LES ATTITUDES DES MUSULMANS VIS-A-VIS DE LA LAICITE :
On peut dégager trois grandes thèses dans la pensée musulmane contemporaine qui se positionnent par rapport l'attitude à prendre vis-à-vis de la laïcité.
1/ l'islam n'a pas besoin de la laïcité :
Cette option propose d'écarter le problème dans sa totalité, et soutient qu'il n' y a pas dans les sociétés musulmanes d'institution religieuse séparée de la société et de l'Etat qui est chargée d'entretenir le dogme et les pratiques qui lui sont attachées. Dans l'islam qui ne s'appui pas sur une Eglise qui exerce une réelle domination sur la société et la politique, la laïcité est déjà présente et elle a été vécue bien avant l'Occident pendant une longue période de l'histoire de l'Andalous.
Pour le philosophe marocain Mohamed Abed Jabri(1), l'un des grands défenseurs de cette thèse, l'islam serait-il déjà laïc en substance. Il appelle au «dépassement d'un passé jamais dépassé» et souhaite une reconnaissance des musulmans par eux-mêmes et par autrui, dans le cadre d'une modernité à inventer.
La pensée de ce courant se penche plutôt à accuser le sous développement d'être responsable d'avoir figé la religion dans des institutions et des percepts archaïques et qui a poussé certains musulmans à aller chercher ailleurs les valeurs de rationalité, de liberté , de démocratie et de laïcité. Elle affirme aussi que la séparation du religieux et du temporel s'était accompli très tôt dans l'islam, sous le règne de Mu'awiya qui a mis fin au régime des califes Rashidun et qui a instauré le premier califat dynastique.
Cette pensée reconnaît que l'islam n'a fourni aucune prescription dans le domaine politique et a laissé l'initiative aux musulmans d'adopter le système qui leur semblent adéquat. Les sociétés musulmanes nécessitent plutôt la mise en œuvre de la rationalité et la démocratie et non l'importation d'une laïcité née dans d'autres contextes et destinée à faire face à d'autres situations.
Le programme proposé par les défenseurs de cette position comporte deux volets : pratiquer la laïcité (ou plutôt vivre dans un système séculier) sans prononcer son nom et garder le concept de la chari'a (la loi religieuse) tout en produisant des lois séculières.
Les idées de cette thèse sont portées et défendues aujourd'hui par les intellectuels et les hommes politiques appartenant au courant politique qu'on peut appeler panarabisme progressiste (anciens nassériens), un courant qui après avoir connu son apogée dans les années soixante et soixante dix est redevenu minoritaire et ne survit que grâce à ses alliances tactiques avec les tendances islamistes modérées qui eux rejettent la laïcité.
2/L'islam est hostile à la laïcité :
Pour les défenseurs de cette option, l'islam serait une religion qui comporte en plus un ordre social et politique et qui exige sa réalisation pour être vécu correctement. Ils vont jusqu'a penser que l'islam comporte une constitution implicite, qui serait basée sur deux fondements : la mise en application intégrale de la chari'a, la loi religieuse et la reproduction intégrale du modèle de califat vertueux. L'islam auquel il est fait référence ici n'est pas l'islam du dogme (dont les textes ne comportent aucune constitution) mais l'islam historique, une façon d'ériger de leur part l'histoire au rang du dogme. L'objectif est le retour à l'islam des origines pour créer un modèle de société « islamique ».
Le système défendu par ce courant qui reste majoritaire repose sur le principe de moralisation par le haut, et l'imposition de règles de valeur absolue d'origine transcendante.
L'Etat est utilisé aux fins de soumettre les croyants aux dispositions que ni lui ni la société ne peuvent modifier. Ici on cherche l'application des principes moraux enseignés par la religion et de les faire respecter sans tenir compte ni de la volonté ni de l'adhésion de la société. On accorde à la révélation un caractère de vérité totale, absolue, littérale.
