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Billet de blog 9 septembre 2013

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Le Pas de côté # 3 : Condition policière – obsession sécuritaire

La surveillance généralisée garantit l’irréductibilité de la domination capitaliste.

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Illustration 1

Je présente avec l’artiste Michel Zachariou une installation politique sous ce nom jusqu’au 30 septembre au Pas de côté : la galerie d’exposition autogérée que j’ai créée avec Jean Maureille à Cahors, en mai 2012. Je reproduis ici le texte de présentation au public de cette exposition, précédé d’une courte réflexion sur la progression de la surveillance dans nos sociétés.

Illustration 2
Le Pas de côté, installation « Oligarchie policière – obsession sécuritaire »

L’expansion mondiale du capitalisme a répandu l’oligarchie comme forme de gouvernement adapté à son hégémonie : les décisions de l’État satisfont aux exigences de prédominance d’une élite issue du monde des affaires et des grandes entreprises. Le rôle protecteur de l’État, autrefois disposé à l’indulgence quand l’équilibre des forces sociales le commandait, se réduit progressivement. Celui de maintien policier de l’ordre augmente. La démocratie cède la place à une post-démocratie  sécuritaire dont les ordonnateurs interviennent à partir des bureaux directeurs des sociétés transnationales.

L’oligarchie procède d’une structuration sociale fortement hiérarchisée. Mais elle inscrit son évolution également dans celle du pouvoir bureaucrate exécuteur du Nouvel Ordre Mondial. Depuis son apparition dans la deuxième moitié du XXe siècle, ce pouvoir a pris une forme composée elle-même d’étages hiérarchiques, fondant un ensemble qu’Antonio Negri a qualifié, avec Michael Hardt, d’ « Empire ». Le sommet actuel en serait l’État nord-américain, place forte décisionnaire, surarmée, du capitalisme ; diverses multinationales et un panel d’institutions représentatives (FMI, OMC, banque mondiale…) occuperaient le niveau inférieur ; enfin les États-nations puissants, dont les intérêts convergent avec ceux du capital, figureraient à la base [1].

Chaque pays est, on le voit, destiné à rejoindre l’échafaudage pyramidal, par rapport auquel la notion d’équilibre global multipolaire reste évasif. La vassalité est la règle, le titre de puissance leadership est simplement convoité par la Chine aux USA, dans une démultiplication des processus techniques du capitalisme mondialisé. L’essentiel est que la distribution des rôles aussi bien que l’impulsion à l’activité ne peuvent s’organiser en dehors de la prolifération de la valeur et de sa systématicité, partout et à tous les niveaux à l’heure actuelle. Le pouvoir n’en est que le corrélat constitutif. Pourtant la prégnance de la valeur ne fait pas l’objet en soi d’une attention particulière, malgré sa diffusion universelle et sa capacité de mutation.

Ainsi c’est bien la limite et la difficulté des mouvements de protestation politique de méjuger l’envergure de la domination du code, pourvoyeur au quotidien de la valeur, dans la capacité du système à se régénérer. Cette domination rend caduque la supériorité de la loi économique régissant la production telle qu’elle a été décrite par Marx, et telle qu’elle continue à canoniser l’axe principal de la contestation pour une majorité d’organisations d’opposition. Commutabilité des formes, des besoins et des énoncés noués par un même principe de simulation, massification sociale déterminante et banalisation permanente des intentions d’autonomisation ne figurent pas à la liste des dénonciations.

La prévalence du signe sur son environnement (sa substitutivité à la réalité par la surabondance) est génératrice d’une incertitude et d’une indifférence aux attributs de l’aliénation, dont le pendant se traduit par le besoin de sécurité. La sécurité s’essentialise, devient l’auxiliaire du quotidien. Elle est ce par quoi notre mortification sous l’égide de la valeur peut persister dans l’occulte, et l’expression de notre volonté de contrôle formalisé, c’est-à-dire hypersophistiqué (parfaitement maîtrisé) et dépersonnalisé. Les procédés les plus anonymes de surveillance génèrent les moyens de conservation les plus actifs : verrouillages automatiques, espionnages optiques, sonores, informatiques, cloisonnements, programmes de conduite… Prévenir le désordre est la condition actuelle de la terreur disciplinaire réservant à chacun le devoir de participation en échange des largesses de l’économie optimisée. Elle est le prolongement idéal de l’Empire.

