Quand il est question de cette photo que j'ai faite où l'on voit des femmes voilées riant avec chacune une bouteille de bière à la main, il me dit qu'il y a en vente ici de la bière sans alcool, dont les bouteilles ressemblent effectivement à celles de la marque Stella. J'ai donc trouvé une explication à cette anomalie. Les miracles sont encore à venir.
5 février Peu dormi, l'épuisement se précise. Je me douche. Je prends la direction du quartier Cleopatrà, le café net où la télé diffuse Al Jezirah. Dans ce quartier le 28 au soir, je voyais les jeunes ramasser les cailloux et projectiles pour les lancer sur les forces anti-émeutes, et des jeunes policiers de cette unité courir entre la rue port Saïd et la petite place circulaire, affolés. Je m'interrogeais : pourquoi dans ce quartier si loin du centre ou d'une administration symbolique ? J'ignorais alors l'assassinat ici même d'un jeune homme par des policiers que j'ai apprise il y a deux jours [cf. partie II]. La petite place circulaire, au croisement de la rue El Yazal Khalifa et de la rue Port Saïd, n'était pas sans raisons le théâtre d'affrontements justiciers.Je réponds à quelques mails, lis les infos. Attentat contre un gazoduc dans le Sinaï, le tuyau partant vers la Jordanie est endommagé. L'autre qui part vers Israël est toujours valide. Il conduit ce gaz que les Égyptiens vendent aux Israéliens à un prix imbattable (on dit même qu'ils le vendent moins cher que son prix de revient). Toutes les spéculations sont permises. Dans la nuit des coups de feu ont été entendus place Tahrir, semant la panique. Le directeur d'Al Jezirah au Caire a été arrêté. François Fillon annonce que la France suspend ses ventes d'armes à l'Égypte. On croit rêver ! La ministre des Affaires étrangères interdit aux chercheurs français présents en Égypte de s'exprimer. Exemple : Marc Lavergne, qui n'a pas pourtant annulé une interview à France 24 sur le point d'être enregistrée, mais bien deux émissions prévues sur France-Culture et LCI (?). En l'occurrence il s'agit d'un chercheur (directeur du CEDEJ) dont la compétence en matière égyptienne est plutôt douteuse, si j'en crois les avis de ses collègues. Je reviens par la même rue, m'arrête boire un thé, histoire de sentir le quartier et garder un pied dans mes habitudes. Je repasse à la chambre, me pose un peu, sans bien savoir me reposer.Je décide d'aller faire un tour dans le centre, et de peut-être aller me signaler au Consulat. Vers la mosquée, toujours la même, je croise Julien. Il est avec son vélo, déménage, son hôtel vient de fermer sur ordre de la police (sans doute parce qu'il est situé trop près justement de cette mosquée sensible). Nous parlons un peu, à l'arrêt sur le trottoir, face à la mer. Juste après que deux jeunes gens nous ont salués par « Welcolme » très amical, un homme marche vers nous, il reconnaît Julien « Vous êtes passé à l'hôtel Philip il y a trois semaines, je vous reconnais. Je voulais vous dire à vous deux : “ il faut que vous quittiez l'Égypte, c'est très dangereux en ce moment. Il faut partir.” » Il prononce ces mots sur le ton de quelqu'un qui détient des informations précises. Nous restons un peu interloqués. Julien me rapporte qu'il a parlé tout à l'heure avec un jeune activiste ce matin, il le connaît un peu depuis quelques jours. Ce jeune homme semblait plutôt sur le qui-vive, la police arrête des gens, c'est probablement le début d'une chasse aux éléments actifs de ce mouvement, et autres complices ou jugés tels. Difficile de se faire une idée du comportement à adopter, partir ou rester. À ce moment une charrette, dont le plateau est chargée de bouts de métaux rouillés, tirée par un âne, passe devant nous, un jeune homme tient les rênes, il a un porte voix et répète « vieux métaux, vieux métaux… » (du moins nous le supposons). Julien veut passer voir un Américain qu'il a rencontré ici, qui voyage en moto autour du monde depuis 5 ans. Il semblerait qu'il ait des informations concernant le bateau italien qui fait la navette entre Venise, la Syrie et ici, celui-là même dont la dernière escale a été annulée. Je garde le vélo en bas pendant que les deux