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Billet de blog 27 juillet 2013

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Dépenses publiques: désinformation et manipulation!

Encore une étude qui présente les chiffres d'une façon très orientée et très contestable, ici concernant la dépense publique : une étude d'Ernst & Young et du (très libéral) institut Molinari, publiée le 24 juillet 2013 dénonce le "fardeau social et fiscal" qui pèse sur les salaires en France.

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Encore une étude qui présente les chiffres d'une façon très orientée et très contestable, ici concernant la dépense publique : une étude d'Ernst & Young et du (très libéral) institut Molinari, publiée le 24 juillet 2013 dénonce le "fardeau social et fiscal" qui pèse sur les salaires en France.

Voir le communiqué de presse sur l'étude et la version complète, ainsi que les articles du Figaro ou de LCI-TF1 reprenant les conclusions sans aucune nuance. Chose étrange, mon commentaire critique au Figaro n'a pas été publié ...

L’Institut annonce que "l'objectif de cette étude est de comparer le fardeau fiscal qui pèse sur le salarié moyen des 27 pays membres de l’Union européenne (UE) et de déterminer ainsi le « jour de libération fiscale » des personnes qui travaillent au sein de l’UE."

Plutôt que regarder le "coût du travail" pour l'entreprise, qui occulte les charges salariales et impôts à la charge des salariés, l'Institut vise une approche complète en regardant tous les prélèvements obligatoires sociaux et fiscaux, ce qui est intéressant mais trompeur ensuite dans la manière dont ces chiffres sont exposés et interprêtés.

CONCLUSION de l'étude :

Les pays qui taxent le plus leurs salariés moyens sont la Belgique et la France. Les prélèvements obligatoires y représentent 59,2% et 56,5% contre 44,9% au niveau européen en moyenne. La France, est désormais le 2ème pays de l’UE en termes de taxation des salariés, alors qu’elle était 3ème en 2011 et 2010.

En France, 100 euros de salaire net (d'impôts et de charges sociales) correspondrait en fait à 237 charges comprises. Dit autrement : "En 2012, le salarié moyen français travaillera jusqu’au 26 juillet pour financer les dépenses publiques". Le salarié français moyen travaille chaque année l'équivalent de 7 mois rien que pour financer les dépenses publiques, affirme encore l'institut qui ajoute même que, symboliquement, le 26 juillet est,  ce titre, le "jour de libération fiscale et sociale" selon les termes de l'étude.

Les charges sociales réduisent compétitivité et pouvoir d’achat par rapport à l’Allemagne

L’étude montre que les prélèvements obligatoires français sont pénalisants, y compris par rapport à des pays disposant de très bon niveaux de services publics et de protection sociale.

L’employé français est en théorie un des mieux payés (50 584 €) mais il est aussi particulièrement fiscalisé (28 583 €).

Pour distribuer 100 € de pouvoir d’achat net de charges et impôt au salarié, l’employeur français doit débourser 230 €. La différence, 130 € est absorbée par les charges sociales patronales, les charges salariales, l’impôt sur le revenu et la TVA.

Les salariés français sont plus pénalisés que leurs homologues allemands, qui bénéficient pourtant de services publics et sociaux comparables.

Pour obtenir 100 € de pouvoir d’achat outre Rhin, il suffit de distribuer 210 €. Le salarié allemand est libéré fiscalement le 12 juillet, soit deux semaines plus tôt qu’en France. Il dispose de 1 700 € de pouvoir d’achat réel par an de plus que son voisin français, alors qu’il coûte 700 € de moins à son employeur.

Cette différence s’explique par l’importance des charges sociales françaises. Elles représentent 88% des prélèvements supportés par le salarié, contre 65% en Allemagne et 61% en moyenne dans les pays de l’UE.

Dans ces conditions, toutes les politiques qui viseraient à restaurer la compétitivité de l’économie française en occultant la nécessaire rationalisation des dépenses publiques et sociales ne conduiront qu’à des résultats en deçà des attentes, conclut l'étude.

