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Billet de blog 17 avril 2012

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Eurex lance des contrats à terme sur la dette française

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Ces nouveaux produits dérivés, lancés lundi 16 avril sur une bourse allemande, ont bien failli passer totalement inaperçus. Pourtant, ils posent de façon cruciale le problème de la spéculation. Tentative pour comprendre de quoi il retourne.

Techniquement : des outils de spéculation.

 -Il s’agit de la création de produits dérivés sur la dette française. Cela permet de parier sur la baisse des obligations françaises sur les marchés financiers. Ce sont des « contrats à termes », ou « futures » en anglais.  C’est un contrat où le financier X s’engage à vendre au financier Y des obligations (OAT) à une date déterminée (l’échéance) et à un prix déterminé. Je suppose (à vérifier) que le prix choisi est celui auquel sont cotées les obligations le jour de la signature de contrat. Ce jour-là, X n’est pas obligé de posséder les OAT. Il les achètera sur le marché lorsqu’arrivera la date déterminée par contrat. Si, entre temps, leur prix a baissé, X va les acheter moins cher que le prix auquel il les revend aussitôt à Y. Ceci implique 2 caractéristiques :

  • Une fois le contrat signé, X a tout intérêt à voir baisser le cours des OAT…et comme les cours boursiers sont sensibles à la rumeur, à l’inquiétude diffuse, si X parvient à mettre en doute la fiabilité des obligations françaises, il peut gagner gros. Y, lui, espère une hausse du prix des obligations… mais il est plus difficile de faire courir des bruits qui conduisent à une revalorisation des titres français !!
  • X n’est pas obligé de détenir l’argent avec lequel il va acheter les obligations. Il peut utiliser un effet levier, c'est-à-dire qu’il ne doit posséder qu’une faible partie de la somme totale. Le reste lui est en quelque sorte prêté, juste le temps qu’il revende le tout. On peut donc, avec seulement 100 000 euros, jouer sur 1 à 2 millions d’euros d’OAT.

Légalement : qui peut autoriser de tels produits financiers ? :

D'après Jean-Pierre Jouyet, président de l’AMF, ni les autorités françaises, ni les autorités européennes ne peuvent interdire ces produits. Ceux-ci sont « inventés » par Eurex, une place financière (c'est-à-dire une bourse) allemande. Le fait qu’Eurex ne soit pas une bourse française empêche que l’AMF ne lui interdise quoi que ce soit.

Selon RTL.fr l’Agence France Trésor AFT ( c’est-à-dire l’organisme, sous tutelle du ministère des Finances, qui met la dette de la France sur les marchés financiers ) a été consultée par Eurex. Mais ça ne dit pas si elle ce qu’a été sa réponse, ni si elle pouvait s’y opposer. François Baroin le ministre des Finances, affirme qu’elle n’a ici aucun pouvoir…et ajoute que l’ AMF pourra en revanche veiller "au strict respect de la réglementation" … Ainsi, chacun se renvoie la balle !

Il semble bien qu’aucune autorité française ne puisse interdire ce genre de produit… Seule l’homologue allemand de l’AMF, la BaFin, l’aurait pu.

Ceci pointe l’absurdité de la construction européenne. Nous avons une monnaie unique, mais plusieurs places financières régies chacune par l’autorité de leur pays. Du coup, il y a concurrence entre elles. Si l’Europe pouvait interdire ces futures sur toutes les places européennes, il resterait le problème des autres places financières (USA, Japon, etc…). La « mondialisation financière », en ôtant toute restriction à la libre circulation des capitaux, pose elle aussi un problème dont il serait temps qu’on se rende compte.

En quoi ces produits dérivés sont-ils dangereux pour la France ?

Eurex organise déjà la vente de contrats à terme sur les obligations allemandes. Celles-ci étant indemnes de la spéculation, certains affirment qu’il ne faut donc pas craindre une spéculation sur les obligations françaises. Mais cet argument est fallacieux. Les obligations allemandes sont très bien cotées (du moins pour le moment), il serait donc plus difficile de faire courir des bruits mettant en doute leur fiabilité. Les obligations françaises, par contre, sont montrées du doigt…il y a fort à parier que lorsque les marchés en auront fini avec la Grèce, l’Italie, L’Espagne et le Portugal, ils « s’occuperont » de la France. À ce moment-là, tous les outils spéculatifs seront bons à prendre !!

