Sur une petite voie de campagne, une voiture chemine, portant deux hommes, allègres, vers les vacances. Mais voilà un carrefour : le chauffeur s'arrête et se gratte la tête. "Hum.. je crois que c'est par là qu'il faut aller". Il s'apprête à reprendre la route, mais l'autre l'en empêche: "Non, pas par là, si je ne me trompe pas, cela nous conduira à un territoire ampli de végétations rases et de brumes. C'est assez dangereux, ai-je entendu dire, parce qu'il y a une falaise, au bout, que l'on ne voit pas toujours!". Le chauffeur réfléchit un instant et prend sa décision : "Non, non, je crois bien que c'est par là. Détends-toi, tu verras, on apercevra vite le soleil, le ciel, les oiseaux et la mer!".
Ils reprennent donc route. Plus ils s'avancent, plus le ciel se couvre, la végétation se rabougrit et une brume légère se lève. Le passager le fait alors remarquer à son camarde : "Vois tout cela! On a du se tromper, il faut revenir par l'autre côté!" Mais le chauffeur ne l'entend pas ainsi : "Allons, allons, mon ami! On ne refait pas l'histoire! On a choisi ce chemin, on a choisi ce chemin!" L'autre reste pensif un moment : "oui, tu as raison, je ne sais pas ce qui m'a pris". Ils continuent donc leur route. Le brouillard se fait plus épais à chaque tournant - au point de masquer complètement le dernier. La voiture continue tout droit et chute dans la falaise.
On ne refait peut-être pas l'histoire; mais, parfois, nous sommes refaits par elle.
Ce matin du 7 janvier 2010, Philippe Seguin est mort. Cela nous vaut de redécouvrir le personnage et d'entendre un éloge vibrant de tous côtés. Vivant, pourtant, il fut, avant de devenir président de la Cour des Comptes, régulièrement critiqué et ringardisé pour ses prises de positions tout à fait contraires à l'air du temps - défendu par les mêmes média. Mais cela ne doit pas nous étonner : déjà, les mêmes encensaient Claude Lévy Strauss sans bien remarquer que celui-ci avait combattu tout ce qu'ils représentaient. On encense désormais les hommes pour ne plus avoir à s'intéresser à leur pensée (sait-on encore vraiment le faire?) - et cela n'augure rien de bon pour Camus bientôt panthéonisé.
Pourtant il n'est pas mauvais de se souvenir de ce que fut LE grand combat de Philippe Seguin - celui qui me valut de le découvrir et de l'apprécier alors même que je ne me considérais pas du "même bord" que lui (et que, d'un point de vue économique, je ne le suis toujours pas) : ce combat fut celui contre l'adhésion de la France à la voie prise par la construction européenne à Maastricht.
Il est bon de réécouter ou de relire le discours qu'il fit à l'époque à l'Assemblée Nationale, le 5 mai 1992, discours resté dans les annales et qui, bientôt 18 ans plus tard, reste d'une frappante actualité. On se souvient que le débat sur Maastricht divisa les partis et que Philippe Seguin dut batailler contre ceux de son camp (dont Chirac) aussi bien que contre la gauche de gouvernement. On se souvient des promesses, des assurances, des bienfaits que devait nous apporter la construction européenne. On se souvient moins des avertissements, des prévisions, des conseils que les tenants du "non" avaient prodigués.
Il serait bon de les relire - et de voir qui, de ceux du "oui" ou de ceux du "non", ont eu les prévisions les plus réalistes.
Voici un lien vers une vidéo du discours de Philippe Seguin à propos du projet de révision constitutionnel en vue de la ratification du traité de Maastricht - où il évoque donc longuement ce traité (le lien de la vidéo est donné par Marianne2où l'on peut lire le discours dans son intégralité -on peut le lire également sur le site de Nicolas Dupont-Aignan).
Mais, puisque ce discours était fort long, j'en ai relevé les passages les plus significatifs:
La construction européenne est une nouvelle idéologie bureaucratique.
(vers 11mn 50 sur la vidéo)
Voilà trente-cinq ans que toute une oligarchie d'experts, de juges, de fonctionnaires, de gouvernants prend, au nom des peuples, sans en avoir reçu mandat des décisions dont une formidable conspiration du silence dissimule les enjeux et minimise les conséquences.
