(Voici enfin la suite et la conclusion de cette série de billets. Les parties précédentes sont les suivantes :
L'introduction : les-etranges-lecons-que-l'on-tire-de-lhistoire ; le premier chapitre : les colonisations et la lutte des cultures ; le seconde chapitre : La culpabilisation et la détestation de soi; le troisième chapitre : l'amour de soi sous la condition de l'amour de l'autre)
Chapitre 4 : les conditions d'un véritable dialogue culturel
Il est bon de sortir d'un mode de pensée binaire. Il est pourtant difficile de le faire, parce que la dualité est la première distinction logique.
Pour penser, il faut faire une différence entre le vrai et le faux, entre le bien et le mal, etc..
Cependant si ces oppositions sont nécessaires dans l'ordre des principes, il est nuisible, et fallacieux, de s'arrêter là : ces principes ne sont pas des réalités sensibles et rien dans notre monde ne leur correspond tout à fait.
Que faire alors?
S'efforcer de dériver de ces principes leurs conséquences, à complexité croissante, pour ensuite chercher à les appliquer à notre réalité.
C'est ainsi qu'à partir de 0 et 1, en langage informatique, on construit finalement des simulations ou des mondes virtuels complexes.
Et c'est ainsi qu'à partir d'une dialectique de l'être et du non-être, du "même"et de "l'autre", il doit être possible de penser notre réalité, sans s'enfermer immédiatement dans l'alternative entre "aimer l'autre"ou "détester l'autre", où tout individu sera classé, de manière manichéenne et enfantine, parmi les "bons"ou les "méchants".
Pourtant cette explication du réel doit se faire en restant logique, et, c'est là le paradoxe, on ne peut l'être qu'en respectant, dans le domaine des principes, la différenciation binaire.
Ceci explique qu'il soit si difficile de penser dans la nuance. Mais, sans cela, nous ne pouvons pas rendre compte du réel. Sans cela, comment comprendre, par exemple, qu'il y eut en 1940 des vichysto-résistants? Nous sommes des êtres complexes, et non pas des principes désincarnés.
Avoir une pensée nuancée nécessite donc un effort. Et il faut sans cesse se méfier de notre tendance à la simplification abusive, qui peut parfois avoir l'apparence, mais l'apparence seulement, d'une pensée logique.
Le régime nazi dura en Allemagne de 1933 à 1945 : soit quelques 12 années.
Pour une "forme culturelle", voire une proposition de "civilisation", c'est assez peu. Imaginons cependant que ce régime ait duré un siècle, ou plusieurs, ou même qu'il ait parcouru le millénaire, comme il prétendait follement y être destiné.
Évidemment, il aurait alors connu des évolutions, des mutations. On ne traverse pas les époques sans vieillir et s'adapter aux circonstances.
Pour être fidèle à notre hypothèse, pourtant, il devrait avoir conservé ce que le rend tout à fait détestable : son idéologie raciste, son exaltation néo-païenne de la puissance, etc..
Seulement, avec cette "patine"du temps, on ne pourrait plus se refuser à y voir une "forme de civilisation", de même que les tribus cannibales ont leur forme de "culture".
Imaginons encore qu'une certaine infériorité technique ait fini par rendre les nazis vulnérables, qu'ils se soient lancé à nouveau dans une guerre, et qu'ils aient fini par la perdre, comme en 45, mais avec quelques siècles de décalage.
Nous procéderions, comme nous l'avons fait alors, à une dénazification de l'Allemagne, parce qu'il ne serait toujours pas tolérable que cette idéologie puisse survivre, ou du moins survivre assez pour pouvoir ressurgir un jour. Autrement dit, nous tâcherions d'éradiquer encore la culture, la civilisation nazie. Et, me semble-t-il, nous aurions bien raison.
Est-ce à dire que la colonisation peut parfois être une bonne chose? Il nous semblait pourtant avoir compris le contraire.
Le paradoxe pourrait n'être qu'apparent : l'éradication du nazisme consistait à lutter contre une culture, pour la libération et l'émancipation des hommes, fussent malgré eux.
Mais n'est-ce pas aussi ce que prétendent souvent les colonisateurs?
Qu'est-ce qui est donc condamnable dans la colonisation? Est-ce de faire une hiérarchie entre les cultures? Cela n'est pas, en soi, critiquable sinon il ne faudrait plus critiquer les cultures extrémistes.
Est-ce donc dans le fait de mettre en conflit plusieurs cultures? Mais elles le sont d'elles-mêmes, dès lors qu'elles posent des principes contraires et qu'elles cherchent à se réaliser au même endroit.
