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Billet de blog 10 juin 2014

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Communauté de la peur – dissolution du peuple (Jean-Paul Curnier, Nathalie Quintane)

Échange entre Jean-Paul Curnier et Nathalie Quintane à partir d’une réflexion  du premier sur la disparition du peuple.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Le texte qui suit est un extrait du livre du philosophe Jean-Paul Curnier Prospérités du désastre, publié dernièrement aux éditions Lignes. La première partie fait état d’une peur sociale prépondérante dont la généralisation serait concomitante avec la déliquescence du peuple, dans des conditions contemporaines d’individualisation profitant au pouvoir [1]. La deuxième partie consiste en un dialogue de son auteur avec l’écrivaine Nathalie Quintane faisant suite à sa réception des idées présentes dans ce passage, en particulier celle concernant l’invalidation présente de la notion de peuple. Il se conclut avec l’évocation des émeutes en banlieue.

Il me paraît utile de proposer aujourd’hui cet ensemble à la lecture, distinct des examens de politique stratégique qui s’appuient couramment sur une communauté stable figurée par la nation, une classe ou une quelconque autre catégorie sociale (experts militants, intellectuels, etc.) assurée d’elle-même. Pour Jean-Paul Curnier, « si l’on peut dire sans trop de risques que Marx a idéologiquement dominé le champ de la pensée politique du XXe siècle, il n’est guère plus risqué d’affirmer, bien que cela soit sans doute plus effrayant à entendre, que c’est Walt Disney qui dominera et domine d’ores et déjà celle du XXIe ». Et pour être plus précis : « l’organisation de la peur aujourd’hui repose sur la mise au ban de la pensée comme processus et modalité d’attestation de la réalité du réel ».

_________

« Le peuple n’existe plus, l’individualité sérielle de masse l’a remplacé. Tous en ont voulu la disparition, mais on ne tardera plus à prendre la mesure de ce désastre. L’existence du peuple (et non le peuple lui-même) est ce qui fait barrage à la peur qui s’exerce indistinctement sur tous. Pas comme force protectrice mais comme mémoire de souveraineté agissante dans l’insurrection. Le peuple n’est pas le peuple matérialisé par la masse humaine mais sa possibilité d’être un peuple. Or cette possibilité a disparu, le peuple-les peuples ont été dissous ; c’était là une condition essentielle au pouvoir nouveau pour s’affranchir de sa tutelle originelle. Et rien qui puisse surmonter la peur par son éternité, par sa vie anonyme et indestructible, rien. Ce qui reste, ce n’est pas un peuple ou des peuples qui ont peur mais des millions, des milliards d’individus–peuples, qui sont seuls, qui ont peur et à qui manque le peuple de leurs semblables.

Que tout se gouverne à la peur, que tout s’exprime dans le vocabulaire de la sécurisation et soit aligné sur cet horizon ne fait à l’évidence plus guère de doute pour personne. Ce qui, par contre, est bien plus étrange, c’est que nul ne semble en convenir réellement. En sorte que tout le monde se dit vivre dans la peur et que personne ne supporte qu’on en prenne acte, qu’on en parle, et que l’on parle de ce qu’il nous est laissé comme possibilité pour s’y opposer !

Qu’est-ce qu’une peur qui a pour caractéristique principale d’être une évidence qui est aussi condition de sa propre négation ? Il « fait » peur par ces temps, comme on dirait « il fait froid » ou « il fait sombre ».

Mais ce qui sans doute effraie le plus dans la peur qui s’est installée au cœur de l’humanité moderne, c’est que, désormais et cela au même titre que tout le reste, la peur elle aussi soit fausse. Que non seulement son motif soit faux, mais que la peur elle-même soit devenue un artifice émotionnel, une sensation préfabriquée, une manipulation des affects, un artefact pour donner à éprouver, pour stimuler sur commande, pour gouverner aussi, pour dominer surtout. Ce qui peut effrayer le plus, c’est que la peur soit effectivement ce qu’elle paraît être : un instrument de gouvernement, le seul restant, le plus efficace et le plus terrible aussi. C’est l’indécidabilité de la peur ressentie qui fait alors le plus peur, car cette peur-là envahit tout, elle est de l’ordre de la panique virtuelle.