[…]
A la décharge des absents, je reconnais bien volontiers que le conformisme ambiant, pour ne pas dire le véritable terrorisme intellectuel qui règne aujourd'hui, disqualifie par avance quiconque n'adhère pas à la nouvelle croyance, et l'expose littéralement à l'invective. Qui veut se démarquer du culte fédéral est aussitôt tenu par les faiseurs d'opinion (...) au mieux pour un contempteur de la modernité, un nostalgique ou un primaire, au pire pour un nationaliste forcené tout prêt à renvoyer l'Europe aux vieux démons qui ont si souvent fait son malheur.
[...] (à 14mn 40 sur la vidéo)
Monsieur le président, madame, messieurs les ministres, mes chers collègues, que l'on ne s'y trompe pas la logique du processus de l'engrenage économique et politique mis au point à Maastricht est celle d'un fédéralisme au rabais fondamentalement anti-démocratique, faussement libéral et résolument technocratique, L'Europe qu'on nous propose n'est ni libre, ni juste, ni efficace. Elle enterre la conception de la souveraineté nationale et les grands principes issus de la Révolution : 1992 est littéralement l'anti-1789. Beau cadeau d'anniversaire que lui font, pour ses 200 ans, les pharisiens de cette République qu'ils encensent dans leurs discours et risquent de ruiner par leurs actes!
L’exigence de souveraineté des peuples est inhérente à la démocratie.
Je sais bien que l'on veut à tout prix minimiser les enjeux et nous faire croire que nous ne cédons rien d'essentiel en ce qui concerne notre indépendance! Il est de bon ton, aujourd'hui, de disserter à l'infini sur la signification même du concept de souveraineté, de le décomposer en menus morceaux, d'affirmer qu'il admet de multiples exceptions, que la souveraineté monétaire, ce n'est pas du tout la même chose que l'identité collective, laquelle ne courrait aucun risque. Ou encore que l'impôt, la défense, les affaires étrangères, au fond, ne jouent qu'un rôle relatif dans l'exercice de la souveraineté,
Toutes ces arguties n'ont en réalité qu'un but : vider de sa signification ce mot gênant pour qu'il n'en soit plus question dans le débat.
La méthode est habile. En présentant chaque abandon parcellaire comme n'étant pas en soi décisif, on peut se permettre d'abandonner un à un les attributs de la souveraineté sans jamais convenir qu'on vise à la détruire dans son ensemble.
[...]
à force de renoncements, aussi ténu que soit chacun d'eux, on va bel et bien finir par vider la souveraineté de son contenu. Car il s'agit là d'une notion globale, indivisible comme un nombre premier. On est souverain ou on ne l'est pas ! Mais on ne l'est jamais à demi. Par essence, la souveraineté est un absolu qui exclut toute idée de subordination et de compromission. Un peuple souverain n'a de comptes à rendre à personne et n'a, vis-à-vis des autres, que les devoirs et les obligations qu'il choisit librement de s'imposer à lui-même.
[...]
La souveraineté, cela ne se divise pas ni ne se partage et, bien sûr, cela ne se limite pas.
Rappelons-nous d'ailleurs, pour avoir un exemple plus récent de ce que vous appelez de vos vœux, ce que put signifier pendant « le printemps de Prague » la doctrine de la souveraineté limité, tant il est vrai que la « souveraineté divisée », « la souveraineté partagée », « la souveraineté limitée» sont autant d'expressions pour signifier qu'il n'y a plus du tout de souveraineté !
[...]
Cessons donc de tricher, de dissimuler, de jouer sur les mots, de multiplier les sophismes, L'alternative est claire : nous devons conserver notre souveraineté ou y renoncer.
La communauté européenne ne doit pas se faire contre la souveraineté des peuples.
[...] (27 mn)
On connaît l'argument: il nous faut faire l'Europe, donc il nous faut concéder une partie de notre souveraineté. Comme si cette relation causale allait de soi ! Comme si le respect des souverainetés interdisait la coopération, l'ouverture, la solidarité ! Comme si les États souverains en étaient fatalement réduits à un splendide isolement et condamnés à une politique frileuse de repliement sur soi !
