Elle n’a que 25 ans, et c’est la plus longue du monde : ce 5 octobre, la constitution brésilienne fête son quart de siècle. Un anniversaire d’autant plus intéressant que la réforme de la constitution est au cœur des exigences des Brésiliens, suite aux mouvements de protestations des mois de juin et juillet, qui se poursuivent dans certaines métropoles, notamment Rio de Janeiro.
Passionné par les constitutions, le politologue Stéphane Monclaire, enseignant à la Sorbonne-Paris I et spécialiste du Brésil analyse les difficiles possibilités de refonte profonde de ce texte. Nous avions déjà évoqué ensemble, le 1er février 2012, le processus d’élaboration de cette constitution, un marathon lancé en 1987, et qui, à l’époque, avait passionné la population (http://blogs.mediapart.fr/blog/lamia-oualalou/020212/au-bresil-la-constitution-la-plus-longue-du-monde-fete-ses-25-ans).
La constitution brésilienne a 25 ans, quel bilan tirez-vous de sa courte vie ?
Stéphane Monclaire : Tout d’abord, c’est plutôt une surprise qu’elle soit arrivée jusqu’à 25 ans, peu de monde pariait sur sa survie. Le président de l’époque José Sarney, assurait qu’avec un tel texte, le pays serait ingouvernable. Mais si elle a résisté, c’est au fond qu’elle a profondément changé, notamment sur les questions économiques et sociales. Ces modifications ont permis à la constitution de durer, mais elles lui ont fait perdre sa magie, sa majesté. Aux Etats-Unis, on a pratiquement la même constitution depuis plus de deux siècles, elle a été à peine modifiée. Un visiteur étranger serait surpris de la façon avec laquelle les citoyens vénèrent leur constitution, qui fixe le cadre des relations société-Etat. C’est un élément structurant des grands problèmes quotidiens des Américains. Cette majesté est importante, car lorsqu’elle disparaît le texte se banalise, voire est dénaturé. Au Brésil, la constitution, malgré son âge, est devenue une espèce vieille femme qui a fait plusieurs opérations de chirurgie esthétiques. Elle a été changée par des dizaines d’amendements qui ont surgi dès le lendemain de son adoption.
Quelles étaient les lacunes de la constitution brésilienne qui ont motivé ces amendements ?
Plus que des manques, il y a surtout un trop plein. Cette constitution quand elle est promulguée est la plus longue du monde, un record qu’elle détient encore aujourd’hui. Au Brésil, on met dans la constitution des normes, des droits, qui d’ordinaire, sont traités au niveau de la loi ou des décrets. On y trouve des articles sur la justice sportive ou sur le mode de calcul des retraites... Le problème, c’est qu’elle n’était pas adaptée au Brésil des années futures, car les dispositifs économiques et sociaux sont rapidement caducs. Ce trop plein a un second inconvénient : chaque modification implique des majorités des trois cinquièmes et des allers-retours entre l’Assemblée et le sénat. De sorte que les révisions prennent beaucoup de temps et d’énergie, et que tous les moyens sont bons pour réunir des majorités, ce n’est pas forcément une adhésion de caractère idéologique. Cela a donné la recherche des majorités larges voire contre-nature.
Au lendemain des grandes manifestations du mois de juin, la réponse du gouvernement a d’abord été de proposer une réforme politique passant par une refonte de la constitution. Pourquoi ?