Jamais, depuis que tout est fait en apparence pour rassurer — à commencer par la chasse aux superstitions et aux terreurs irrationnelles des temps passé —, la peur n’a été aussi présente comme forme de dessaisissement de soi. De même, jamais, sans doute, elle n’a occupé la dimension collective permanente et uniforme qu’on lui connaît depuis qu’il n’y a plus de collectif social réel autre que sous la forme passive et morbide de l’identité, de la masse abstraite des sondages, et des publics si judicieusement dénommés « cibles », aussi bien par le terrorisme islamiste que par les entreprises de publicité. »

Jean-Paul Curnier


Nathalie Quintane :

 Cher Jean-Paul,

 J’aurais préféré t’envoyer la revue… mais elle ne sort que le 21 et je dois  rendre le texte complet à P.O.L pour la fin mai.

Il y a un extrait de toi (si j’ose) que je « discute », et ça m’ennuierait qu’on ne puisse en discuter, nous, avant […]

Le peuple existe. L’individualité sérielle de masse ne l’a pas remplacé. Le peuple, c’est le peuple matérialisé par la masse humaine. Le peuple n’est pas une possibilité ; il est effectif dès qu’il agit. Cela n’a pas disparu : le peuple-les peuples n’ont pas été dissous.

Que tout se gouverne à la peur, que tout s’exprime dans le vocabulaire de la peur et que tout soit aligné sur cet horizon fait douter quelqu’un.

1. Si le peuple n’existe plus, alors il n’y a pas eu d’émeutes (révoltes) en banlieue.

1.1. Ou alors, c’est que nous pensons que les émeutiers (révoltés) des banlieues n’appartiennent pas au peuple, ne manifestent pas un peuple.

2. Si nous pensons que les émeutes des banlieues ne manifestent pas l’existence d’un peuple, c’est qu’elles sont le produit d’une série d’individus simplement énervés et qu’on calmera à l’eau froide.

3. Si nous pensons que ces émeutes ne sont pas des mouvements populaires, alors ne les appelons pas des émeutes, car l’émeute est un mouvement populaire.

4. Nous regrettons que ces émeutes soient spontanées, non organisées. L’émeute, c’est une insurrection qui a échoué. Par conséquent, les émeutiers des banlieues ont échoué (selon nous). D’ailleurs, ils sont dans l’échec (scolaire d’abord, émeutier ensuite).

5. Les émeutes ont eu lieu, pas l’insurrection — qui vient. Nous préférons l’insurrection qui va venir aux émeutes qui ont effectivement eu lieu (sans nous).

6. Les émeutes sont ponctuelles Ces émeutes sont presque toutes consécutives à la mort d’un jeune homme ou de plusieurs, tué(s) par la police, ponctuellement. À partir de combien de points obtient-on une ligne ?

6.1. Si l’on obtient une ligne, ou si l’on n’est pas loin de d’obtenir une ligne temporelle continue (émeutes en 81, émeutes en 84, 85, etc.), c’est donc qu’il y a continuité de l’émeute. Comment nomme-t-on cette continuité, latente ou manifeste, de l’émeute ?

7. Les émeutiers des banlieues ne décollent pas de l’émeute. On ne peut que vouloir décoller de l’émeute. L’émeute n’est pas une ambition. On n’ambitionne pas de vivre en banlieue, d’être émeutier, bref, de faire partie d’un peuple.

7.1. Ils font partie d’un peuple.

7.2. Le peuple manque.

7.3. Nous résolvons cette double contrainte par un futur simple de l’indicatif (l’insurrection viendra).

8. In-su-rrec-tion : 4 syllabes.

É-meute : 2 syllabes.

In-su-rrec-ti-on ; 5 syllabes (avec la diérèse lyrique).

9. L’émeute raffermit les gouvernements qu’elle ne renverse pas (Victor Hugo).

Les émeutes des banlieues n’ont pas renversé le gouvernement.

Les émeutes des banlieues ont raffermi le gouvernement.

Non seulement les émeutiers des banlieues ont échoué, mais en plus ils ont largement contribué à la situation calamiteuse dans laquelle nous sommes.

9.1. Qu’ils arrêtent ou s’organisent.

Une émeute n’est pas un mouvement organisé.

10. Les banlieusards n’ont produit jusqu’à présent que des émeutes. Ils sont incapables d’autre chose que l’émeute.

10.1. Ils ne retiennent du mot émeute que l’étymologie : émoi, émotion. Ils ne pensent pas (ils sont manuels).

10.2. Nous ne retenons de l’émeute que l’effet qu’elle nous fait — peur et fascination (ou inquiétude et enthousiasme). L’émeute ne fait pas penser.