DESINFORMATION ET MANIPULATION

Sur le fond :

L'étude aurait dû nuancer en distinguant "dépenses publiques pures" financées par l'impôt (et de déficit public !) et "dépenses de protection sociale",  financées par les "charges sociales" (patronales et salariales), assurances procurant des droits individuels pour la retraite, la sécurité sociale, le chômage (les allocations familiales étant à considérer séparément car pas une assurance).

L'Allemagne a le même niveau de protection sociale que la France mais avec une part de cotisations privées (assurances complémentaires) plus importante qui n'est donc pas dans le chiffre de prélèvements obligatoires, ce qui fausse la comparaison. Et l'impôt est plus élevé en Allemagne qu'en France. Regardez bien le graphique ci-dessus en ne comparant que les impôts et vous verrez la différence !

J'ai déjà publié sur Mediapart des articles à ce sujet qui démontraient que le salaire net allemand était plus élevé en moyenne qu'en France mais que les salariés allemands devaient ensuite payer plus en assurance complémentaire et au final avait un revenu final net équivalent. Ensuite pour juger du pouvoir d'achat il fallait noter que le logement (loyer comme prix à l'achat) est 2 à 3 fois moins cher en Allemagne et en revanche l'électricité y est 2 fois plus chère qu'en France. Il faut raisonner en parité de pouvoir d'achat mais à condition de revoir l'indice de prix à la consommation (celui de l'Insee ne retient que 7% pour le coût du logement, 14% charges comprises, alors qu'il est bien plus élevé !).

Les cotisations sociales, finançant des prestations sociales (et non de la dépense publique), représentent en France 500 milliards d’euros sur un total de prélèvements obligatoires de 913, donc 55 % du total en 2012 (petite précision : 493 Mds € et non 500 si on enlève les cotisations sociales des administrations publiques, qui font partie de la dépense publique. Alors on arrive à un taux de 54% du total des prélèvements.). Voir chiffres 2012 de l'Insee. Le reste correspond donc vraiment à une charge fiscale finançant les dépenses de l'Etat et des collectivités locales (dont certaines dépenses sociales).

La dépense publique globale incluant les dépenses de protection sociale (sécurité sociale, retraite, chômage) ainsi que les pures dépenses de fonctionnement de l'Etat et des collectivités locales ainsi que les intérêts à payer sur la dette publique, s’élève au total à 1 100 milliards, 57% du PIB. Elle est plus élevée que les ressources fiscales et sociales obligatoires  (913) auxquelles s'ajoutent des ressources autres de l'Etat (dividendes des participations etc.), ce qui explique le déficit public (l’autre partie du déficit public étant celui de la sécu et des retraites).

Cette façon de présenter les choses biaise le raisonnement de façon à démontrer que la France est moins compétitive comparé aux autres pays comparables. Or ce n'est pas parce qu'elle fonctionne avec plus de dépenses de protection sociale obligatoire qu'elle est moins efficace. Par exemple les dépenses de santé représente en France 11.8% du PIB (au 2ème rang des pays OCDE en 2011 juste devant l'Allemagne à 11.6% donc au final égal à la France) contre 17.4% aux Etats-Unis (y compris son financement privé) et est pourtant plus efficace et plus égalitaire qu'aux Etat-Unis.

Sur la forme :

Il y a abus de langage dans les conclusions parlant de et de "dépense publique". Les charges sociales obligatoires sont une assurance individuelle donnant des droits individuels et ne sont pas une "dépense publique", c'est à dire une dépense de l'Etat. Il y a aussi abus de langage en parlant de "fardeau fiscal" tout en englobant les charges sociales.

Ces fausses informations, ou à tout le moins ces vrais chiffres présentés avec un prisme faussé et relayé par une presse complice, vise à faire croire que privatiser le système de santé français le rendrait moins coûteux, alors que c'est faux. Ça n'aurait qu'un effet, faire baisser artificiellement le taux de cotisations obligatoires en haussant les charges des assurances complémentaires ou en baissant le niveau des prestations sociales.

