Premier président conservateur à s'installer au Palais présidentiel de La Moneda après le départ, en 1990, du dictateur Augusto Pinochet, Sebastián Piñera vient de présenter son premier gouvernement, de manière théâtralisée, et polémique. Hormis la mise en avant de « golden boys » libéraux formés aux Etats-Unis, le cabinet a fait place a des champions de la distribution chilienne, relançant les débats sur les conflits d'intérêts, déjà très vifs autour de la personne même du millionnaire Piñera.
C'est notamment le cas du futur ministre des affaires étrangères, Alfredo Moreno, directeur de la chaîne de grands magasins Falabella, numéro un au Chili, mais aussi très présente dans les pays voisins, notamment Argentine et Pérou. Le nouveau président chilien a également réussi un coup « à la Sarkozy » en attirant le chrétien-démocrate Jaime Ravinet au ministère de la défense, poste qu'il avait déjà occupé sous le mandat de Ricardo Lagos (2000-2006). La référence à la nomination de Bernard Kouchner et au coup que cela a porté au parti socialiste était permanente au sein de la droite chilienne ces dernières semaines.
Pour l'économiste Roberto Pizarro, dont je publie ici la deuxième partie de l'entretien, ces nominations donnent désormais ouvertement le pouvoir aux secteurs économiques les plus puissants du pays, alors même qu'ils tiraient déjà les manettes dans les coulisses du temps de la Concertation, la coalition de centre-gauche qui a gouverné le pays depuis 1990, et qui a été battue en janvier.
C'est la première fois qu'un conservateur est démocratiquement élu au Chili depuis 1958. La droite civile est donc éloignée du pouvoir depuis 52 ans, et absente de l'Etat totalement depuis la chute de Pinochet, en 1990. Dans ces conditions, Sebastián Piñera a-t-il les conditions de gouverner ?
Bien sûr que oui ! Ce sont eux qui ont inventé le modèle économique et politique en place, c'est pour cela qu'ils insistent tant sur ce thème de l'efficacité, et des nouvelles têtes, c'est ça le changement dans la rhétorique de la droite. Je pense néanmoins que le gouvernement Piñera aura d'importantes difficultés s'il décide de proposer des politiques encore plus néolibérales, comme une plus grande « flexibilité » des lois du travail ou la privatisation de l'entreprise nationale de cuivre Codelco, unique possession de l'Etat. Il aura également des problèmes avec des groupes sociaux : étudiants, professeurs et fonctionnaires. Ils étaient déjà très mobilisés à l'époque de la Concertation, ils devraient l'être plus encore avec un gouvernement de droite.
Les élections législatives de décembre ont fait de l'Union Démocratique Indépendante (UDI, parti héritier du pinochetisme) la première formation du parlement. Or ses cadres rejettent une partie du discours libéral, sur le terrain des valeurs, de Sebastián Piñera. Le nouveau président pourra-t-il gouverner sans parti ?
C'est peu probable. Gouverner sans les partis est très difficile. En dépit de tous les problèmes que j'ai déjà cités, le Chili continue à être, au sein de l'Amérique Latine, le pays où les partis politiques ont le plus de force et d'influence. Piñera dépend des partis de droite qui ont fait campagne pour lui et fera tout son possible pour les maintenir dans son gouvernement. Par ailleurs, si l'UDI n'a en effet pas confiance en Piñera, qu'elle considère comme très individualiste, c'est le seul parti avec lequel il a des problèmes. Et ces tensions ne sont pas apparues durant la campagne électorale ni au lendemain de l'élection.
Je pense que le gouvernement de Piñera poussera à l'extrême les modernisations introduites par la Concertation : construction de routes, amélioration du transport dans les grandes villes et accords économiques internationaux. Il bénéficiera sans doute de ressources importantes grâce aux rentrées croissantes du cuivre, ce qui devrait lui permettre de financer son programme de réduction des charges pour augmenter l'emploi. Mais il n'y aura aucun changement radical.
Piñera avait déclaré vouloir d'un gouvernement d'unité nationale, et il y est parvenu, en attirant le chrétien-démocrate Jaime Ravinet. Comment a-t-il réussi ce coup politique ?
La capacité de Piñera à attirer des figures de la Concertation vient du fait qu'il contrôle désormais la totalité du pouvoir au Chili. En plus du gouvernement, il aura l'appui des groupes économiques et de la presse, sans la moindre dissidence. Et je pense qu'avec de modestes accords, il pourra mettre en place une majorité au parlement. La disparition des convictions, l'absence de vision politique, les relations incestueuses entre la politique et les affaires, la force considérable de Piñera et l'affaiblissement conséquent de la Concertation sont autant de facteurs qui poussent à changer de camp.
La critique à l'encontre de Piñera concernant les liens entre politique et affaires est-elle justifiée ?
Totalement. Piñera administre près de 2 milliards de dollars, ce qui fait de lui l'un des hommes les plus riches du Chili. Il n'a ni vendu ses actions, ni les a mis dans un fonds « aveugle », c'est-à-dire indépendant, lorsqu'il a décidé de se présenter à l'élection présidentielle. Quand il a gagné, ses actions ont grimpé de 20% en trois jours. Selon les calcules les plus modestes des économistes, Piñera a engrangé 12 millions de dollars supplémentaires grâce à cette augmentation, ce qui couvre amplement ses dépenses de campagne.