10.3. Nous pensons qu’une pensée construite par une succession de propositions logiquement enchaînées fait penser.

À voir. […]

Jean-Paul Curnier :

 Chère Nathalie,

 Quelques précisions.

Oui, il me faut apporter pas mal de précisions si l’on veut que cette discussion porte sur le fond du fin fond de la surface.

1. J’écris : « Le peuple a disparu, c’est une sérialité de masse qui l’a remplacé ». Je ne parle pas de sociologie ou d’ethnologie de la composition des sociétés mais de victoire temporelle d’une stratégie de gouvernement, de contrôle et de domination de la part de ceux à qui le mode d’existence humaine en cours dans cette société convient tel qu’il est. Je veux dire que l’individualisation, c’est-à-dire la façon pour les pouvoirs en place — de l’État aux entreprises jusqu’aux chefaillons les plus insignifiants — de s’adresser à la collectivité repose sur l’adresse à l’individu. Un des exemples les plus frappants étant le traitement des « victimes » avec cellule psy à l’appui pour traiter d’un problème général qui touche tout le monde (tremblement de ceci, écroulement de cela, submersion du reste). Cette méthode marche assez bien (une méthode à l’ego, en quelque sorte) puisqu’elle « accorde » à chacun une reconnaissance de pacotille qui le « distingue » et semble hausser l’individu hors de l’anonymat de la masse. Si bien que ce qui vient directement à la conscience, c’est que l’ennemi principal, c’est l’anonymat des foules et non la machinerie qui fait de lui un être sur mesure, formaté pour les besoins. Toute la publicité (« envie de dodo ? », « envie de câlin ? », « envie de douceur ? », etc.) et tout le discours politique sont fondés maintenant là-dessus en appuyant ce principe sur un gâtisme de parent parlant de manière débile à un enfant. Le pouvoir « pouponne» et invite à faire l’âne pour avoir du foin. Mais j’insiste aussi : dans le peuple, l’envie de fuir le peuple a toujours existé au même titre que la tristesse d’avoir à le trahir en passant « de l’autre côté » ; du côté des « distingués », des nantis, petits et grands bourgeois.

2. Je dis plus loin que le peuple est une possibilité de la masse (en résumé), qu’il n’existe pas en tant que tel de manière durable. Je dis que c’est cette possibilité qui est la cible de l’organisation politique. Cette possibilité, c’est celle d’un peuple de Paris se constituant et se nommant lui-même comme ça (« peuple ») en 1789 par opposition à la noblesse, au clergé et au Tiers État, qui ne représentent pas, alors, sa réalité sociale et politique. Sa réalité collective, il la construit dans la rue, il la formalise à ce moment-là ; jusque-là elle est virtuelle mais pas observable. Puis, le peuple se formalise à nouveau en 1830, en 1848, en 1870, etc. Je veux dire que le Peuple n’est pas une « réalité dormante » qui se réveille à chaque grand rendez-vous de l’Histoire comme le disent les chansonnettes communistes effrontément démagogiques, mais quelque chose qui dépasse tout un chacun, qui est ingouvernable en tant que tel et sur quoi nul n’a de prise ; cela, malgré tous les efforts de recherche sociologico-policière entrepris depuis lors pour le domestiquer. Quelque chose qui répond à la solitude devant le pouvoir par une similitude profonde de condition et de perception de soi du présent et de l’avenir. Cet appel à la similitude est un pari. Du même genre que l’amour.

Le centre d’intérêt d’une domination parfaite, c’est de prévenir tout recours au peuple quand ça va mal. La mise en place des Assedic est selon moi un des instruments les plus efficaces de destruction de toute possibilité d’un peuple comme recours dans cette solitude de condition ; il y est substitué la « puissance publique ».

3. Quoi du peuple, alors, par ces jours d’émeute [2] ?

Un détour : le Peuple (c’est ce que j’ai écrit plus tard) est fait de la communauté de ceux qui n’ont pas de place (qui ont en commun le fait de « n’avoir pas » quelque chose qui fait qu’on n’est pas une bête isolée dans une société). En ce sens, un peuple est ce qui se montre pour échapper à l’invisibilité où l’absence de pouvoir sur son destin social le condamne. Le « Peuple » est la réponse par les faits — par le peuple — à l’absence d’existence dans la vie collective. Le peuple serait ce qui se montre et exerce un pouvoir (celui de prendre la rue, l’espace public, de saccager, détruire ou construire autrement) quand il n’y a pas d’autre possibilité. Prendre même « tout » le pouvoir est ce qui donne raison à chacun d’avoir pensé que tout n’était pas fichu. Au risque évidemment, pour chacun, de sa propre vie. Le peuple apparaît alors comme étant le but a posteriori de tout cet ébranlement populaire.

