Clifford D. Conner Une histoire populaire des sciences – Editions l'échappée – Mars 2011 570 Pages
La science a été longtemps présentée comme l'activité exclusive d'un groupe d'hommes exceptionnels, transcendant leur époque et apportant une contribution décisive à la connaissance de la nature par leur intelligence hors du commun, qui confine au génie. Contre cette conception élitiste de la science, qui fait reposer l'ensemble de nos connaissances sur quelques individus, Clifford D. Conner propose une histoire de la science reposant sur les savoirs, parfois très élaborés, des « hommes du commun », une science « venue du peuple » et dépendant des configurations sociales et politiques des sociétés dans laquelle ces connaissances objectives étaient forméesn construites, méditées et enfin produites.
Son « histoire populaire des sciences » n'est pas une histoire des sciences « pour » le peuple, mais bien une histoire des sciences « par » le peuple. Elle se situe dans sa conception dans la continuité des travaux de Howard Zinn qui fut son mentor et ami. Comme ce dernier, la prise de position d'une histoire « par le bas », soucieuse des éternels oubliés, rejetés,
Une science « primitive » : de la préhistoire aux savoirs ethniques ?
La question de savoir s'il existait une « science » lors de la préhistoire est difficile à déterminer en raison de la rareté de témoignages matériels et en l'absence de traces écrites. Pourtant un certain nombres d'indices montrent que la connaissance « objective » de la nature était déjà une préoccupation de nos lointains ancêtres et que ceux ci avaient organisés leurs connaissances dans des savoirs constitués. On dispose ainsi de dispositifs qui montrent une connaissance relativement sophistiquée de la cosmologie. Avant même les constructions monumentales de la fin du néolithique qui montrent un savoir fin de la disposition des étoiles, on dispose également de « bâton à médecine » qui montrent là aussi une conscience de notre corps qui va au delà d'une démarche empirique et qui semble impliquer une démarche construite de recherche.
L'auteur recherche aussi les prémisse de la science dans les connaissances accumulées des peuples dits « primitifs ». Ceux ci ont emmagasinés une somme de connaissance impressionnante, et ont mis au point des démarches logiques qui les éloigne d'une vision de peuples uniquement dominés par la magie et les superstitions. Deux domaines sont examinés en détails et donnent une vision impressionnante des connaissances impliquées. Les peuples chasseurs-cueilleurs disposent par exemple d'une taxinomie qui leur permet de classer les plantes et les animaux selon une logique qui n'est pas uniquement utilitaire. De même, les connaissances des plantes médicinales de certaines peuplades « primitive » est elle remarquable, et est d'ailleurs utilisée par la médecine moderne en recherche de nouveaux traitements. Un dernier exemple examiné en détail est la somme de connaissance qu'implique la maîtrise de la navigation par les haïtiens. Ceux ci utilisent des connaissances approfondies en matière de connaissance de la carte du ciel, mais aussi des mouvements de houle qui leur permettent de s'orienter de jours comme de nuit et de montrer une maîtrise de la navigation au loin qui étonna les premiers explorateurs.
La civilisation grecque a t elle crée la science
L'auteur déconstruit une croyance massivement diffusée, celle d'une construction ex nihilo de la science par la civilisation grecque. Il fait remonter ce récit à l'importance d'un groupe d'historiens allemands dirigés par Fried Otter Muller. Ce groupe baignait dans l'athmosphère raciste de l'époque, et défendait la prééminence du groupe ethnique des Aryen concernant l'invention de la civilisation européenne. Leur origine indo européenne (le berceau de la civilisation aryenne est situé dans l’Iran moderne) a diffusé ensuite vers l’Europe, en particulier la Grèce, avant de se fixer dans la société
Il est vain de croire qu’avant les Grecs, les peuples baignaient dans une sorte de mentalité primitive faite de croyances et de mythes. L'anthropologie contemporaine le montre de mieux en mieux : toutes les cultures ont des connaissances étendues sur la nature, les plantes, les étoiles. Et ces connaissances sont soigneusement distinguées des mythes. Les Égyptiens ou Babyloniens avaient des connaissances poussées en astronomie, en botanique, en médecine ou en calcul. Mais dans la civilisation assyro-babylonienne, beaucoup de connaissances se présentaient sous une forme énumérative. On composait des listes selon un certain ordre mal assuré : listes de remèdes, de plantes, de maladies, de résultats mathématiques. Or, la science suppose un ensemble de connaissances ordonnées de façon méthodique et accompagnées de preuves raisonnées. Cependant la forme ordonnée de façon méthodiques et accompagnée de preuves raisonnées s’accommode mal de la transmission orale, en particulier dans les sciences de la nature, la preuve prend la forme de l'observation ; en mathématiques, celle de la démonstration. Les Babyloniens ont trouvé nombre de résultats mathématiques, de techniques de calculs mais ils ne faisaient pas de démonstration. L'appoint le plus évident des grecs à la science a été sa mathématisation. Cependant elle a aussi par contrecoup méprisés les savoirs techniques « pratiques », et dans une certaine limite les gains (au niveau de l’abstraction des problèmes scientifique) n'a compensé qu'a grand peine la perte de « sens pratique » consubstantielle a la science grecque. D'autant que le système social particulier qui avait donné une exceptionnelle dynamique aux sciences les a refermé sous le joug du dogmatisme des écoles renfermée sur les « grands œuvres » de ses fondateurs.