Ce n'est qu'au début su siècle passé, et en réaction à des modèles étrangers concurrents que des tentatives de formulation de constitutions « islamiques » ont vu le jour et se sont succédées et où la politique est conçue non comme un champ autonome, mais comme le lieu et le moyen d'appliquer les règles morales d'origine divine. Ici l'islam n'est pas seulement une religion, mais c'est aussi une culture, un système de valeurs et des lois qu'il faut appliquer rigoureusement. Ces lois contenues dans la Chari'a sont au-dessus de toutes les autres lois.
Aujourd'hui encore la majorité des musulmans s'identifie avec cette vision intransigeante de méfiance et de rejet de la laïcité. Cette position est portée par des courants théologico-politiques divers allant des islamistes modérés qui croient au « jeu démocratique » et qui sont majoritaires jusqu'aux « salafistes djihadites » violents et minoritaires.
3/ L'islam est compatible avec la laïcité :
Les auteurs de cette option qui sont des intellectuels musulmans et dont l'un des premiers pionniers est l'égyptien Ali Abderrazik (2) se sont attelés à entreprendre un travail de recherche extraordinaire de critique historique, pour lever la confusion entre le dogme et l'histoire et faire une nette distinction entre les deux. Ils affirment que la révélation s'est achevée avec la mort du Prophète et insistent sur l'interdiction d'y intégrer le moindre prolongement ou développement ultérieur. Pour eux la mort du Prophète marque la fin d'une période exceptionnelle et le retour à un système humain mis en place par les premiers califes afin d'entretenir l'effet des changements qui venaient d'être accomplis. Ce système étant humain et profane, il ne peut entraîner aucune forme d'obligation pour les musulmans des générations suivantes. Selon cette thèse, il étai temps de reconnaître qu'on ne peut plus créer de communauté à l'image de celle réalisée par le Prophète à Médine et qu'il est impossible d'envisager de gérer les affaires publiques de la même manière.
Pour ce courant, la liberté des citoyens est l'objectif recherché et non la soumission à des principes d'une moralité donnée d'avance. La justice sociale, au lieu d'être imposée par des mesures autoritaires est atteinte à travers l'élargissement les champs des droits minimaux accordés aux citoyens (éducation, santé, etc.). On admet que la religion est un choix, une croyance adoptée librement et non une identité ou un ordre social, et on est sensé accepter les résultats qui en découlent. Ici on opte pour la limitation des injustices et de tout ce qui apporte atteinte à la liberté des citoyens. La vérité des représentations religieuses est conçue comme symbolique. Cette approche préconise aussi de vivre et de pratiquer l'islam comme une religion du for intérieur qui fournit des idéaux aux individus et aux groupes sans les contraindre à appliquer des règles précises. Elle considère que même si la laïcité ne véhicule pas par elle-même des valeurs du type de celles que l'islam inspire, son adoption n'interdit pas de promouvoir ces valeurs et de les faire adopter.
Ces thèses « modernistes » défendues par une minorité de penseurs et d'intellectuels « libéraux » n'ont pas réussi jusqu'à présent à imprégner la conscience des musulmans au point de modifier leur attitude vis-à-vis ni de leur religion ni de la politique en général.
Toute fois, après le 11 septembre, de plus en plus de voix se lèvent un peu partout dans le monde musulman, dans une certaine presse indépendante ou dans des milieux d'intellectuels « néolibéraux », souvent par opportunisme politique, pour stigmatiser certains aspects « archaïques » de l'islam et qui constituent d'après eux le terreau du radicalisme et du terrorisme. Ces appels restent inaudibles car ils sont lancés par des milieux peu crédibles et qui apparaissent comme de simples relais au service de leurs seigneurs occidentaux.
Conclusion :
L'objectif de cette réflexion/ document est de pousser les musulmans et les non musulmans d'ici et de là-bas à se poser la question sur le pourquoi de cette méconnaissance et de ce rejet réciproques. Aborder la question de la relation Islam et laïcité de cette façon me parait comme une voie possible parmi tant d'autres de débattre sereinement et sans tabous.