Cependant, ce ci ne doit pas faire perdre de vue la logique de financement des prestations sociales, fonctionnant comme une assurance procurant en même temps des droits individuels et une solidarité entre les salariés, entre les citoyens, devant être à l'équilibre.

Cela ne doit pas non plus justifier le défaut de gestion, un déficit public de fonctionnement de nos dépenses publiques financé par la dette publique qui doit théoriquement être remboursée par les impôts futurs (nos dépenses de fonctionnement d'aujourd'hui étant supposées financées par nos enfants demain). Sauf en période de récession ou on peut admettre cette incartade temporaire.

Ajout le 30 juillet 2013 :

Voir cet excellent  l'article du Monde paru au sujet de l'étude, qui avertit sur l'orientation de ses auteurs ainsi que sur la méthodologie utilisée. Il précise que l'Institut Molinaro est proche de l'Ifrap ou de Contribuables associés, association qui lutte contre la fiscalité de manière générale. Il rappelle l'origine du concept, l'idée de cet indicateur de jour de libération fiscal réactivé par Milton Friedman en 1980.

Selon l'OCDE, les prélèvements obligatoires en France sont de 44,2 % du PIB (comprenant toutes les taxes y compris la TIPP, contrairement à l'étude Molinari qui ne retient que IR et TVA, mais avec des hypothèses moyennes un peu douteuses. Avec une différence de périmètre puisque le taux OCDE s'applique sur l'ensemble de la valeur ajoutée du pays, dont les salaires bruts. D'ou cette différence, le taux de prélèvement Molinari sur les salaires bruts complets étant de l'ordre de 60%).

il existe une autre mesure dit taux de prélèvement net de transfert, obtenu "en considérant le fait qu'une partie du produit des prélèvements est directement redistribuée aux agents économiques, essentiellement sous forme de prestations sociales pour les ménages et de subventions pour les entreprises", écrivait en 2005 le Conseil économique et social. En clair, la majeure partie des prélèvements obligatoires est réinjectée dans l'économie. Selon une étude de l'OCDE, dans l'ensemble des pays développés, ce taux de prélèvement net de transferts est "resté remarquablement stable depuis 1959, à environ 17 % du PIB". Soit un jour de libération fiscale qui serait plutôt aux alentours du 2 mars.

L'article du Monde fait  justement remarquer des aspects criticables de la méthodologie de cet indicateur utilisé par l'étude, dont l'argument que j'avance dans mon billet :

[La comparaison internationale que propose Molinari lui permet d'établir un "classement". Cette comparaison repose sur un postulat qui n'est pas dénué d'idéologie : on met ainsi sur le même plan des pays où assurance santé et vieillesse sont gérées par le public et d'autres ou une partie, voire la totalité de ces dépenses sont laissées au privé.

Or, l'indicateur ne prend pas en compte les dépenses des salariés pour ces régimes lorsqu'ils sont privés, ce qui désavantage automatiquement ceux où la protection sociale est gérée par la puissance publique. Rien d'étonnant venant d'un indicateur construit par des économistes pour qui l'Etat ne devrait pas avoir à gérer ces missions.

De manière générale, comme l'expliquait un récent rapport de la Cour des comptes, il est extrêmement complexe d'établir des comparaisons en matière de fiscalité, car les systèmes sont fortement différents entre les pays ; les taxes ne sont pas conçues de manière identique, pas plus que les échelons administratifs. Même avis pour le Sénat, qui jugeait, en 2003, les comparaisons internationales "extrêmement délicates" en matière de fiscalité.

Si l'indicateur construit par l'institut Molinari peut avoir une pertinence pour démontrer le poids de l'Etat dans l'économie, il est dommage que la plupart des médias qui ont rendu compte de cet indicateur simple, voire simpliste, se soient contentés d'en citer les résultats sans questionner un minimum ses intentions, qui sont loin d'être neutres, politiquement et économiquement.]

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