A priori, c’est un passage obligé. Encore une fois, cette constitution fixe un ensemble de procédure concernant les politiques publiques. On ne peut pas réformer le pays sans toucher à la constitution. Par exemple, au moment où les manifestations se sont multipliées, il y avait au Congrès une proposition d’amendement à la constitution qui est débattue depuis longtemps. Il s’agissait de savoir si les procureurs pouvaient conserver leurs prérogatives dans le cas d’une investigation, un texte qui faisait le jeu de la police, retirant le contrôle externe (PEC 37). Un ensemble d’associations avait alerté sur les risques pour l’Etat de droit, et l’amélioration des enquêtes sur les élites corrompues. Avec les manifestations, cette question est venue en première ligne, et une partie des gens dans la rue, les plus informés, réclamaient que cette proposition soit écartée. Ils y sont parvenus. C’est ainsi que l’idée de réforme profonde s’est imposée. Elle n’a rien de saugrenu, cela fait des années qu’on en parle. Cela améliorerait la démocratie et la gouvernabilité, en réduisant les asymétries du fédéralisme, améliorant la représentativité des députés locaux, celui de l’accès aux médias pour l’opposition et les petits partis…
D’abord enthousiaste, la présidente Dilma Rousseff a pourtant fait marche arrière…
Il y avait un projet de convoquer une constituante, le Parti des Travailleurs (PT, la formation de la présidente et de son prédécesseur, Luiz Inacio Lula da Silva) l’avait depuis longtemps. Et dans la panique, Dilma Rousseff l’a reprise en partie et annoncé au pays, ce qui est d’un point de vue de la légalité compliqué. Pour créer une constituante, il faut un acte souverain, des crises politiques d’une très grande profondeur (comme l’épuisement du régime militaire dans les années 80 au Brésil, ou la guerre d’Algérie en France à la veille de l’effondrement de la quatrième république). Les constitutionnalistes recommandent de ne pas créer de constituante quand il n’y a pas de manifestations du peuple souverain allant dans ce sens.
Dilma Rousseff a perçu la difficulté, et a lancé la balle dans le camp du Congrès, leur rappelant que c’était à eux de légiférer et de modifier les règles pour que le pays soit plus démocratique. C’est habile politiquement : elle se met du côté de la population, laissant le soin aux membres du Congrès de réaliser une réforme dont elle les sait incapable. Conséquence, la population est une fois de plus déçue par le Congrès et à chaque fois que le législatif est affaibli, l’exécutif en ressort plus fort en termes d’image et de légitimité. Ce n’est pas un hasard si la popularité de la présidente remonte. Elle dégage sa responsabilité du manque de réforme politique. Quitte à promettre une réforme dès le début du mandat prochain, si elle est réélue fin 2014.
Pourquoi est-ce si difficile de réformer l’Etat brésilien ?
Prenons tous ces textes susceptibles d’améliorer la gouvernabilité : cela fait des années qu’ils sont déposés au congrès et qu’ils sont étudiés à vitesse d’escargot et dénaturés au cours de cet examen. Cela a beaucoup à voir avec la possibilité du personnel politique de perdurer. En outre, pour tout ce qui est éthique, gouvernabilité, le diable se cache dans les détails, dans des éléments très techniques, incompréhensible pour la plupart des brésiliens. Par exemple, si on passe à un scrutin uninominal, comment définir les circonscriptions ?
Si l’idée de constituante est repoussée, comment accélérer la réforme du pays ?
Il y a des solutions techniques simples, comme augmenter le nombre de sessions, et le nombre de réunion en commission, ce qui réduirait le délai pratique de l’examen des textes – c’est le président des chambres qui le décide. Il n’y aucune raison pour que les députés continuent toujours d’arriver le mardi matin à Brasilia pour repartir le jeudi après-midi. Bien sûr les élus doivent retourner dans leur circonscription, mais il ne faut pas être hypocrite. S’ils veulent montrer leur loyauté au « vote populaire », qu’ils légifèrent et se mettent au travail. On peut également jouer sur a présentation de l’ordre du jour aussi : il s’agit de fixer des priorités, l’agenda du congrès ne correspond pas à l’agenda de l’intérêt général. Et ce dernier doit s’exprimer à travers la presse, des manifestations, les réseaux sociaux. Un agenda politique, ça se construit, il ne tombe pas du ciel. Il faut organiser un ensemble de pression sur le législatif pour qu’il se mette à travailler davantage.
Quitte à ce que ce soit contre leurs intérêts corporatistes ?