Cela implique que le peuple ne peut jamais être ce qu’on attend, il est même exactement ce que l’on redoute quand on est du côté des gens qui ont une place (bonne ou mauvaise, importante ou négligeable) dans la société, tout simplement parce que le peuple, c’est une collectivité qui force au partage par la menace de la rue, de la grève, de l’émeute ou du sabotage. Le peuple est ce qui ne correspond pas à ce que l’on attend quand on parle du peuple. Le peuple est ce sur quoi repose la république, la démocratie, la constitution, le droit, etc., mais il est exactement l’ennemi de tout pouvoir quand il n’est pas conforme à son profil (tout pouvoir a pour ambition d’amener le Peuple à ce qu’il « doit » être selon lui ; c’est une maladie politique.

Retour : Le peuple est redouté par principe par ceux qui ont une place dans la société « quelle qu’elle soit ». A fortiori : par ceux qui ont peu de place et qui voient chez ceux qui en ont encore moins la menace d’avoir à partager le peu qu’ils ont. Cela permet de penser autrement le vote massif des anciens prolos électeurs communistes pour le FN et le vote pas moins important pour le même FN chez les immigrés (italiens, arméniens, grecs, portugais et nord-africains) des quartiers nord de Marseille. En trente ans passés dans les environs, j’ai entendu dans tous les accents possibles crier : « Les étrangers, chez eux ! ».

Émeutes dans les banlieues.  J’ai écrit un texte féroce là-dessus dans Lignes [3] pour dire que je ne vois rien, aucune palpitation d’avenir ni de dignité reconquise dans ces émeutes de banlieues. Rien qui ressemble à ce que les Panthères noires ont fait aux USA, au prix de leur vie et non d’une place dans le hit parade hip-hop, et qui correspond à l’insurrection d’un peuple pour forcer l’Amérique à regarder en face une nouvelle réalité : le pouvoir noir. Le Black Power, ça ne consistait pas à brûler des voitures pour protester ; tout le monde proteste et c’est toujours à terme pour appeler le pouvoir à exercer le pouvoir — en sa faveur peut-être, contrairement à l’ordinaire —, mais à exercer le pouvoir tel qu’il est, pas à le modifier, à le détruire ou à le repenser. Tout pouvoir a intérêt à ce que l’on proteste, mais qu’on s’en tienne là ; il répond par l’écoute, la compréhension, la matraque et des marshmallows — toujours la pouponnière. Le surgissement d’un peuple ne peut pas plaire, en un premier temps, au peuple existant. C’était déjà le cas en 1789, comme ça l’a été pour les émeutes noires de Watts (Los Angeles, ville de fric et de blancheur bourgeoise) en 1965, d’où sont sortis les deux mouvements révolutionnaires noirs (le Black Panther Party et le Black Power) avec remake en 1992.

Non, je ne vois pas la figure d’un peuple possible dans les mises à sac des banlieues parce que je n’y vois pas l’essentiel selon moi : une autre pensée de la vie collective, la reconquête d’une dignité commune englobant les parents, les ancêtres, une réappropriation de l’histoire collective des origines à ce jour, une autre direction d’avenir pour l’ensemble ; et surtout une réflexion, même incompréhensible, sur le pouvoir et les finalités (de l’argent, des institutions, des bienfaisances diverses, de l’École, des hôpitaux, etc.). Brûler une école ne tient pas lieu de pensée. Au contraire, cela évite d’avoir à penser la nécessité d’une école pour sortir un peuple (un peuple, justement !) du marasme et de l’ignorance où il est sciemment tenu. Au contraire, la démonstration incendiaire spectaculaire, sans réflexion profonde ni parti pris d’un avenir commun, ne parvient qu’à nier la question de la finalité de l’École en revendiquant l’ignorance, c’est-à-dire la condition expresse de toute soumission. Quand je verrai apparaître des écoles parallèles « free schools » comme celles qu’ont créées les Black Panthers, des institutions nouvelles pour la collectivité, même embryonnaires ou hasardeuses, arrachées au fatalisme, des formes d’entraide parallèles, des formes d’économie et d’épargne parallèles (et non plus un vaste marché de la dope pour petites frappes dont l’ambition se tient dans une carrosserie BMW), alors je commencerai à me réjouir de l’arrivée d’un peuple et donc aussi d’un avenir possible à l’état d’infâme goujaterie et de bassesse où est tombé notre monde.

