Ian Hacking « Entre Science et réalité : la construction sociale de quoi » Edition La Découverte 2008 298 pages

Un certain nombre de débats ramènent la question des rapports sciences société a la question soit du « relativisme » (la science ne possède qu’un pouvoir « relatif » à décrire la réalité selon ses méthodes et ses principes fondateurs) soit de la « construction sociale » (la réalité décrite par la science découle d’une « construction sociale » qui est la science elle-même). Le premier débat est piégé comme une consigne électorale un soir de vote, et dépend du second (puisque si la réalité décrite est « relative » dans ses effets et ses valeurs propres, c’est justement que c’est le résultat d’une opération non neutre de « construction sociale »).
La question de la « construction sociale » d’un fait a une histoire. Avant d’examiner les conséquences spécifiques de la « construction sociale de la science », il convient d’examiner l’histoire et les évolutions de la notion même de « construction sociale » Que signifie alors l'expression « construction sociale de X » (X désignant génériquement les objets déclarés construits par les partisans du constructivisme)? La thèse de la construction sociale est que « X peut ne pas avoir existé ». D'apparence fort simple, cette proposition recèle pourtant une série de présupposés et de malentendus que l'ouvrage s'attache à mettre au jour.
En premier lieu, déclarer la contingence de X signifie que celle-ci n'est pas évidente. La thèse constructiviste, par conséquent, suppose que « dans l'état actuel des choses, X est tenu pour acquis ». On ne peut déclarer la construction sociale des banques, dont personne ne doute qu'elles sont « le résultat d'événements historiques et de processus sociaux ». La notion de « construction sociale » renvoit a une nécessité, celle de s’attaquer a des objets dont l’utilisation par l’idéologie dominante entraine une certaine « naturalisation » de celle-ci. Dés lors que la vulgate la plus couremment répandue fait apparaitre une « nature » d’un phénomène qui est aussi un phénomène social et politique, le fait de parler en terme de « construction sociale » permet de lutter justement contre ces idéologies dominantes. Le premier exemple est celle de la notion de « femme » et de son instrumentalisation par des forces plus ou moins réactionnaires sous forme « d’idéal féminin » Dire que cette figure « féminine » n’existe pas « in naturalibus » et est une « construction sociale » est le premier pas d’une libération possible. A partir de cette opération, il est loisible de définir un ensemble de faits comme des « constructions sociales ». Cela pose néanmoins le fait de ranger dans la même catégorie un ensemble de fait qui ne sont pas forcément de même nature (certains sont des « objets », d’autres des « concepts », d’autres des alliages improbables de l’un et de l’autre) au risque d’une confusion accrue. Comment alors peut-on soutenir, par exemple, la thèse de la construction sociale des femmes réfugiée ? Chacun sait pourtant que sans une série d'événements historiques amenant des femmes à chercher refuge dans un autre pays que le leur, il n'y aurait pas de femmes réfugiées. C'est que fort souvent, X est polysémique. Les femmes réfugiées sont à la fois un objet (des personnes, les femmes réfugiées) et une idée (la catégorie « femmes réfugiées »). L'objet n'est pas construit, l'idée l'est. A cette première distinction objet-idée, Hacking ajoute un troisième terme, les « mots-ascenseurs » (les faits, la vérité, la réalité, la connaissance), qui fonctionnent à un autre niveau que les précédents. L'enjeu de la thèse de la construction sociale est un second point d'achoppement. La proposition « X peut ne pas avoir existé » s'accompagne souvent de deux corolaires : « X est une mauvaise chose » et « le monde serait bien meilleur sans X ». L'adhésion à une ou plusieurs de ces propositions définit plusieurs degrés d'engagement constructiviste : historique, ironique, dévoilement, réformisme, rebelle et révolutionnaire, formant un continuum entre le dévoilement de l'historicité d'un phénomène et sa remise en cause radicale. Le conflit avec les sciences de la nature est d'ailleurs particulièrement saillant sur ce point. Il n’en reste pas moins que l’analyse de phénomènes les plus divers par le prisme de « la construction sociale » du phénomène a donné lieu a de nombreuses discussion sur la justesse ou l’opportunité d’effectuer de telles distinction.
Par contre, le fait d’utiliser le concept de « construction sociale » dans le domaine de la sociologie des science a donné lieu aussitôt à un formidable scandale, une mobilisation comme on l’a rarement vue de chercheurs de tous milieux et de toutes Si on dit : « la notion de « femme » est une construction sociale », tout le monde comprend ce que cette affirmation signifie, et aucune femme ne se sent insultée. Si on dit « Pi est une construction sociale », aussitôt les mathématiciens se mobilisent, les pétitions circulent, les blogs bruissent de mots vengeurs et de réglements de compte. Pour répondre a cette question, Ian Hacking va étudier deux ouvrages « fondateurs » de l’analyse de la science comme « construction sociale » : l’œuvre maintenant classique de Latour et Woolgard sur « la vie de laboratoire » (qui analyse le travail d’un laboratoire en détail, en essayent de qualifier le travail « social » qui sert a l’élaboration du « produit final ») tout en soulignant ses non dits et ses paradoxes (par exemple, ils montrent que l’activité principal d’un laboratoire tel que celui qu’ils ont étudié est « la production des écrits » L’ouvrage de A. Pickering : "La Construction des quarks; Une histoire sociologique de la physique des particules".examine comment la notion même de « quarks » a été « construite socialement » par accord entre les différents protagonistes de la physique des particules concerné dans cette « création »
A ce propos, l'auteur identifie trois points de blocage principaux. Il y a en premier lieu la contingence : la thèse défendue notamment par Pickering est, dans les mots de Hacking, que l'on peut imaginer un « programme de recherche novateur » (Lakatos) tout aussi efficace que la science moderne dans son explication du monde et qui ne ferait pourtant pas usage des mêmes concepts et des mêmes représentations, par exemple, des quarks. Cette thèse contingentiste s'oppose à l'inévitabilisme des scientifiques (l'évolution de la science ne peut prendre qu'un chemin, qu'il s'agit de découvrir). Si les sciences naturelles sont l'objet de la majeure partie des réflexions de l'auteur, celui-ci n'oublie pas non plus les sciences humaines et sociales et les objets sociaux. Il distingue les objets de genre interactif et de genre indifférent. Ceux du genre interactif sont influencés par la catégorisation dont ils font l'objet : ainsi, une femme réfugiée, si elle se pense comme femme réfugiée ou sait être pensée comme telle, peut modifier son comportement ou ses manières de penser en conséquence. A l'inverse, il importe peu à la dolomite d'être pensée comme roche sédimentaire. Les types de roche sont des genres indifférents. L'enjeu de nombre de débats sur la construction sociale est alors justement la définition en genre interactif ou indifférent. Ainsi de la question de la folie : elle est, pour ceux qui soutiennent qu'elle a une origine biologique, un genre indifférent ; pour les autres, elle est un genre interactif. De la même façon, l'histoire de la maltraitance infantile, à laquelle Hacking consacre un chapitre, est un bon exemple des luttes entourant la définition d'un genre.
Cet ouvrage permet donc de présenter les différentes façon de « construire » socialement un objet, et discute de façon approfondie les différents problémes que le « constructivisme » souléve.