discutent en haut, à l'hôtel où séjourne l'Américain. Pendant ce laps de temps défile sur la Corniche une manifestation. À sa vue et au rythme de ces slogans, j'hésite à dire si elle est d'un bord ou de l'autre, puis je me décide pour un manif anti-Moubarack, même si d'une tonalité différente. J'apprendrai dans une heure qu'il s'agissait d'une démonstration des Frères musulmans.Maintenant j'accompagne julien à son nouvel hôtel et de là me rends au Consulat français, le plus beau palais du quartier, entouré d'un haut mur. J'y rencontre le vice-consul. Bel homme d'allure assez dandy il me reçoit dans son grand bureau situé au bout d'un gigantesque couloir. Je lui explique qui je suis, où j'habite, les péripéties de la semaine passée. Il est à l'écoute, en a l'habitude. Il me raconte un certain nombre de choses. Tout d'abord qu'il a eu surtout des soucis avec les expatriés, ces français qui vivent ici en permanence, fonctionnaires pour la plupart, j'imagine, les plus affolés, qui voulaient tous rentrer au pays. Les routards qu'il a pu voir étaient au contraire assez calmes. Il me prévient que la route Alexandrie-Le Caire est très contrôlée, cinq check points avec à chaque fois fouille et destruction des images trouvées sur ordinateur, clef usb, carte mémoire. Me dit qu'Air-France semble considérer que la situation sera redevenue normale à partir du 9 février, leur tarifs préférentiels de billet retour ne courant pas au-delà. Nous restons un moment ensemble à discuter, il veut aussi avoir mes impressions, note mes coordonnées, me conseille de ne plus prendre de photos, me raconte au passage le mauvais traitement infligé la veille, à Alexandrie, à un journaliste du Figaro. Grosse pression psychologique, avec simulation de mise à mort (un type manœuvrant à plusieurs reprises son arme pointée sur lui). Du dimanche 6 février je retiens surtout l'appel téléphonique de Sofia. Sa voix dans le coup, en pleine révolution égyptienne depuis la France. Le veilleur regarde sa montre, me fait remarquer que nous avons parlé longtemps, que ça va lui coûter cher. C'est aussi ce jour, je crois, qu'on apprend qu'il y a des manifestations en Jordanie. Je me souviens aussi du journal légitimiste Le Progrès titrant sur la sécurité qui s'améliore de jour en jour, sans préciser que tout va effectivement pour le mieux depuis que la police a disparu.
Le lundi 7, L'Egyptian Gazette diagnostique la mort clinique du Parti National Démocratique, le parti du raïs qui a emporté quasiment tous les sièges aux élections de novembre dernier, au terme d'arrangements grossiers et d'une abstention massive (officiellement 35% de participation, environ 10% d'après les ONG présentes). Le pouvoir lui-même a semblé mal à l'aise, comme pris dans la main dans le sac. J'apprends aussi ce jour que les Frères musulmans et des avocats du Caire engagent une procédure contre Moubarak, pour déterminer l'origine de sa fortune personnelle, entre 40 et 70 milliards de dollars, alors que la constitution interdit au président d'avoir des revenus autres que son salaire.En ville j'ai l'impression d'une certaine détente, sans savoir pourquoi. Je ne sais jamais dire pourquoi une tension est perceptible bien avant qu'un élément nous l'ait confirmé, c'est pourtant le cas, question d'électricité dans l'air. Il y a toujours le long du trottoir, vers le restaurant Gad, à Ramleh, un échalas au visage avenant qui invite les gens à se peser. Il est posté près de son pèse-personne électronique et hèle les passants. Même quand tout était fermé, la ville quasi déserte, il était là et attendait un passant qui ait le cœur à se peser. Je passe à l'hôtel de Julien, dépose un mot à son intention. Le soir il arrive, répondant à l'invitation. Il quitte Alexandrie le surlendemain de bonne heure, le bateau pour Venise sera à quai, c'est donc notre réunion d'adieu. Avec Assie, nous passons la soirée et une bonne partie de la nuit ensemble, à converser tranquillement en mangeant et buvant. Certains mots sont décortiqués, entendus différemment par chacun de nous, tel que « nationalisme » ou « fraternité ». Julien est un jeune homme d'expérience qui se méfierait