C'est oublier que, si cela lui parait nécessaire, un État peut souverainement décider de déléguer des compétences ou les exercer en commun avec d'autres. La querelle n'est pas purement sémantique. C'est une chose, en effet, que de déléguer temporairement un pouvoir susceptible d'être récupéré lorsque la délégation n'est plus conforme à l'intérêt national ou ne répond plus aux exigences du moment. C'est tout autre chose que d'opérer un transfert sans retour pouvant contraindre un État à appliquer une politique contraire à ses intérêts et à ses choix.
La coopération, la concertation, même quand elles sont poussées très loin, s'accommodent très bien du droit de veto. On peut même dire que le veto est le meilleur stimulant de la concertation puisqu'il oblige à prolonger la négociation jusqu'au consentement général des États. C'est d'ailleurs sur cette philosophie qu'était fondé, j'y reviens, le fameux compromis de Luxembourg, que après la politique de la chaise vide, de Gaulle imposa à nos partenaires et qui n'a pas empêché, bien au contraire, le développement d'une politique agricole commune.
Le piège de la construction fédérale : nous ne serons pas vraiment libres d’en sortir.
On pourra toujours objecter bien sûr que tout cela n'est pas très important puisque les traités ne sont jamais eux mêmes totalement irréversibles et que, le cas échéant, chaque pays membre pourra toujours les dénoncer en bloc.
[...]
On sait comment aux États-Unis les États du Nord ont interprété ce droit quand les États du Sud ont voulu faire sécession. On sait aussi ce que celui-ci signifiait dans la Constitution soviétique. On sait ce qu'il veut dire en Yougoslavie. Et quand bien même les perspectives seraient, en l'occurrence, moins dramatiques, la question se pose de savoir si nous ne sommes pas en train de créer une situation dans laquelle la dénonciation en bloc des traités va devenir si malaisée et si coûteuse qu'elle ne sera bientôt plus qu'un solution illusoire.
Il ne faut pas rêver. Sans monnaie, demain, sans défense, sans diplomatie, peut-être, après-demain, la France, au mieux, n'aurait pas plus de marge de manœuvre que n'en ont aujourd'hui l'Ukraine et l'Azerbaïdjan.
Certains s'en accommodent. Quant à moi, Ce n'est pas l'avenir que je souhaite à mon pays. D'ailleurs, les tenants de la marche vers le fédéralisme ne cachent pas leur dessein. Ils veulent bel et bien, et ils le disent, que les progrès du fédéralisme soient sans retour en droit et, surtout, en pratique, et force est de constater que nous voilà d'ores et déjà pris dans un redoutable engrenage.
[...] (31 mn)
Bientôt, pourtant, comme nous l'a annoncé M. Delors, au moins 80 p. 100 de notre droit interne sera d'origine communautaire, et le juge ne laissera plus d'autre choix au législateur que le tout ou rien : ou se soumettre totalement ou dénoncer unilatéralement et en bloc des traités de plus en plus contraignants.
Bref, quand, du fait de l'application des accords de Maastricht, notamment en ce qui concerne la monnaie unique, le coût de la dénonciation sera devenu exorbitant, le piège sera refermé et, demain, aucune majorité parlementaire, quelles que soient les circonstances, ne pourra raisonnablement revenir sur ce qui aura été fait.
Craignons alors que, pour finir, les sentiments nationaux, à force d'être étouffés, ne s'exacerbent jusqu'à se muer en nationalismes et ne conduisent l'Europe, une fois encore, au bord de graves difficultés, car rien n'est plus dangereux qu'une nation trop longtemps frustrée de la souveraineté par laquelle s'exprime sa liberté, c'est-à-dire son droit imprescriptible à choisir son destin
On ne joue pas impunément avec les peuples et leur histoire. Toutes les chimères politiques sont appelées un jour ou l'autre à se briser sur les réalités historiques. La Russie a bel et bien fini par boire le communisme comme un buvard parce que la Russie avait plus de consistance historique que le communisme, mais à quel prix ?
Alors, si nous organisons l'Europe, organisons-la à partir des réalités. Et les réalités, en Europe, ce sont toutes les nationalités qui la composent.
