“Plus ça change, plus c'est la même chose”
En 2005, avant qu'on ne fonde les nouvelles jeunesses poutiniennes, les Nachi (« les nôtres », successeurs des Iduchtchie vmeste, « ceux qui marchent ensemble »), on aurait demandé à Alexandre Nevzorov, ancien journaliste, s'il serait d'accord pour qu'on utilise ce nom. Il ne fait plus beaucoup de vagues, Nevzorov : installé à la douma après octobre 1993 et récemment reconverti dans sa grande passion, l'élevage de chevaux, il a pris de la bidoche et troqué son blouson de cuir noir contre un costume vert olive. À l'époque, c'était autre chose. Au début des années 90, dans le cadre de dans son émission « 600 secondes », où il faisait surtout du social (« tout va mal »), du spirituel orthodoxe et du faits divers sanglant encadré de pubs pour portes blindées, viseurs laser et gants en kevlar, il avait diffusé sous le titre Nachi une série de reportages et monté en parallèle un mouvement national-populiste à base de réservistes de la figuration. Selon lui, les « nôtres » étaient ces braves militaires et paramilitaires défendant la Russie Soviétique contre les peuples manipulés par les agents occidentaux (ou francs-maçons ou sionistes) et le gouvernement corrompu (à la solde de l'Occident, ennemi du peuple). Les héros étaient ces spetsnaz qui reprenaient la tour télé de Vilnius, ces volontaires cosaques venus aider leurs frères slaves en Transnistrie, ces vétérans d'Afghanistan partis finir leur guerre en Yougoslavie, fidèles aux idéaux du GuéKaTchéPé, attendant avec impatience les ordres des généraux Routskoy, Lebed et Makachov…

1995 : Dans l'épisode «La Grève» de l'émission satirique Koukly, la marionnette de Ziouganov tient un exemplaire du principal organe de l'opposition national-communiste, le journal Zavtra («Demain»), titrant «La Douma sera “nôtre”».
Moi aussi, je me suis dit, au début : curieuse coïncidence. Jusqu'au jour où, en 2008, ma route croise celle du « Toubib », ancien skinhead néo-nazi, membre de la nébuleuse « Brigade Unifiée 88 », conglomérat de hooligans affiliées à différents clubs de football, mais réunis à la fin des années 1990 par un certain Roma « Radio » sous la bannière de la Cause. Le Toubib est un de ceux qui ont été assez futés pour avoir eu la flemme de défiler aux manifs et assez motivés pour rejoindre les mobs qui partaient casser du basané. Fiché depuis des années par le FSB, mais très peu inquiété par la milice. De son propre aveu, « un marginal, et entouré de marginaux », récemment reconverti dans les affaires : blanchiment d'argent et vente de terrains. On a beaucoup parlé : de la mort de Letov, de l'interdiction des nazbols, du split de l'Union Russe Nationale, du premier album de Tequilajazzz et du dernier Leningrad, du paradoxal « NS ska », du clivage entre pro-païens et pro-chrétiens orthodoxes.
Il m'a parlé de sa nouvelle BMW série 5 noire, du voyage qu'il prépare dans une ex-république de l'URSS, pour rendre visite à un camarade planqué en attendant la fin de l'enquête sur le meurtre d'un gastarbeiter. Il m'a raconté que lors d'une de ses dernières « sorties » en Europe, avant qu'on ne l'interdise de visa Schengen, sa bande avait proposé à des hooligans français un « mur contre mur », à la loyale, et que ces couilles molles avaient refusé. Ça ne l'a pas étonné, de la part d'un pays incapable de faire la différence entre « citoyenneté » et « nationalité ». Il s'est plaint des caméras, dans le métro et dans la rue : finies, les spectaculaires batailles rangées en plein centre-ville, centaines de T-shirts blancs contre centaines de T-shirts rouges, « On a commencé à nous mettre la pression après tout ce qui s'est passé au marché de Tchrekizov... Maintenant, il faut aller en banlieue pour se castagner. Et la tenue, c'est même pas la peine : les gars qui ne sont pas complètement givrés sont passés au casual. » Je lui demande ce qu'il pense de Tessak (« Coutelas »), cette étoile filante d'Internet, solide gaillard au crane rasé et à la mine débonnaire qui s'est fait une gloriole à base de vidéos éducatives comme « Réussir une ratonnade » ou « Pourquoi nous devons les haïr ». Il venait d'échouer en taule pour avoir foutu le boxon à un meeting droits-de-l'hommiste. « Un provocateur du FSB, me répond le Toubib : son nom de famille, c'est Martsinkevitch, et il y a des photos de sa Bar Mitzvah. »
Je lui parle alors de Serge Ayoub, alias Batskin, puis un peu de Le Pen et de Dieudonné, pour finir sur Jirinovski, question juive oblige. « Oui, lui aussi. Et toutes ces années, ils nous ont discrédités en lui faisant dire ce qu'on aurait pu dire. » Les temps sont durs, les antifas sont de plus en plus nombreux, les services secrets de moins en moins tolérants, il ne reste plus pour le réconfort que les séjours aux bords du lac Seliger, dans l'université d'été des Nachi. Le rouble va s'écrouler en septembre, même les dollars ou les euros ça reste risqué : faut acheter des yens. Mais toutes ces forces épuisées, ces cicatrices reçues au nom de l'Idée, ce n'était peut-être pas en vain, ça ouvre des perspectives : la cellule locale de la Molodaïa Gvardiïa (la « jeune garde » de la Russie Unie, parti du pouvoir) vient de proposer au Toubib un poste de porte-parole auprès de la jeunesse du quartier. « On a besoin de gens avec les idées bien à droite, pas d'enfants de chœur ou de métèques », lui auraient dit par téléphone ceux qui, deux ans plus tôt, étaient à l'origine du « pacte Antifasciste ». Il veut savoir si je pourrai lui écrire deux-trois discours, le temps qu'il se fasse la main. Quelques jours plus tard, le 8 août, il n'avait plus besoin de moi pour trouver un thème : la guerre contre la Géorgie était là, tout le monde parlait des quinze cents victimes civiles en quelques heures, des manipulations américaines, de la barbarie sans précédent, de l'enjeu géopolitique, du génocide. Le lendemain, Roman Tchoubrévitch, alias « Radio », se faisait poignarder à mort par des caucasiens devant un hall d'immeuble.