrante, c'est à peine s'il dit au revoir à ses enfants, puis à sa femme.