Oui, c’est possible. On a vu dans le passé des personnes voter contre leur intérêt, pris par un intérêt plus fort. La constitution de 1988, par exemple, est plus progressiste que ses 559 constituants, le texte est allé au-delà, parce des modérés ont fini par voter des textes poussés par les circonstances. Cela peut se passer une deuxième fois. La lenteur de la réforme politique tient à des résistances politiques, mais ces dernières ne sont pas nécessairement d’une grande solidité, c’est le jeu de la démocratie de changer les rapports de force
Au-delà d’une constituante, le gouvernement a envisagé un temps un référendum sur la réforme politique, pourquoi a-t-il reculé ?
Quand on fait un référendum on soumet une question, les gens répondent oui ou non. Mais tout dépend de la question. On peut demander : « Souhaitez-vous que le mode de scrutin soit uninominal par circonscription et laisser le congrès fixer les détails de ce mode de scrutin ? ». Deuxième solution : « Souhaitez-vous que le mode de scrutin soit uninominal par circonscription, et que le découpage des circonscriptions obéissent à toutes les règles décrites dans le document ci-joint ? ». Sur le plan politique, dans la première version, le congrès accepte le changement du mode de scrutin, mais il garde les mains libres pour organiser les choses à sa convenance. Et selon les détails qu’il introduira les types d’élus ne seront pas les mêmes. Dans la seconde, la proposition est tellement détaillée que le congrès doit se plier à ces détails. Mais qui fixe ces détails ? La présidente ? Comment être sûr qu’ils plairont aux leaders d’opinion dont le comportement et l’appui sont indispensables pour que cela se termine par un oui ?
Par ailleurs, cela impliquerait un affrontement direct avec le congrès, or Dilma a besoin de son appui pour le vote du budget, pour mener à bien ses politiques publiques, voter tel ou telle loi. Du coup, le contenu même du référendum sera décevant, car ce sera tout de même le personnel politique qui fixera le détail et c’est au niveau des détails que se renforce ou diminue démocratie, l’éthique, la transparence et la représentativité du système politique. C’est une déception qui n’est pas bonne pour Dilma, mais elle perd moins de plumes qu’en s’engageant profondément pour un référendum qui ne serait appuyé par personne.
Le fait que la présidente soit du PT ne change rien par rapport à son appui au congrès ?
Bien sûr l’électorat particulier du PT, surtout dans les grandes villes a un poids. Mais au fond, l’histoire du PT sera surtout convoquée par les élus comme argument de «vente ». Aujourd’hui les hauts dirigeants du PT vont moins se déterminer en raison des valeurs historiques du parti et de revendications d’origine populaire qu’en fonction d’intérêts tactiques et de préoccupations liées à la professionnalisation politique du parti. Leur comportement va ressembler étrangement à celui des partis politiques.
On a l’impression que les promesses de changement des politiques au lendemain des manifestations n’aboutissent pas. La montagne a accouché d’une souris en quelque sorte…
Elle a accouché de plusieurs petites souris, de plusieurs petites lois, votées au compte-goutte, ou au contraire écartées clairement, ce qui rend le cadre politique plus clair. Par exemple, il a été décidé que les partis pourront mettre sur leur site des vidéos en faveur de leur candidat, avant même que la campagne s’ouvre, avant c’était interdit. Cela peut paraître ridicule, mais le congrès a ainsi écarté un ensemble de projet de censure d’internet. C’est à la fois réaliste, et cela va dans le bon sens. Parallèlement, un autre texte interdit lors de la prochaine campagne électorale de mettre des affiches sur des trépieds au milieu des trottoirs. Le problème, c’est que l’accès aux médias pendant la campagne va encore plus bénéficier aux partis dominants. Ça, c’est négatif. Ce sont des éléments tout petits, inaperçus, et on a donc l’impression que les choses ne changent pas, même s’il y a eu une petite accélération. Mais l’agenda de la réforme est très lourd, les députés ont du pain sur la planche, et entre temps, ils ont les lois quotidiennes, la nomination des ambassadeurs etc..
