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Billet de blog 14 avril 2014

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« Né sous les coups » : quand James Ellroy rencontre Ken Loach

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« Notre pays est en guerre, Monsieur Dunford. Le gouvernement contre les syndicats, la gauche contre la droite, les riches contre les pauvres. »

David Peace, 1974

« Comment ça se fait que les gens ne pensent pas que ce pays a pas mal de comptes à rendre ? […] On peut dire que le pays c’est seulement le pays, qu’il ne fait rien par lui-même, mais ça ne veut pas dire grand-chose. »

Cormac McCarthy, No Country For Old Men

Grand prix du dernier Festival International du Film policier de Beaune (catégorie Roman noir étranger[1]), Martyn Waites signe avec « Né sous les coups » un roman noir enfiévré et volcanique, portrait d’une certaine Angleterre d’aujourd’hui.

L’histoire ?

Bon, « Mystic River »[2], ça vous parle ?

Prenez l’intrigue principale –le meurtre d’une jeune femme-, et déplacez-la de Boston à Coldwell, ville minière fictive près de Newcastle.

Remplacez ce meurtre par la grève des ouvriers de Coldwell –inspirée d’Orgreave- et les affrontements qui s’ensuivirent avec les brigades antiémeutes.

Comme dans « Mystic… », faites dérouler l’histoire sur vingt ans environ (des années 1980, période Thatcher, à 2001).

Et comme dans « Mystic… », ajoutez trois personnages centraux : Stephen, un journaliste ambitieux et idéaliste qui prépare un livre sur ladite grève ; Tony, ancienne star locale de football, désormais responsable d’un Centre d’accueil pour accros à la came ; enfin Tommy, summum d’arrogance et de culot, passé de jeune délinquant à mafieux... Et mélangez le tout.

Tout ce beau monde se retrouve alors embarqué dans le même navire thatchérien, Titanic ultralibéral fonçant droit dans l’iceberg de la dépression générale. Résultat : de violentes émeutes.

« Le plan suivi par la police d’Orgreave devint le monde opératoire habituel face aux conflits pendant la grève. Coldwell n’était qu’une bataille parmi d’autres à peu près similaires. Le succès de ces opérations modifia les mentalités des membres du gouvernement. Il autorisa à penser l’impensable. […] Les gens ne diraient rien si les mineurs se faisaient démolir. Ils auraient trop peur de perdre leur propre boulot.

On pouvait faire tout et n’importe quoi sans avoir rien à craindre.

Tout et n’importe quoi.

Et c’est exactement ce qu’ils firent. »

Alors que Ken Loach sait mieux que quiconque filmer les maux de la Grande-Bretagne (on pense aussi aux « Virtuoses » de Mark Herman), Waites utilise le roman noir pour creuser ce pays jusqu’à l’os. Il scrute les blessures infligées aux « gens de peu » -ouvriers, familles plus que modestes, drogués et autres laissés-pour-compte-, égratigne le milieu journalistique et la propagande médiatique avec une acuité à couper au couteau (« Il savait reconnaître une bonne manipulation stalinienne de l’histoire quand il en voyait une »), et passe au scalpel les violences policières justifiées par leur hiérarchie.

« C’est l’œuvre d’un gouvernement cruel et oppressif seulement préoccupé de piller le pays et de remplir les poches de ses membres ou de leurs affidés, dirigé par une dominatrice dictatoriale prête à recourir à toutes les ressources du pouvoir pour détruire l’opposition, y compris changer ou ignorer les lois et annuler des droits et des libertés publiques comme bon lui semble. »

A cet égard, les pages relatant les affrontements entre grévistes et brigades antiémeutes sont d’un réalisme stupéfiant. Car Waites n’embellit pas plus qu’il n’enlaidit : ses personnages ne font « que » raconter ce dont ils sont témoins ou victimes. La violence alors dépeinte, brute, simple, froide, barbare, n’en est que plus dégueulasse. Rarement violence urbaine a été aussi bien exprimée.

Justesse et profondeur aussi dans l’écriture des personnages : tous rêv(ai)ent d’un monde meilleur, mais réalisent que le train de leur existence a quelque peu déraillé. L’un ambitionne de devenir un grand reporter (« Sauve le monde, Stephen, ne t’en prive surtout pas. Mais n’oublie pas de te faire payer ») quand l’autre aspire avant tout au pouvoir. Certains réalisent que les liens n’ont jamais vraiment existé dans leur propre famille (« Je ne crois pas que ça existe, une famille parfaite »). D’autres encore que leur mariage n’a été qu’une mascarade… Alors tout, comme de la lave en fusion, finit par exploser. Violemment. De différentes manières, à mesure que l’intrigue progresse et que la mosaïque s’assemble. Comme si la grève des mineurs, en réponse à un ultralibéralisme sauvage et aveugle, n’avait été que le catalyseur d’une violence latente, plus intime et profonde. Et qui finit par nous exploser en pleine gueule.

Martyn Waites, dont « Né sous les coups » est le premier roman traduit en France, ne tombe jamais dans le pathos ou le misérabilisme. Il fait autant rire qu’il émeut. Il choque. Touche. Secoue. Révolte. Parce qu’il appuie là où ça fait mal. Et que ça sonne toujours juste. Dans la lignée des américains Cormac McCarthy, James Ellroy, Dennis Lehane ou de son compatriote David Peace[3], il livre dans ce roman furieusement politique et bouillonnant une vision sans concession de son pays, l’obligeant à se regarder dans un miroir et à s’interroger sur ses démons et son devenir.

Pourquoi le roman noir –longtemps considéré à tort comme un genre mineur- pour (d)écrire les dérives d’une communauté, d’une ville, d’un pays ? Réponse de la romancière Dominique Manotti: « […] parce qu’il raconte le fonctionnement de la machine, ce qui est l’objet même de la politique. Et il fleurit dans les périodes de crise, quand la croûte superficielle des apparences se craquelle, et que la lave bouillonne quasiment à l’œil nu. »[4]


[1]Car ce Festival récompense aussi bien des longs-métrages que des romans : http://www.beaunefestivalpolicier.com/2014/francais/programme-2014/evenements/article/grand-prix-du-roman-noir?lang=fr.

[2] Roman de Dennis Lehane adapté au cinéma en 2006 par Clint Eastwood.

[3]Lui aussi influencé par James Ellroy, le britannique David Peace est notamment l’auteur de « GB 84 », dont le thème est précisément la grève des ouvriers durant l’ère Tchatcher, et d’une tétralogie –« 1974 », « 1977 », « 1980 », « 1983 »- inspirée d’une série de meurtres commis dans la région du West Yorkshire en Angleterre entre les années 1970 et 1980 ; trois de ces romans ont été adaptés à l’écran et forment une trilogie intitulée « The Red Riding Trilogy ».

[4] Site de Dominique Manotti : http://www.dominiquemanotti.com/2012/05/le-noir-la-politique-et-la-crise.html

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