plutôt des intellectuels, des théoriciens. Quand il est question de l'affaire de Tarnac et de Julien Coupat je vois qu'il grimace, pour lui ce jeune homme est un fils de bonne famille avant tout, rien à voir avec les gens qu'il fréquente. Ce qui m'impressionne c'est sa manière de dire que ses amis et lui cherchent à vivre heureux maintenant, ensemble et sans projet. Dans ce cas cela relève presque d'un désir collectif, dans un contexte sans illusions. Pas de fantasme révolutionnaire mais une radicalité au quotidien qui passe par un refus du consumérisme ambiant, une conscience politique instantanée et un investissement social et créatif dans les quartiers où ils vivent. Assie est un intellectuel nomade, il appuie sa sensibilité sur des notions bien ancrées en lui. Il se souvient aussi de ses années françaises, niant toute nostalgie mais plein de reconnaissance envers la culture et le savoir-vivre qu'il a trouvés là-bas. Souvent il fait part de sa tristesse de voir combien la France assume peu sa responsabilité historique. La Révolution française et la Commune sont pour lui deux phares dans l'histoire du monde… Vers 5 heures du matin nous raccompagnons Julien à la porte d'en bas. Après qu'on se soit promis de rester en contact, il repart vers le centre ville sur son vélo vaillant dans la nuit sous couvre-feu. 8 février Ce matin le bureau de Poste de la rue Port Saïd est ouvert pour la première fois depuis longtemps. Discussion politique encore autour de moi pendant que je sirote mon thé en lorgnant de loin l'écran de télé de moins en moins attractif, je ne comprends évidement rien mais je sais qu'il est question de Soleymane, de Moubarak, de la fortune de ce dernier, qui choque ou fascine beaucoup de gens. Sur internet, je lis les nouvelles. La position de Zizek sur les révolutions en cours et l’hypocrisie occidentale à leur égard. Après avoir parlé comme d'une tragédie de la disparition de la gauche laïque dans les pays arabes (et en Europe !) il dit, à propos de Moubarak : « Je vais faire une comparaison indécente : dans le dessin animé de Tom & Jerry, il y a toujours un moment où le chat marche au-dessus du vide. Et tant qu'il ne regarde pas en bas, il ne voit pas qu'il est au-dessus du précipice. C'est la même chose avec Moubarak. Pour qu'il tombe, il faut qu'il regarde vers le bas, et voit qu'il est déjà au-dessus du précipice. » L'AFP précise que « Les services de sécurité égyptiens utilisent toujours la violence et la torture et ne montrent aucun signe de vouloir mettre fin à des pratiques épouvantables malgré les engagements du régime en faveur de réformes, déplorent des défenseurs des droits de l'Homme. » Sur le site Agora je peux lire un papier du 7 février d'un certain Ben Khabou : « Oui, il ne faut pas s’y tromper malgré les voix faussement dissonantes des responsables américains, il semble que l’administration US a décidé finalement de torpiller la révolution du peuple égyptien. Elle le fait, d’abord, en confiant à l’oligarchie, représentée par Frank Wisner, un vieil ami de Moubarak, de s’occuper du casse-tête égyptien. » Dans un commentaire d'un papier de Mediapart quelqu'un affirme que ce Wisner, affilié à la CIA est un proche de Sarkozy, son introducteur de longtemps près de la droite américaine.Pour le reste on peut lire ça et là que la vie normale reprend au Caire et dans le pays. Cependant le campement se maintient sur la place Tahrir avec toujours la demande du départ de Moubarack et la fin du régime. Madame m'aperçoit se soir quand je rentre de la rue Port Saïd envahie par la manifestation du jour, « il y a deux jours que je ne vous ai pas vu ! se plaint-elle, vous allez, vous venez… » Sous-entendu : « Comme si de rien n'était. » Surtout, elle me fait part des derniers bruits qui courent, tout d'abord : Moubarak serait parti en Allemagne ce jour. C'était une des possibilités que j'avais lues la semaine dernière, car il va chaque année en Allemagne pour son traitement, sauf que cette fois il ne reviendrait pas. Autre information de poids, ce serait le ministre de l'intérieur qui a organisé l'attentat du 31 décembre à Alexandrie. Effectivement, cette