Est-ce lorsqu'elle cherche à imposer une culture par la force? Ici, nous tenons sans doute quelque chose de condamnable. Sauf qu'il fallait bien user de la force pour s'imposer contre le nazisme. Oui, mais, même en ce cas, la finalité n'était pas de maintenir les allemands dans une soumission perpétuelle.
Je crois que nous tenons là le point qui fait la limite entre l'acceptable et l'inacceptable – et qui est aussi le point où la colonisation tend à s'identifier à une forme d'esclavage.
L'esclavage est irrecevable. Et la colonisation, lorsqu'elle a pour but réel une forme de domination de certains individus sur d'autres, est elle aussi, pour la même raison, irrecevable.
En revanche, lorsque le mot "colonisation"sert à désigner une autre attitude, on ne peut la condamner par principe. Et c'est toute la difficulté d'une réflexion sur ce thème : le mot peut prendre plusieurs sens.
Veut-on affirmer la supériorité d'une culture sur une autre? On ne peut en condamner l'intention. Il faut en revanche en demander la justification. Sur quel critère se fonde une telle hiérarchie? Si le critère n'est pas bon, la condamnation est possible.
Veut-on défendre, éventuellement par la force, la supériorité d'une culture? Cette proposition, dans l'absolu, n'est pas condamnable. Mais nous ne sommes pas dans l'absolu, et il faut donc examiner si, dans les faits, cette décision est justifiée : la supériorité est-elle avérée? Une défense est-elle nécessaire? L'usage de la force est-il utile? Etc..
Et, dans tous les cas, il faut veiller à s'opposer non aux individus comme tels, mais à des cultures et à des idées. Car en identifiant trop les hommes et les idées, on finit par chercher à détruire les hommes, plutôt que de détruire leur ignorance ou leur erreur.
On me répondra sans doute : "admettons, mais, précisément, sur quoi peut-on fonder une hiérarchie des cultures?"
Il est difficile de répondre en quelques mots. Mais une chose doit tout de suite être précisée : si définir une hiérarchie signifie que toutes les cultures ne sont pas également respectables, cela n'implique pas pour autant qu'il ne s'en trouve qu'une seule au sommet. Il faut éviter de sombrer dans l'ethnocentrisme, qui fut longtemps l'erreur de l'Occident.
Lorsque l'on veut juger de quelque chose, il faut un critère. Lorsque le jugement porte sur le domaine morale ou politique, ce critère doit être une forme d'idéal. Et c'est en fonction de la proximité avec l'idéal que l'on peut établir une hiérarchie.
Par définition, un tel idéal appartient au domaine des principes. Ce qui revient à dire que son contenu doit être le plus général, le plus universel possible, et que son énonciation doit se limiter au strict nécessaire pour différencier ce qui s'approche de lui de ce qui s'en éloigne. Autrement dit, un idéal ne doit pas être trop particularisé, pour laisser le plus ouvert possible tout l'éventail de ses applications.
Ainsi, différentes cultures peuvent incarner autant de réalisations des mêmes principes, sans doute avec des déclinaisons, des accentuations différentes, des variations formelles, et malgré tout une égale dignité par rapport à ces principes. Cela dépend des cas.
Il ne nous appartient pas ici de faire la recherche de cet idéal et de ces principes qui définissent la civilisation et la culture. Il suffit d'avoir rappelé le critère d'une juste hiérarchisation.
Il va de soi, d'ailleurs, que prétendre incarner davantage la civilisation, que cette prétention soit vraie ou pas, ne donne pas pour autant le droit d'imposer "sa déclinaison", sa "forme culturelle"aux autres. D'abord, parce qu'un certain usage de la contrainte est en contradiction avec les principes de la civilisation. Ensuite, parce que la pluralité des formes culturelles est non seulement utile mais nécessaire.
Elle est utile au même titre que l'est, par exemple, la pluralité de l'héritage génétique des hommes : elle peut permettre de trouver chez l'un ou l'autre des ressources nouvelles face aux difficultés. De même, la pluralité des cultures peut permettre que l'on découvre chez l'une ou l'autre une vision des choses plus éclairante, une approche du réel qui ouvre de nouvelles perspectives.
Et cette pluralité est nécessaire parce que, fondamentalement, elle correspond à une pluralité des "mentalités", des "tournures d'esprit". Encore une fois, cette différence ne revient pas à dire que l'une d'entre elles, seule, serait la meilleure. Ni même d'ailleurs, que l'une, seule, serait rationnelle.
Claude Levy-Strauss a bien montré combien fausse était l'idée que les "sauvages"seraient dénués d'une véritable rationalité. Ils ne l'emploient pas dans les mêmes domaines ou avec les mêmes termes que nous. Ils peuvent se tromper, évidemment, tout comme nous. Mais elle n'est pas, par principe, moins rationnelle. Et c'est là encore tout l'intérêt de ce pluralisme, en offrant des ressources supplémentaires à l'ingéniosité humaine, dont il est bon que chaque culture profite.