Vous n’imaginez pas de grande réforme politique pour l’année prochaine…
Déjà, elle n’entrerait pas en vigueur pour les prochaines élections, car tout changement doit être introduit au moins un an avant, et nous y sommes déjà. Le plus probable c’est que les changements se poursuivent au goutte à goutte, et pas toujours dans la bonne direction. On n’aura pas de grand soir, il faudrait une crise très profonde. Or l’élection va fonctionner comme soupape de sécurité. Le vote canalise le mécontentement : pourquoi sortir dans la rue, vous allez vous exprimer parle suffrage, disent les politiques, relayés par la presse. A moins que ne surgisse un énorme cas de corruption, ou à moins que l’économie de détériore profondément, ce qui n’a pas l’air d’être le cas.
Sans réforme politique cette année, peut-on imaginer que grâce à la pression politique, le congrès qui sorte des urnes en 2014 soit très rénové ?
Non. On peut envisager un changement au sénat, qui serait le fruit d’un immense mouvement d’opinion, car il s’agit d’un scrutin uninominal majoritaire, qui peut permettre l’émergence de nouvelles figures. Mais je rappelle que tous les sièges ne sont pas renouvelés au sénat. A la chambre, du fait d’un système fondé sur la proportionnelle sans effet de seuil, les mouvements d’opinion ont peu de poids. En outre, les partis ne présentent pas de gens différents. Au Brésil, pour être candidat, il faut être membre d’un parti, depuis au moins un an. Et une autre condition : il faut que le parti autorise le postulant à être candidat. Le jeu est donc totalement fermé. Ceux qui sont en place n’ont pas envie de céder leur place à d’autres. Regardez la situation dans laquelle se trouve Marina Silva…
Justement que pensez-vous de la décision du Tribunal supérieur électoral d’invalider la création de son parti, le Réseau de la durabilité, em estimant qu’elle n'avait pas réuni les 492.000 signatures requises ?
Je pense que les juges n’avaient pas le choix, car ils appliquent la loi, mais ils ne peuvent pas être fiers de ce qu’ils ont fait et la démocratie est perdante. Les textes sont clairs, il faut une quantité de signatures de citoyens registrés par des notaires chargés des états civils, les « cartorios », une spécificité brésilienne. Et pour des raisons inconnus, ils n’ont pas validé de nombreuses signatures. Il faut se rappeler que Marina Silva a attiré 20 millions de voix il y a trois ans, lors du premier tour de l’élection présidentielle. Elle a la légitimité la plus noble en politique et ne peut pas créer de parti. Il y a en France 800 partis politiques, pas présents aux élections, bien sûr, mais on peut en créer sans problème. Au Brésil, c’est très difficile, et cela soulève la question de la responsabilité des cartorios qui n’ont pas comptabilisé de signature sans justification. On a un défaut de la loi et un défaut du contrôle des cartorios. Ce bras externe de l’Etat, qui établit tout un ensemble de documents utiles à la sécurité juridique (états civils, mariage etc…) c’est une corporation très fermée, et pas du tout contrôlé. Ils disposent d’une autonomie trop grande pour un Etat de droit. On en a là un exemple flagrant des ratés de la démocratie brésilienne: une personne qui a réuni 20 millions de voix ne peut se présenter parce que des cartorios l’ont décidé sans avoir à se justifier. On est plus dans l’arbitraire que dans l’Etat de droit. Voilà encore un sujet à ajouter dans la liste des nombreux thèmes qui doit entrer dans la réforme politique.
Pour les lusophones, deux intéressantes interventions de Stéphane Monclaire, pour compléter ce propos :
http://www.youtube.com/watch?v=p7HDoEFFMso
http://www.youtube.com/watch?v=66r5WkjvZgk
Crédit de la photo : Midia Ninja