la révolution scientifique du XVII° siècle
La Renaissance, bien que n'étant pas nulle en apports scientifiques, est restée sur une vision du monde ancienne, caractérisée par une pensée théologique et une physique qualitative. La révolution scientifique qui va éclater entre XVII et XVIII siècle va profondément bouleverser ces cadres conceptuel engoncé dans une scolastique qui n'est qu'une relecture des anciennes découvertes. Ce n'est pas uniquement affaire de brillants esprits comme Galilée, Descartes ou Newton, que l'on assiste à la véritable naissance de la science moderne mais aussi a un véritable bouillonnement qui saisit la civilisation occidentale à cette période sous le poids de profondes modifications sociales. Ces savants mettent au point la méthode expérimentale et insistent sur le rôle fondamental des mathématiques, mais ils utilisent aussi les travaux de chercheurs « sans parchemins » ni qualification universitaires.
De modestes artisans vont êtres à l'origine de nouveautés conceptuelles qui seront ensuite intégrées dans les travaux de scientifiques présentant un profil plus socialement acceptable, et qui oublierons le plus souvent de citer leurs inspirateurs. De véritables révolutions scientifiques ont lieu notamment en astronomie, physique, chimie ou biologie. Même si la « science vu d'en bas » va à cette époque faire preuve d'une inventivité qui va souvent être à l'origine de conceptions particulièrement fructueuses, son importance sera cachée et certains des précurseurs les plus importants et brillants seront oubliés. Parallèlement, la technique fait des progrès significatifs qui permettront de faire éclore la révolution industrielle à la fin du XVIIIe siècle. Contrairement à ce qui est souvent avancé, il n'y aura que peu de véritables échanges fructueux entre ces deux domaines, et la technique inspirera plus souvent la science que l'inverse à cette époque. La civilisation technique et scientifique des XIXe et XXe siècles pourra solidement s'édifier sur les bases posées durant les Temps modernes. La pensée aussi va être changée, ces révolutions scientifiques n'étant pas pour rien dans l'essor de la pensée des Lumières. La croyance en le progrès de l'humanité gagne les esprits.
XIX° siècle : le triomphe de la bourgeoisie et le scientisme
Le formidable bouillonnement instauré par ces prémisses et la montée en puissance d'une nouvelle organisation du monde, ou triomphe la bourgeoisie aura des conséquences directes sur la science du XIX° siècle, celui ou la « science victorieuse » semble triompher sans adversité, en particulier des barrières édifiées par les superstitions et les religions. Ces modifications déterminantes de l'organisation sociale auront des effets sensibles dans le rapport qu'entretiennent sciences et techniques, les « nouveaux scientifiques » deviendront de plus en plus des « scientifiques entrepreneurs » comme le montre l'exemple canonique de pasteur (dont les relations avec l'industrie seront constitutive de son travail scientifique)
Dans un premier temps, les scientifiques seront indifférents aux modifications apportée aux techniques qui précipiterons la révolution industrielle. C'est dans un premier temps l'invention de la houille et du coke, soit une profonde transformation des industries sidérurgiques, sous l'égide d'un simple artisan sans connaissances scientifiques établies, Abraham Darby.
Celui ci commence par être fabricant de moulins à malt puis enfin par s'établir comme forgeron. À Coalbrookdale, Abraham Darby réussit la coulée au coke. Il découvrit également que le coke pouvait être utilisé en bloc alors que le charbon ne pouvait brûler qu'en fine feuille. En empilant le coke et le minerai de fer dans un grand four, il pouvait obtenir des quantités beaucoup plus importantes : c'était le premier haut fourneau au coke, dont l'utilisation diminua très fortement le prix de revient de l'acier.
D'autres maîtres de forges de la région commencèrent à utiliser ses méthodes. Ils rencontrèrent de nombreuses difficultés et découvrirent qu'il utilisait du charbon de Cumbrie, proche de la frontière écossaise, au faible taux de soufre, facilitant la fonte d'acier. Il améliorera continuellement son invention et mettra au point des méthodes permettant de passer à une production industrielle d'acier, ouvrant la voie à la révolution industrielle.