Les constructeurs de cette « fédération » sont des dissimulateurs et refusent un vrai débat.
Mais, constatons-le, ce débat ne s'engage pas vraiment. On se contente de faire dans l'incantation : « c'est beau, c'est grand, c'est généreux, Maastricht ! Ou dans la menace à peine voilée - Maastricht ou le chaos ! Si vous ne votez pas Maastricht, vous ne serez jamais ministre ! » L'opinion est d'autant plus décontenancée qu'elle sent bien qu'on fait souvent silence pour de simples raisons d'immédiate opportunité et qu'elle assiste à de surprenants chassés-croisés. Les idéologues de la reconquête du marché intérieur se font les chantres de la monnaie unique. Les tenants de la relance et autres théoriciens de l'autre politique économique expliquent doctement qu'il n'existe pas d'alternative à Maastricht. Sans parler de ceux qui nous ont expliqué tour à tour que Maastricht était parfaitement conforme à la Constitution, puis que la ratification imposait la révision de celle-ci : que Maastricht était l'acte le plus important depuis la Seconde Guerre mondiale, puisqu'il n'était jamais que le prolongement du Traité de Rome et de l'Acte unique... Tout se passe en réalité comme si personne n'avait vraiment envie de débat.
Bien sûr, on peut toujours prétendre - on commence à le faire çà et là - que la question est beaucoup trop technique pour être valablement abordée lors d'un débat public, dans un climat passionnel, à un moment dans la conjoncture qui ne s'y prêtent pas et devant des électeurs dont il est avantageux de postuler l'incompétence. Curieuse conception de la démocratie derrière laquelle, une fois de plus, se profilent la méfiance du suffrage universel, celle du peuple souverain et le dépérissement de la République.
D'autant que la construction européenne n'est pas du tout, par nature, un problème technique. C'est par tactique que, depuis l'échec de la C.E.D. en 1954, les idéologues du fédéralisme et les eurocrates cherchent à dissimuler leur dessein politique sous le manteau de la technique.
Il est vrai qu'ils n'y ont pas si mal réussi jusqu'à présent; Mais jusqu'où est-il permis d'imposer au peuple, sous couvert de technicité, des choix politiques majeurs qui relèvent de lui et de lui seul ? Jusqu'où la dissimulation peut-elle être l'instrument d'une politique?
Fédération au rabais : non pas démocratique mais bien technocratique.
Pourtant, j'en conviens volontiers, ce qu'on nous propose aujourd'hui ce n'est pas le fédéralisme au sens où on l'entend quand on parle des États-unis ou du Canada, C'est bien pire, parce que c'est un fédéralisme au rabais !
On ferait vraiment beaucoup d'honneur au traité en affirmant, sans autre précaution, qu'il est d'essence fédérale, Il ne comporte même pas, en effet - ce serait, après tout, un moindre mal - les garanties du fédéralisme.
Car le pouvoir qu'on enlève au peuple, aucun autre peuple ni aucune réunion de peuples n'en hérite. Ce sont des technocrates désignés et contrôlés encore moins démocratiquement qu'auparavant qui en bénéficient et le déficit démocratique, tare originelle de la construction européenne, s'en trouve aggravé.
Dans ces conditions, un véritable fédéralisme, avec son Gouvernement, son Sénat, sa Chambre des représentants, pourrait demain apparaître comme un progrès, sous prétexte qu'il serait alors le seul moyen de sortir de l'ornière technocratique dans laquelle nous nous serions davantage encore embourbés.
C'est la raison pour laquelle je suis d'autant plus résolument opposé à cette solution d'un fédéralisme bancal qu'elle serait fatalement le prélude à un vrai et pur fédéralisme.
Or, soyons lucides, il n'y a aucune place pour des nations vraiment libres dans un État fédéral. Il n'y a jamais eu de place pour des nations réellement distinctes dans aucun État fédéral. Libre à certains de caresser l'illusion qu'il s'agit de créer une nation des nations : c'est là une contradiction dans les termes et rien de plus.
(à suivre : qu'est-ce que la souveraineté et la nation? La construction européenne que l'on nous propose nous rendra-t-elle plus prospère et est-elle la cause de la paix? Une autre Europe est-elle possible?)