Illustration 3
Le Pas de côté, installation Luc Rigal et Michel Zachariou : « Oligarchie policière – obsession sécuritaire », 2013
Illustration 4
Le Pas de côté, Luc Rigal, installation « Oligarchie policière – obsession sécuritaire », 2013
Illustration 5
Michel Zachariou, installation « Oligarchie policière – obsession sécuritaire », 2013

Cette exposition au Pas de côté est la deuxième de mon cycle « le cabinet des catastrophes », initié en novembre 2012 avec la dénonciation des tentatives d’exploitation des gaz de schiste dans notre région du Quercy [2]. Trois autres vont lui succéder, relatives à la tyrannie de l’argent, au saccage de la nature et à l’assujettissement à la technique.

Multiple et ordinaire, la catastrophe est de plus en plus inhérente à notre quotidien. Elle nous interroge sur notre faculté à surmonter les défis de notre évolution et nous instruit sur notre indétermination volontaire à diriger notre existence.

J’ai proposé au sculpteur Michel Zachariou de partager cette installation avec moi. Ses dernières réalisations rendent compte avec une acuité rare, me semble-t-il, du processus en cours évoqué ici ; le mur est d’ailleurs, de son œuvre, le thème de prédilection (le mur habité de la bibliothèque départementale et le double mur habité du siège du conseil général sont notamment visibles à Cahors). La pièce présentée sur socle, qu’on peut voir sur le devant (elle pourrait porter comme titre « le masque » ou « l’idole » pour moi, dans cette présentation) est une terre cuite tout juste sortie du four.

Je suis très heureux de cet échange et de la résonance, ainsi mise au jour, de nos modes primitifs d’expression figurative.

De quelle capacité à l’action sommes-nous détenteurs aujourd’hui, bardés de richesses et de moyens, au-delà de la fascination pour le pouvoir de l’autorité et de l’infantilisation du spectacle de l’information ? Sommes-nous enfin parvenus à émerger des « années d’hiver » politiques et sociales dans lesquelles, selon le philosophe Félix Guattari, nous aurions glissé insensiblement depuis le début des années 1980 ? Certainement pas si l’on observe, dans nos pays riches déterminant l’ordre du monde, le versement progressif dans la ségrégation, la domination et l’indifférence. Trois caractéristiques des régimes totalitaires et l’expression réitérée de ce que nous avons déjà éprouvé au siècle passé de passion discriminatoire — que nous avons appelé après coup, pour qualifier pudiquement la « résistible ascension du fascisme » : « la montée des périls ».

La mythification de la hiérarchie et l’exclusion sectaire sont bien le sujet d’une série importante de peintures que j’ai commencée en 2008 et qui se poursuit encore, dont j’ai extrait les deux exemples exposés ici. Ces représentations ont en général pour conséquence de provoquer un certain malaise dans le milieu feutré de la culture, et au fond c’est peut-être un signe favorable de leur incidence émotive. « Vive le malaise ! » a proclamé récemment, au nom de la validité artistique et poétique dans l’immunisation contemporaine, l’écrivain Christian Prigent. Je me place dans cette perspective, sans l’intention de susciter l’effroi ou l’intimidation, mais bien au contraire le sentiment d’une défiance assurée vis-à-vis de ces dispositions. Vivons ensemble, faisons ensemble, aimons et jouons ensemble, comme les enfants en expriment la nécessité naturelle et un besoin fondamental de construction insouciante de nos vies en commun que nous aurions tort de vouloir réprimer, quel qu’en puisse être le prétexte.

[1] Michael Hardt et Antonio Negri, Empire, Exils, 2000 ; Antonio Negri, Traversées de l’Empire, L’Herne, 2011.

[2] Voir sur ce blog le billet : Le Pas de côté # 2 : deux expositions.

http://blogs.mediapart.fr/blog/luc-rigal/081212/le-pas-de-cote-2-s-associer-la-diversite-ou-s-adapter-aux-gaz-de-schiste

Condition policière – obsession sécuritaire (Le Cabinet des catastrophes 2), installation de Luc Rigal et Michel Zachariou, galerie d’art autonome Le Pas de côté, 37 rue Saint-James/Louise Michel, Cahors. Du 16 aôut au 30 septembre 2013.

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