L'autre grand contributeur à la révolution industrielle fut Thomas Newcomen, dont la machine à vapeur fut massivement utilisée dans les mines. Le forgeron Thomas Newcomen met au point, en compagnie de son confrère Thomas Savery, la première machine à vapeur utilisable dans l’industrie. Quelques années plus tôt, Thomas Savery avait déjà inventé une machine à vapeur, utilisée notamment pour pomper de l’eau. L’association des deux hommes permet donc d’améliorer ce dispositif par un système de moteur atmosphérique, ou "pompe à feu". Newcomen l’utilisera pour la première fois en 1712, dans une mine, afin d’actionner des pompes à eau. Peu pratique et à faible rendement, elle sera largement améliorée par l’ingénieur James Watt dans les années à venir.
Ces différentes inventions, qui ont eu une importance décisive dans les transformation de la société n'ont dans un premier temps pas eu pour origine les scientifiques mais des artisans modestes dénué dans un premier temps de culture scolaire. Une modification importante dans la culture scientifique sera la création d'une formation scolaire pour les ingénieurs.
Les recherches entreprises par les artisans ne sera pas uniquement dirigée vers des savoirs utilitaires Deux exemples sont décrits en détails dans l'ouvrage, celui du développement de la chimie des gaz par les brasseurs et les distillateurs, et celui de la stratigraphie par des mineurs.
Les modifications sociales dans l'organisation de la science entraîneront des mobilisations d'un ordre particulier, en particulier autour de l'éducation ouvrière aux sciences. De nombreuses écoles seront crées pour doter les ouvriers de connaissances scientifiques, des conférences à destination de la classe ouvrière seront organisées, en particulier par « le bouledogue de Darwin » Thomas Henri Huxley. Le darwinisme sera d'ailleurs à l'origine d'un mouvement populaire de recherche des connaissances particulièrement dynamique
Les avancées particulièrement spectaculaires de la science entraînerons une idéologie particulière, le scientisme, qui défend l'idée que l'ensemble des problèmes posés à l'humanité sont ré solvable par l'utilisation rationnelle des sciences. Le scientisme est une croyance qui consiste à reporter sur la science les principaux attributs de la religion. C'est le biologiste Félix le Dantec qui lança ce mot dans un article paru en 1911 dans la Grande Revue. «Je crois à l'avenir de la Science : je crois que la Science et la Science seule résoudra toutes les questions qui ont un sens ; je crois qu'elle pénétrera jusqu'aux arcanes de notre vie sentimentale et qu'elle m'expliquera même l'origine et la structure du mysticisme héréditaire anti-scientifique qui cohabite chez moi avec le scientisme le plus absolu. Mais je suis convaincu aussi que les hommes se posent bien des questions qui ne signifient rien. Ces questions, la Science montrera leur absurdité en n'y répondant pas, ce qui prouvera qu'elles ne comportent pas de réponse. »
La fin du XIXe siècle et le début du XXe auront été la belle époque du scientisme.
Voici la conception que s'en faisait en 1911, le philosophe Jules de Gaultier. «Plus ou moins avoué, le scientisme implique les postulats suivants : que le monde est un tout donné, que le jeu phénoménal est compris. dans un circuit fermé, que tout est donc calculable, que l'esprit scientifique ne doit pas désespérer de capter dans ses formules l'énigme apparente de l'univers, qu'il n'y a pas d'inconnaissable. Subsidiairement ces postulats impliquent d'autres croyances : la croyance au mieux, à l'homme plus heureux par la possession plus complète des lois de la nature, la croyance à la substitution possible des méthodes scientifiques aux religions et aux morales, soit la croyance à la solution rationnelle du problème moral. Ainsi la croyance scientiste répète la somme des pétitions qui composent le programme de l'espérance humaine sous ses formes messianiques et morales. Elle restitue, en fin de compte, parmi les perspectives d'un développement inappréciable en durée, le thème du rêve toujours renaissant et qui jamais n'aboutit de la conscience humaine en quête de futurs meilleurs, de ce rêve dont un brusque éveil ne brise jamais l'élan parce qu'il est sans doute l'une des formes que prend, dans le champ de la conscience, l'énergie vitale elle-même. Par là, la croyance scientiste relève, parmi les catégories philosophiques, de celles que j'ai nommées, philosophies de l'Instinct vital : comme les diverses religions, comme les diverses philosophies spiritualistes, elle a pour effet de donner aux hommes des raisons de vivre, de fomenter l'intrigue et les prétextes du jeu phénoménal, de faire croire pour faire agir. Elle ne recherche pas, comme les philosophies de