Marseille est devenue un alléchant sujet pour la presse mainstream : 24 morts par balle en 2012, un jeune à nouveau abattu par un policier ces dernières semaines, des fusillades en plein centre-ville, quatre dirigeants socialistes de haut rang qui sombrent dans divers ennuis judiciaires … le tableau ainsi peint ressemble à la fin de saison d'une série policière devant laquelle le spectateur trépigne d'impatience, attendant la conclusion de ce déchaînement de violences.
Décrite ainsi, la cité semble ne pas voir le bout du tunnel et nombreux sont les politiques qui tentent de focaliser le débat sur cette situation d'insécurité. On se souvient de la sortie de Samia Ghali, sénatrice-maire des quartiers Nord, qui en appelait à l'armée pour sécuriser la ville. Derrière les petites phrases et les déclarations d'impuissance des élus locaux qui se renvoient les responsabilités les uns envers les autres, ceux-ci ne sont pourtant pas exempts de responsabilités. Si le débat sur la violence est devenu un champ de bataille électoral, il n'est nul question de le balayer d'un revers de main.
Si « l'Etat de droit a déserté » les cités Marseillaises, comme il est courant de l'entendre, c'est en premier lieu du fait d'un système clientéliste, qui ajoute à la précarité sociale une pratique politique où logements, subventions aux associations ou emplois sont devenus une monnaie d'échange électoral, voire mafieuse, et non un droit. Alors que ce système est en crise du fait des diminutions des budgets publics et des affaires judiciaires, la précarité sociale n'en finit plus de se développer et le système s'effondre. Ce qui était vrai il y a trente ans devient un cycle infernal dont on ne sait plus comment en sortir : disparition du droit commun dans les quartiers, précarité, chômage, engrenage dans les réseaux de deal, descentes de police tels des cowboys dans les cités … le cycle s'envenime et tout un système de concurrence, pour les territoires de deal, les parts du marché de la drogue, exacerbé par la pauvreté, conduit à pousser la violence jusqu'à l'extrême. L'addition de ces deux données exacerbe le système de concurrence pour ce qu'il convient ici d'appeler des "biens rares" (logements, emplois, subventions) et développe la nécessité de devenir un "chasseur" (Merklen, 2009), c'est à dire de poursuivre par tous les moyens l'objectifs d'en disposer. "Tous les moyens" c'est le clientélisme comme les réseaux de deals, deux modes de "chasse" qui se font miroir, se croisent parfois (comme dans l'affaire Guérini) et qui reflètent une même violence de ce système de concurrence.
Au delà de la violence médiatique et meurtrière se cache donc une violence institutionnalisée des rapports sociaux, au sujet de laquelle Marseille n'a rien à envier aux autres cités populaires françaises, si ce n'est que l'insécurité sociale gangrène ici le cœur même de la ville. Cette violence est bien évidemment orchestrée de manière raciste, comme le prouvait S. Ghali en encourageant les habitants au crime contre les populations Roms, suivie par de nombreux élus locaux et associations de terrain. Même l'élu communiste FDG Jean-Marc Coppola participait en 2009 à une manifestation contre l'installation d'un terrain d'accueil pour les Roms, arguant de ne pas vouloir « rajouter de la misère à la misère ».
Face à la situation de peur bien réelle et compréhensible, les habitants en appellent bien évidemment à la police, cette même institution policière qui a tué le jeune Yassin il y a quelques semaines. Certes, la police est celle d'un Etat qui est imprégné du racisme postcolonial et de ses intérêts de classe. Médiapart dévoilait il y a peu un document interne à la police qui décrivait les quartiers populaires comme une zone de guerre, démontrant ainsi à quel point l'institution est imprégnée d'une violence de classe. Cela ne suffit pas comme réponse, le problème reste le même.
En l'absence de régulation institutionnelle, de réponse politique à cette violence sociale, tant sur le terrain de l'emploi que de la sécurité individuelle et collective, des habitants cherchent leurs propres solutions. Celles ci peuvent nous rappeler les pires heures de l'histoire, comme les actions anti Roms ; d'autres semblent chercher un équilibre dangereux, comme la mise en place d'un dispositif « voisin vigilants » dans le 14ème arrondissement, à cheval entre délation auprès de la police et réseau de solidarité entre voisins ; enfin, certains acteurs sociaux tentent de prendre en main le débat et réclament que le curseur soit replacé sur le travail social et la régulation quotidienne de la vie sociale locale, l'entretien des quartiers ou encore le retour de la police de proximité. Cette dernière logique qui commence à prendre forme dans les débats locaux (lire à ce sujet le texte de Mohamed Bensaada, pour QNQF) mérite toute notre attention même si le réenchantement de la politique de la ville des années 80/90 ou de la police de proximité y prends une grande place.
Il est urgent de dessiner ainsi les contours d'un autre système de combat contre l'insécurité, quelle soit sociale, policière ou mafieuse. Il est temps de prendre en main cette question et de l'enlever des mains des politiques clientélistes et de la BAC Nord et de leurs confrères. Ainsi, nous pourrons ouvrir le champ des possibles et répondre de manière globale au problème de la violence, ou plutôt des violences. Les formes actuelles de gouvernance locale (et nationale) ne permettent de tracer aucun perspective cohérente, tant le clientélisme, le racisme ou l'allégeance aux politiques d'austérités y sont une donnée centrale, structurelle. En l'absence d'organisation collective de la vie de la cité, ce sont les réseaux, les mafias qui viennent combler cette faille dans « l'autorité » de l'Etat ou celle des familles qui tentent tant bien que mal de survivre dans des conditions de précarité extrême.
La première tâche doit être de « désarmer la police » immédiatement et lui couper ses velléités répressives, éviter ainsi de nouveaux meurtres, mais cela ne permettra pas de désarmer la mafia. Un troisième pôle institutionnel doit donc s'affirmer entre crise du système politique et crise des gangs, entre la violence politique et sociale et la violence mafieuse, qui ne sont que les deux faces d'un même système. « L'autorité » que chacun appelle de ses vœux est une question cruciale que la gauche radicale comme les travailleurs sociaux ne peuvent nier. La tentation est forte d'en appeler au retour d'un Etat qui a pourtant fait les preuves de son incapacité à résoudre la situation des quartiers depuis un demi siècle. Ce pôle ne peut donc émerger que des habitants eux mêmes. Il n'y a pas de solutions toute faite pour résoudre un tel problème mais une démarche : celle de l'éducation populaire, de l'action sociale, de la lutte pour l'emploi, des solidarités. Une telle « autorité » ne peut donc se constituer que comme étant le fruit de l'élaboration collective de « ceux d'en bas », rompant avec les institutions existantes pour en dessiner de nouvelles. Enfin, nul n'a l'assurance que cette démarche conduise mécaniquement à une politique parfaitement progressiste et l'éducation populaire politique a un grand rôle à jouer à ce sujet. Voilà les véritables données du débat.