Certains musulmans me font déjà le reproche que l'islam et la laïcité ne sont pas des catégories comparables, ne se situent pas sur le même plan pour qu'ils puissent faire l'objet d'une tel comparaison/rapprochement.
Je pense qu'ils se trompent. Pour ma part, il faut avancer dans cette voie, mais pour que ce dialogue puisse aboutir à des résultats à long terme, trois conditions me paraissent indispensable
1- Clarifier le concept de Laïcité :
Au mon avis le débat autour de la question laïcité en Islam doit commencer par un travail de clarification au niveau du concept pour lever tout amalgame. Ici la laïcité est perçue d'abord comme une idiologie libérale dans ses formes les plus extrêmes : celle du laisser-faire. La laïcité est plus souvent assimilée à un système rejetant tout idée de valeurs morales. Pour les plus éclairés, la laïcité est considérée à la fois un processus de sécularisation, un modèle politique ou encore une philosophie de vie.
Il faut d'abord commencer par rappeler que la laïcité impose le respect de la liberté de conscience, ne s'oppose pas aux religions, mais plutôt aux cléricalismes, sous toutes leurs formes, qu'elle suppose aussi la liberté pour les religions de s'organiser comme elles le souhaitent. De ce fait elle ouvre la voix à d'avantage de liberté et donc à une adhésion plus sincère et plus ferme aux croyances et pratiques religieuses.
La laïcité dans ce cas peut être un cadre, une forme d'organisation qui permet de travailler d'une manière plus intelligente et lus efficace à diffuser les bienfaits des systèmes politiques modernes et limiter les injustices. Elle apporte la démocratie et la philosophie des droits de l'homme.
2- Renvoyer une autre image de l'Occident
Certains musulmans considèrent tout rapprochement avec l'Occident impossible au nom des injustices et des oppressions qu'exercent certains pays du Nord sur des populations du Sud.
En plus ils considèrent injuste que l'Islam soit vu comme une menace potentielle pas seulement les extrémistes et les radicaux, mais les musulmans en général. Les musulmans doutent de la démocratie et de droits humains de l'Occident quand ils constatent que les interventions en Irak et en Afghanistan n'ont pas apporté la démocratie mais plutôt le chaos ; sans parler du soutien inconditionnel à Israél et à certains régimes arabes dictatoriaux.
Tout rapprochement pour rétablir la confiance entre les musulmans et les occidentaux passe, à mon avis par le changement de cette image négative envoyée par la politique des pays occidentaux
3-Construir l'avenir ensemble
Pour cela il faut commencer par dépasser la simple tolérance qui est le seuil minimal d'acceptation mutuelle si on veut vivre sur la même planète, pour s'élever jusqu'au respect réciproque fondé sur le droit d'autrui à la différence en prenant compte de sa conviction à lui. Il faut construire ensemble des espaces culturels communs où seront bannis la violence et le terrorisme intellectuel et chercher le juste milieu. La solution moyenne n'est pas facile à trouver aujourd'hui entre le totalitarisme et l'anarchie qui restent dominants malgré les apparences.
C'est à ce prix que nous pourrons épargner aux générations futures le seul choix possible : la joug de la tyrannie ou la loi de la jungle. Je souhaite, pour ma par, leur léguer une humanité où tout humain pourrait s'épanouir totalement et sans répression.
L'islam auquel je crois m'encourage à garder l'espoir. C'est cet islam qui prône l'établissement de la « communauté du milieu » (al oummat-al-wassat), celle qui se situe par définition loin de tout extrême, ou à équidistance des positions extrêmes. « Al oummat-al-wassat » est également la communauté des justes.
Notes :
(1)http://www.aljabriabed.net/
(2)Ali Abderrazik : « Islam et fondement du pouvoir » , la découverte, 1994
Bibliographie :
Mohamed Talbi : Plaidoyer pour un islam moderne
Abdou Filali Ansari : L'islam est-il hostile à la laïcité
Laroui Abdellah : Islam et modernité
Rodinson, Maxime : islam politique et croyance