De même, le fait qu’il est existé autrefois, sur le MATIF (un marché français qui a disparu) des contrats à termes sur les OAT françaises ne permet pas nous rassurer. À cette époque les OAT françaises étaient très stables (cotées AAA) et il ne serait pas venu à l’idée des financiers de tenter de spéculer contre elles….

 De plus, pour certains observateurs, le moment est très mal choisi, car les élections pourraient être un facteur déclenchant pour rendre les marchés nerveux…difficile à dire si c’est exact, tant les marchés sont peu « logiques », et imprévisibles. Mais le fait qu’on puisse le supposer, et mettre ainsi les électeurs sous chantage montre à quel point la finance d’aujourd’hui est un danger pour la démocratie.

Marianne reproche à l’AFT de ne pas avoir obtenue d’Eurex de « différer » leur innovation à après les élections… mais c’est seulement repousser le problème à plus tard. Ce changement dans l’agenda n’aurait servis qu’à éviter que cet événement ne s’invite dans la campagne présidentielle, ce qui aurait été bien dommage !

Quand à Cyrille Lachevre, rédacteur en chef du service macro économie du Figaro, il nous explique que si on ne permet pas aux « investisseurs » d’utiliser des produits dérivés pour se protéger d’un défaut français, ceux-ci seront moins enclins à acheter notre dette, dont le prix va alors baisser ( et donc dont le taux d’intérêt va augmenter). Ainsi le Figaro écrit sans rire : «  Eurex rend donc paradoxalement service à la France ». C’est révélateur de notre époque où l’on réussit à affirmer que la spéculation est une nécessité pour le bien collectif. (Un autre exemple significatif : en Europe il a été décidé récemment d’interdire un autre instrument spéculatif, les CDS à nu, sur toutes les dettes d’état... Mais l’Italie à insister pour que ce soit autoriser pour sa dette, craignant de voir alors se défiler les investisseurs !!). Les « investisseurs » exigent aujourd’hui de pouvoir se protéger des risques. Pourtant, s’ils gagnent de l’argent, c’est en théorie pour les dédommager des risques qu’ils prennent ! De même,  le terme d’ « investisseurs » est à remettre en cause lorsque ces financiers peuvent, avec l’effet levier, jouer sur des sommes multipliées pas 10 ou 20 par rapport à l’argent qu’ils engagent. C’est pourquoi j’utilise plutôt le terme de « financiers », voir de « spéculateurs » !

Enfin, ces produits financiers permettent de gagner de l’argent en « investissant » à la baisse. On peut se demander si, lorsque la banque centrale européenne prête des sommes colossales aux banques à des taux réduits en espérant benoîtement qu’elles vont réinvestir cet argent dans les dettes d’état (ce qu’elle a fait récemment), les banques ne seront pas tentées au contraire de mettre cet argent dans des contrats à terme, donc de spéculer sur la mise en difficulté des états européens !!!

Bien sûr, il existe déjà des moyens de spéculer à la baisse sur la dette française. Est-ce une raison pour en rajouter ?

Conclusion :

La seule solution serait d’interdire tous les produits financiers qui utilisent un effet levier (il en existe d’autres, comme la vente à découvert, les CDS, etc.) et d’empêcher les libres mouvements des capitaux avec les pays qui n’appliqueraient pas les mêmes règles. Avant les années 80, on ne pouvait librement échanger les monnaies… c’est donc techniquement tout à fait possible. Mais cela demande, si on reste dans l’euro, à ce que les autorités européennes soient décidées à prendre de telles mesures…ce qui est mal engagé pour le moment… Mais, la crise européenne menaçant toujours, nul ne sait ce que l’avenir nous réserve ! Il est donc bien qu’on se pose, à l’avance, de telles questions.

Laure, pour RéCiF

RéCiF, pour Résistance citoyenne à la finance, est un collectif qui œuvre à diffuser et soutenir une critique active de l’économie financiarisée. Mieux comprendre les mécanismes de la finance et discuter ensemble des règles à lui imposer… c’est le but de RéCif

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