Quelle sera la stratégie de reconstruction de la Concertation dans l'opposition ?
Elle ne sera pas facile. Comme on l'a vu, certaines figures de la Concertation sont déjà en train de passer de l'autre côté. Au parlement, les députés du parti radical ont déjà essayé de faire un accord avec la droite, ce qui donnera la majorité à Piñera. Soumis à diverses pressions, ils ont fait marche arrière, mais il est probable que des initiatives similaires voient le jour dans les prochains moins. Le pouvoir économique, politique et médiatique concentré entre les mains de la droite et de Piñera constitue une force si puissante que, pour l'affronter, il faudrait des convictions politiques que les dirigeants de la Concertation ont perdu.
Pensez-vous que cette crise poussera à une rénovation des cadres de la Concertation ?
Les « jeunes » de la Concertation - qui ont en fait plus de 40 ans - qui sont en lice pour prendre la direction de leurs partis, ont fait la grave erreur d'accepter la protection de Ricardo Lagos. Encore une fois, je répète que « rénovation » ne veut pas dire « nouvelles têtes », il faut avant tout changer les institutions. Et Lagos a toujours explicitement défendu le « bon fonctionnement des institutions en vigueur », c'est-à-dire, celles qui ont été installées par Pinochet. Et il est encore plus clair en ce qui concerne son appui à une économie néolibérale. D'ailleurs, les grands patrons ont pleuré quand il a quitté le pouvoir en 2006.
Pourquoi ce thème du « bon fonctionnement des institutions » est-il si central au Chili ?
Il est vrai que nous les Chiliens sommes obsédés par le bon fonctionnement des institutions. Je pense que c'est une donnée culturelle qui nous différencie des autres pays de la région. Au Chili, on obtient son passeport ou sa carte d'identité en deux jours et on nos impôts sur internet. C'est un trait culturel que nous avons depuis toujours et qui n'a rien à voir avec Pinochet ou la Concertation. Mais il est probable que cela explique le succès du néolibéralisme ici, unique dans la région.
Le problème, c'est qu'au nom du bon fonctionnement, la Concertation n'a pas voulu changer ces institutions héritées de Pinochet, ce qui était sa responsabilité et son engagement. Elle bénéficiait des conditions politiques, sociales, nationales et internationales pour mobiliser le pays dans ce sens. Mais la volonté politique était absente et les accords conclus avec les principaux groupes économiques ont introduit dans le monde des affaires des cadres de la Concertation, des ex-ministres, comme directeurs d'entreprise ou lobbyiste.
En décembre, un candidat a fait sensation : le jeune ex-socialiste Marco Enriquez-Ominami. Il a attiré 20% des voix, s'arrogeant la troisième place à l'issue du premier tour. Quel sera son rôle dans l'opposition ?
MEO, comme on l'appelle ici, va rencontrer d'importantes difficultés. Tout d'abord, il n'a réussi à élire aucun député, à cause du système binominal que nous avons déjà évoqué. Par ailleurs, sa critique contre la Concertation a toujours été concentrée sur la nécessité de voir apparaître de nouveaux visages. C'est aujourd'hui très probable, avec ces quarantenaires dont nous parlions. En ce sens, ses arguments politiques ont perdu leur validité.
Dans ce contexte, MEO a deux possibilités : s'allier avec la génération des 40 ans de la Concertation, ou former un front de gauche, avec d'autres formations, exigeant des transformations plus radicales du système économique néolibéral et du système politique excluant.
Un autre dissident du socialisme, Jorge Arrate, est arrivé en quatrième position avec un résultat honorable. Par ailleurs, pour la première fois depuis 36 ans, le parti communiste a réussi à contourner la loi binominale grâce à une alliance avec la Concertation, pour élire trois députés. Cela peut-il constituer le point de départ d'un véritable mouvement de gauche ?
« Il faut desceller jusqu'à que le ciel s'éclaircisse », disait le général Peron. C'est un slogan très approprié quand les perspectives sont sombres. De fait, Le résultat électoral d'Arrate est positif si on le compare avec la votation traditionnelle de la gauche, et l'élection des trois députés communistes aide également. Mais tout cela est très insuffisant pour mettre sur pied rapidement un véritable mouvement de gauche au Chili. C'est pourtant une nécessité absolue. La Concertation n'a jamais été à gauche, mais elle est passée progressivement du centre à la droite.
Les erreurs de la Concertation constituent aujourd'hui la base éthique qui nous oublie à construire un parti de gauche capable de transformer économiquement et politiquement le pays, qui en finisse avec le conservatisme économique, politique et culturel. Mais cela implique une autocritique profonde et une meilleure connaissance de la réalité sociale chilienne. Cela implique aussi d'être respectueux à l'égard des différents secteurs politiques qui cherchent à représenter ce mécontentement populaire. Le Front de gauche ne va pas surgir au coin de la rue, mais c'est une réalité potentielle.
(voir le précédent billet pour la première partie de l'entretien)