Car chaque forme culturelle pour autant qu'elle porte en elle une véritable culture, et donc une application particulière de l'idéal, doit être capable de s'enrichir et de s'approcher toujours de cet idéal dont elle est porteuse. Et c'est d'ailleurs ce à quoi peuvent l'aider les autres cultures – par une émulation mutuelle, et par ce que l'on nomme le "dialogue culturel".
Ce dialogue a deux conditions :
La première est évidente. Pour qu'il existe, il faut que des cultures différentes existent, et ne soient pas sans cesse menacées, voire réduites, l'une par l'autre. Chercher à fusionner toutes les cultures, à faire sans cesse un plus grand "melting pot"revient en fait à rendre de moins en moins vivante chacune d'entre elles, et donc de plus en plus difficile un réel dialogue culturel.
La seconde est plus difficile à mettre en œuvre. C'est que le dialogue ne doit pas tourner à la démonstration de force. Le dialogue doit se faire en vue et en respect de la "civilité".
Pour que ceci soit possible, nous devons être capable de faire la différence entre la forme culturelle, qui est relative, et l'idéal qu'elle porte, et de saisir le "génie"particulier de la culture en question, qui consiste précisément dans ce lien entre l'idéal universel et la forme particulière.
Puisque le dialogue doit être respectueux, il faut avoir égard aux génies particuliers de chacune des cultures. Ce qui revient à dire qu'on ne doit pas chercher à imposer à une culture une forme extérieure à elle. Il faut, si l'on considère que telle culture n'incarne pas encore assez l'idéal, l'engager et l'aider, par un dialogue sur le fond, à trouver en elle le moyen de tirer de son propre génie une forme nouvelle plus adaptée.
Évidemment, on me fera remarquer que les importations culturelles sont légions. C'est bien exact et cela remonte à fort loin. Mais on confond derrière ces importations deux processus tout à fait différents : la synthèse et le syncrétisme culturel.
Il y a synthèse entre une culture première et un apport étranger lorsque l'esprit ou le "génie"de la culture première a investi l'apport étranger au point de le faire sien. On peut d'ailleurs le décliner en deux espèces : l'assimilation et la greffe. Dans le premier cas, cet esprit est à l'initiative : il est allé chercher chez les autres, par ce dialogue, un élément qu'il a assimilé, adapté à sa forme particulière, pour évoluer. C'est un peu comme la nutrition pour le corps. Dans le second cas, l'esprit n'est plus à l'initiative : il a subi un apport. Et cet événement a pu être ressenti violemment. Malgré tout, cet apport n'étant pas en contradiction radicale avec le génie propre de cette culture, celui-ci a pu, en réaction, l'investir de sa signature. C'est un peu comme une greffe dans le domaine corporel.
Dans ces deux cas, on le voit, de manière douce ou de manière un peu violente, l'apport est finalement "surmonté"et intégré pour être réellement unifié avec la culture première. Mais on doit comprendre assez vite qu'il faut pour cela que l'apport accepte lui aussi une certaine transformation pour être ainsi investi de l'esprit de la culture qui le reçoit.
Or, dans le cas du syncrétisme, les choses ne se passent pas ainsi. Il s'agit alors d'une simple juxtaposition d'éléments culturels différents, qui refusent de s'unir sous le même esprit. C'est un mélange qui, s'il se généralise, tend à une forme chaotique de culture – et s'éloigne, de fait, de l'idée même de culture, puisque, dénuée d'unité, une telle mosaïque serait dénuée de cet esprit, de ce "génie" propre, qui la rattache à l'idéal.
Autrement dit, dans le domaine culturel, on ne peut pas faire "table rase": on ne peut pas faire comme si rien n'était là et tout reconstituer prenant un peu de partout. Car les formes culturelles ne sont pas à la libre disposition de notre fantaisie. Elles ont leur logique. Et certaines ne peuvent pas être unies ensemble sans s'affronter ou sans perdre leur vigueur propre.
Le syncrétisme culturel, qui est une injure à la culture, se produit donc lorsque l'on tente d'importer un élément radicalement contraire à l'esprit de la culture qui le reçoit et qui va nécessairement entrer en conflit avec lui. Si cet esprit parvient à "réduire"cet élément, à le transformer assez pour le soumettre à son orientation, à sa signature propre, il réussit malgré tout à opérer une synthèse. Et l'on peut dire que le conflit est réglé et la culture, modifiée, demeure préservée dans son cœur ou dans son identité. En revanche si elle n'y parvient pas, si l'élément importé résiste à cette adaptation, en ce cas, l'intégration n'est plus possible et une simple juxtaposition culturelle se pérennise. On est alors sorti du dialogue pour entrer dans une forme d'affrontement, de conflit et de rapport de force.