l'Instinct de connaissance, la connaissance pure et simple, mais elle recherche la connaissance en vue d'un but. Il ne s'agit pas pour le scientisme de connaître comment les choses se passent pour le savoir, à la façon dont Socrate avant de mourir apprenait une chanson, mais de connaître pour agir. La connaissance n'est pas ici une catégorie, un mode de la vision, elle est un mode, un ressort de l'action, elle est un moyen pour un but, elle suppose l'existence du but, elle implique finalisme. L'organisation scientifique de la vie, qui est l'un des voeux souvent énoncés du scientisme, suppose en effet que la vie comporte un but, que ce but est donné et qu'il est connaissable; car on n'organise qu'en vue d'une fin. Le scientisme implique donc finalisme, finalisme au sens le plus métaphysique. Il suppose en fin de compte, dissimulée sous mille réticences, cette hypothèse que la vie a une fin prédéterminée, un sens, une direction connaissable et que l'organisation scientifique de la vie consisterait, après avoir distingué cette direction, à y pousser l'humanité. Or aucune conception n'est plus contraire à l'esprit scientifique que cette croyance en un finalisme métaphysique. C'est purement et simplement un acte de foi et le scientisme relève, sous ce jour, d'une croyance idéologique comme les diverses religions relèvent de la croyance théologique. C'est une croyance parce qu'aucun de ces postulats - le monde tend vers une fin - tout est connaissable - ne peut être démontré. Mais c'est de plus une croyance déraisonnable parce qu'elle prétend se fonder sur la raison, sur les formes de notre faculté de comprendre, et que ces formes nous montrent l'expérience, le devenir de l'existence se développant parmi les perspectives indéfinies du temps, de l'espace et de la cause, insaisissables donc dans leur totalité, échappant nécessairement à l'étreinte du savoir. Les scientistes ne reconnaissent comme fondement du savoir que deux principes, la raison et l'expérience, c'est là leur méthode, - elle est excellente, mais ils font en matière philosophique le pire usage, invertissant l'ordre logique de ces deux principes,, soumet- tant l'expérience à la raison, afin de réaliser avec les formes rigides de la raison telle qu'ils l'imaginent cette systématisation complète de l'existence qui légitimerait dans un avenir plus ou moins lointain la proposition du scientisme : Tout est connaissable. Tout est connaissable et comme corollaire : ``Il n'y a que de l'inconnu et point d'inconnaissable`` »
Le XX° siècle : prodiges et catastrophes de la science
Le XX° siècle a été en même temps le siècle de découvertes formidables, nous donnant des possibilités de contrôle et de puissance sans pareil sur notre environnement. Il a été aussi marqué par la monté de la méfiance radicale vis a vis du « progrès », en fonction des catastrophes survenues Le point de basculement constitue pour beaucoup la mise au point d'armes nucléaire à la puissance telle qu'elle constitue une menace pour la vie terrestre.
Le premier « progrès » contesté dans le livre se nomme le « contrôle scientifique du travail » autrement dit le taylorisme. Il permet une augmentation sensible de la productivité des travailleurs au gré d'une déposséssion radicale, dans la mesure ou le travailleur n'est plus maitre de ses procédés de travail (qui constituaient juste là une donnée d'échange vis a vis des « donneurs d'ordre »)
Une des conceptions les plus dommageable d'une conception scientifique instrumentalisée par une société de désordres et d'injustice va être l'eugénisme appliquée par les nazis, bien entendu, mais tout autant par les social démocrates suédois
La dépossession des savoirs populaires atteindra des sommets lors du « long XX° siècle », via la création du complexe américain millitaro industriel et la mise en place de la « big science » qu'elle permet, autour de programme d'investissement dans des équipements lourgs se chiffrant en plusieurs milliards de dollars, et de programmes de recherche mobilisant plusieurs milliers de scientifiques dans un cadre de travail quasi industriel.
La boucle est bouclée par l'apparition de la technoscience, qui n'est qu'une vision « privée » de la logique du complexe militaro industriel
Conclusion :
voilà un livre formidable, d'un souffle qui n'est que rarement atteint dans ce type d'ouvrage, et qui permet de rendre compte d'une science « venue du peuple », née de la curiosité (et quelquefois de l'intérêt bien compris) de ceux qui furent souvent désignée en tant que « vile populace ». Les savoirs des mineurs, des serruriers et des sages femmes valent bien ceux que l'histoire « officielle » a fait génie, en raison de leur capacité a incarner le « génie », dans une vision mystificatrice du savoir