Mais il y a dans la focalisation sur les banlieues — des banlieues comme ce qui reste du peuple — un effet de leurre (pour rappel, c’est ce sur quoi insistait lourdement le sinistre Jack Lang qui voulait qu’on regarde toute banlieue de la sorte, comme un peuple aimable malgré lui). Et ce leurre, selon moi, tient en ceci que les jeunes et moins jeunes des banlieues en question n’ont aucune place dans l’économie autre que celle de consommateur, qu’ils n’ont aucun rôle dans la fabrication des conditions de la vie matérielle de tous, ils en sont écartés. Et c’est pourquoi, selon moi, ils peuvent hurler et brûler tant qu’ils veulent, de fait ils ne menacent rien. Ils confirment par leur manque d’imagination et d’ambition l’insignifiance sociale qui est la leur, du fait de leur absence de la réalité collective de fabrication des conditions de la vie commune ; ils sont à tous les points de vue périphériques. Et c’est sans doute pourquoi il n’y a pas chez eux d’autre discours que celui de la protestation, de la plainte, de la victimisation, etc. Aucune trace de ré-invention. Ils ne participent à aucune forme de production de leur existence, ni de l’existence en général, voilà pour moi où se situe le problème. Et, effectivement, ils ne peuvent pas penser en termes de collectivité à venir parce que leur présent est individualisé (dans les allocations, les dossiers, les réclamations, les manœuvres à composer avec les assistantes sociales) et jamais en situation de collectivité de production quelconque, même invisible, au moins de statut identique. Leur statut est celui d’immatures sociaux et c’est de là qu’il faudrait qu’ils sortent d’abord.

4. Pour finir : oui, je vois la possibilité nouvelle d’un peuple (et je ne dis pas qu’un peuple existe et qu’on ne le voit pas ou qu’on ne veut pas le voir) fait de ceux qui sont au plus bas, dont personne ne veut et qui travaillent dans une illégalité complète, mais qui travaillent. Je parle de ceux qui peuplent les camps dits de rétention et qui n’ont aucune identité, aucun statut autre que celui de mains laborieuses, aucune visibilité. Ils sont déjà près de trois cent mille dans les différents camps d’Europe à vivre sans existence sociale et à travailler un peu partout (même à la SNCF), à mi-chemin entre bêtes et hommes. Et pour ceux-là, aucune individuation possible pour l’instant. Le surgissement de ce peuple-là de « sans place » n’est pas du goût de tout le monde. Il est même, ne serait-ce que comme éventualité, du goût de personne. C’est même à cela que l’on peut voir qu’il est fait pour devenir peuple. Ou rien.

Nathalie Quintane :

 Cher Jean-Paul,

 Merci pour cette magnifique suite.

Et pour continuer la discussion :

Je reste juste dubitative quant à l’opposition faite entre une partie vertueuse du peuple (les sans-papiers, qui travaillent) et sa partie viciée, en quelque sorte (les « jeunes de banlieue » qui ne pensent qu’à en profiter et sont inclus — absorbés — malgré eux dans ce qu’ils fustigent). Or, sans vouloir dégager à tout prix une avant-garde, tous les « jeunes de banlieue » ne me semblent pas être des inclus malgré eux ou des idiots inutiles (cf. le texte commun, rédigé par l’un des inculpés de Villiers-le-Bel et l’un des inculpés de Tarnac, « Fallait pas nous mettre dans la même prison » : http://bellaciao.org/fr/spip.php?article94490 ).

Jean-Paul Curnier :

 Chère Nathalie,

 Le peuple, les banlieues (une suite à la suite).

Je ne crois pas avoir laissé entendre qu’il pouvait y avoir quelque vertu immédiatement révolutionnaire (« par nature » en quelque sorte) dans le fait de travailler ou pas. Je veux simplement insister sur le fait que la situation d’exclus du processus de production des conditions sociales d’existence commune ne prédispose pas à une pensée sur la modification de la production de ces conditions matérielles. C’est pourtant lorsqu’un mouvement social parvient à se poser concrètement ces questions et à imaginer des actions ciblées en ce sens qu’il cesse d’être l’expression de ceci [qui n’est ] autre chose que son existence propre et le tort qui lui est fait.