N'oublions pas que nous parlons là de culture : ni de pays ni de populations. Mais, évidemment, une culture pour exister a besoin de s'incarner dans des personnes. Celles-ci peuvent volontairement pratiquer le syncrétisme : en ce cas, le conflit culturel ne se joue qu'au niveau des principes. Leur culture se décompose mais ils sont les auteurs de cette décomposition. Ils peuvent en revanche subir un syncrétisme qu'on leur impose. C'est le cas le plus fréquent lors des colonisations. Et c'est alors que le conflit descend du niveau des idées à celui des personnes.
Par principe, on pourrait être tenté de dire qu'il faut défendre toute culture. Mais les choses sont plus complexes. Car cela dépend, bien sûr, de sa proximité avec l'idéal et de sa vigueur propre. La culture nazie, pour revenir sur cet exemple, n'a pas à être défendue. Mais prenons un autre cas de figure : si certains préfèrent décomposer leur propre culture, on peut se demander quel droit nous avons de le leur refuser.
Il serait peut-être possible de fonder un tel droit sur le fait que toute culture qui tend à trop s'éloigner de l'idéal de civilisation risque de mettre en péril les autres cultures, même les plus "civilisés". Or c'est là la limite au respect de la pratique culturel d'autrui.
Essayons de clarifier un peu cette hypothèse. Le dialogue culturel ne vaut que s'il permet d'approcher de l'idéal, dans les conditions que nous avons décrit plus haut. Lorsqu'une culture tend à se décomposer, à perdre son unité et donc à s'éloigner de cet idéal, le devoir des autres cultures conscientes de ce fait est d'abord d'entrer en dialogue pour l'aider à contrer cette tendance. Il est hélas possible aussi que, tels des rapaces, d'autres cultures, moins compréhensives, en profitent pour "coloniser"et aggraver cette situation. C'est que, précisément,chaque culture n'est pas également ordonnée à l'idéal.
Et on pourrait dire, dans l'absolu, que c'est à partir de son degré d'éloignement par rapport à cet idéal que l'on peut déterminer le type de réaction qu'elle aura envers les autres et que les autres devraient avoir envers elle.
En effet, à mesure que l'unité ou la cohérence d'une culture se perd, à mesure qu'elle s'éloigne donc de l'idéal, puisque celui-ci est idéal de"civilisation"et de "culture", la société considérée devient moins "civilisée", par définition.
Elle commence sans doute par perdre le sens réel de l'unité c'est-à-dire le sens de la distinction que nous avons rappelée entre la forme culturel et l'idéal, et elle va se croire l'unique représentante de la "civilité". Et c'est alors qu'elle peut elle-même devenir une culture "rapace", cherchant à répandre "son idéal"tout autour d'elle. Dans le même temps, elle va perdre peu à peu le sens du dialogue. Ce qui va compter pour elle sera davantage l'efficacité que la vérité, ou plus exactement, elle va juger de sa vérité à son efficacité. Elle va compter ses missionnaires, elle va déployer ses techniques. Et il risque bien d'arriver un moment où, aveuglée, elle ne sera plus sensible au dialogue des autres, et cherchera seulement à s'imposer. En ce cas, les autres cultures, pour survivre, n'ont plus de choix sinon d'employer la force contre elle; et, si elles sont vainqueurs, de substituer la "contre-culture"vaincue par une autre.
Ce serait donc bien là, si l'on veut, la seule entreprise de "colonisation"valable.
Tout ceci est évidemment une description générale et il ne faudrait pas chercher à calquer cette explication sur le réel, de manière trop rigide. Ainsi, par exemple, la vie des cultures est rarement aussi linéaire, et une culture prédatrice peut changer et s'améliorer, de même qu'une culture civilisée peut se pervertir. Tout n'est pas en sens unique – et ce qui compte est le moyen de préserver à la fois la diversité et l'unité propres des cultures.
On m'objectera peut-être, pour finir, que c'est là une vision trop statique et définitive des cultures. On ferait preuve d'un peu de mauvaise foi parce que j'ai tout de même défini un grand nombre d'évolutions possibles.
"Sans doute, me dira-t-on, mais enfin, la vie c'est aussi la mort! Toute culture finit par disparaître et il est imbécile de vouloir ainsi les défendre et aller contre leur destin naturel."
J'avais déjà remarqué, moi aussi, que tous les hommes finissent par disparaître. Mais je n'avais pas pensé qu'il était bon, pour cela, de les laisser mourir. On ne peut pas penser à tout.