L’exclusion de la production a pour première conséquence l’exclusion de la sphère de l’échange, donc aussi de l’autorité que confère le fait d’être socialement actif dans la production de la richesse collective. Le fait d’être exclus de la production — mais pas de la consommation, grâce aux allocations diverses — fait des jeunes de banlieue, plus exclus encore que les autres, des immatures maintenus dans un statut d’enfants, hors de tout échange précisément, qui consomment et ne produisent pas. Et cette situation implique un rapport de dépendance mentale (y compris dans la révolte) identique à celle de l’enfant dans la famille. Ce qui exige, pour aboutir à une pensée à hauteur d’insurrection, une échappée hors de cette condition mentale infantilisante d’immatures assistés. C’est là une situation nouvelle en France et ailleurs, et décisive pour ce qui nous occupe.

C’est donc moins le fait qu’ils « ne pensent qu’à profiter » qui est en question à mes yeux que la situation où ils sont maintenus et qui les a contingentés à  cette seule part de l’existence collective. Mon argument cherche à regarder les difficultés en face : le type d’actions qui est le leur pour l’instant — actions de rue et d’embuscade — les porte à une intelligence de la férocité et des moyens d’action des forces de police, mais pas du pouvoir qu’elles servent et encore moins à une intelligence de la nature absolument similaire d’autres pouvoirs aussi abjects qui leur sont aussi familiers : celui du fric, de la famille, de la religion, des boss et des caïds — j’insiste. Et je ne dis pas qu’ils font le choix idéologique qui n’est pas le bon ; je dis que, dans la position sociale où ils se trouvent, il leur faudra faire un effort considérable — qu’ils n’ont pas fait pour l’instant — de saut par-dessus la conscience immédiate de leur situation pour envisager à eux seuls leur avenir autrement qu’en affrontant la police et en défendant leurs bastions HLM. Et ce saut devra être aussi important au moins que celui qu’ont fourni les Noirs d’Amérique du Nord pour briser le bocal où ils étaient enfermés, car il leur faudra, comme eux, reconnaître aussi ce qui, en eux, collabore au système qui les méprise et les détruit.

Et la morale de tout cela, si morale il doit y avoir, c’est que ce passage à une autre forme de lutte et de critique en actes ne sera réellement opérant que s’il est aussi pris en charge, de l’autre côté de la société, du côté des jeunes blancs enfants de la petite et moyenne et grande bourgeoisie, cela au nom d’un idéal de peuple et pas seulement pour une « défense des valeurs universelles ». Tout cela ne peut avoir une réelle force que si c’est une conquête qui est en jeu, quelque chose de neuf comme promesse de vie de tous.

Cela étant, et pour rester dans les limites d’un ajout à ce qui était une suite, ces insurrections ne sont pas pour moi sans importance, bien au contraire. Je tiens à être clair là-dessus. Parce que l’expérience de la violence et de l’organisation des affrontements à échelle d’un quartier ou d’une ville est une expérience essentielle qui ne laisse pas indemne. C’est une expérience fondamentale de soi, de la ville, du pouvoir, de sa force, de ses faiblesses, de sa violence, expérience des autres et de la réalité. C’est une expérience qui transforme parce qu’elle est marquée par la rencontre avec la vraie nature de ce monde, sa réalité en actes. Ceux qui y auront participé, de près ou de loin, ne sont déjà plus les mêmes et si leur pensée n’aboutit pas pour l’instant à quelque chose de nouveau, ils ont en eux les conditions d’une pensée nouvelle sur la nature de ce monde et sur leur place dans le monde. Parce qu’elle est cette école-là de la réalité du monde et de soi, la violence est un remède au désespoir des laissés-pour-compte ; le seul qui existe.

[1] Correspondant au paragraphe 5 du chapitre II : « La peur de soi, l’horreur de l’homme » (pp. 49-53).

Le dialogue qui suit correspond au chapitre III : « Le peuple, les banlieues, le désert » (pp. 56-69).

[2] Cet échange épistolaire date de 2010.

[3] « Réservoirs de chairs », revue Lignes n°21, novembre 2006. Ce texte est repris au chapitre I de Prospérités du désastre.

Jean-Paul Curnier, Prospérités du désastre (Aggravation, 2), Lignes, 2014.

Nathalie Quintane, Tomates, P.O.L, 2010, reproduit également la deuxième partie épistolaire de cet ensemble.

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