hypothèse semble de plus en plus plausible. « Ce sont des monstres », dit Madame. Puis elle parle de la fortune de la famille Moubarak évaluée à 70 millions ou milliards de dollars. Elle se perd entre millions et milliards : combien de mille dans un million ? Je suis évidemment le mieux placé pour lui répondre !! Ensuite elle se demande comment les jeunes qui campent à Tahrir depuis des jours font pour aller aux toilettes… Son attention perçante, sa discrétion, sa dignité à tout moment inspirent le respect. Je la revois tenant tête aux policiers qui la questionnaient le soir de la descente, après l'attentat. Comment, écoutant leurs questions grossières, elle les toisait avec mépris ! Elle devait me dire plus tard, à leur propos : « Des ignorants ! »
9 février Je file au centre ville acheter la presse, je vais ensuite au CCF, mais les ordinateurs sont aujourd'hui en maintenance je ne puis accéder au net ici. Je décide d'aller photographier le gouvernorat, qui est une ruine désormais, car si les jeunes protestataires sont pacifiques envers les hommes ils n'ont pas fait de cadeau aux véhicules et bâtiments de la police, ni à cet immeuble, symbole pour tout Alexandrin de la corruption administrative, ici rien qui ne pouvait s'obtenir sans bakchich, dessous de table. Un homme bien mis m'aperçoit alors que j'approche du bâtiment fantôme, il m'a reconnu pour m'avoir vu vendredi (il se trompe, c'était jeudi) au moment où j'ai été arrêté (comme quoi j'ai bien fait de résister justement pour que les gens voient ce qui passent) et se présente comme journaliste de Al Ahram (le plus grand quotidien égyptien, pro-gouvernemental), on a causé un peu il m'a dit son point de vue après m'avoir décliné ces titres d'essayiste et responsable de rubrique au journal, sous-entendu : pas le petit journaliste de bas étage. Pour lui ce qui se passe n'est pas une révolution mais juste un mouvement contre des abus et pour plus de justice sociale, mais surtout, voyez-vous, le peuple doit être éduqué pour arriver à la démocratie, les gens sont à 90% ignorants, il faut donc maintenir Moubarak, sinon c'est le chaos. Davantage de démocratie, oui, mais pas l'anarchie ! Je résiste au plaisir de lui dire mon goût pour l'anarchie. Les Frères musulmans aux aguets, attention ! Bref l'antienne trop habituelle des tenants de la place, assez puante. Il me glisse sa carte de visite, ajoutant que si j'ai un problème il fera ce qui est en son pouvoir pour m'aider. J'ai plutôt le sentiment d'avoir à faire à un agent du pouvoir, un ennemi. Je me rends au quartier Cleopatrà où je retrouve le cyber habituel. Je lis les infos, un papier ou deux qui me mettent les larmes aux yeux, tous ces jeunes de la place Tahrir qui se disent près à mourir pour une Égypte libérée de ce régime. Je crains le pire, vraiment. Si Moubarak ou les siens restent en place, ils vont attendre que les gens soient rentrés chez eux, envoyer leur troupe de militants (payés) qui défileront pour demander le maintien du régime et tout restera en place. Avec le moment venu, l'heure de la vengeance.En rentrant vers l'hôtel, je m'arrête devant un clochard qui m'interpelle. Belle tête avec barbe blanche, assis les jambes allongées sur le trottoir, adossé à une grille près de l'église des franciscains, il me dit en anglais qu'il attend un appel de Al Baradei qui doit venir encore parler au peuple. « Je suis en contact avec beaucoup de gens dans le monde entier. » me dit-il. « Je parle sept langues. » Il ajoute qu'il a travaillé pendant 25 ans partout dans de nombreux pays. Puis il m'explique la corruption des gouvernants, le fuck man qu'est Moubarak, me cite le nom des frères du raïs, l'enrichissement de toute la famille, et la pauvreté des gens en Égypte. Il soulève des journaux qu'il a près de lui, des passants intrigués s'arrêtent, car je suis accroupi au niveau de l'homme, certains l'écoutent quelques minutes, très attentifs, ce que dit l'homme est avisé, on lui donne un peu d'argent, mais si on donne trop il refuse : « Khalass ! » Il s'appelle Atef, me parle de son ami jésuite qui vit à côté, d'un autre ami au Caire dont il me donne le numéro de téléphone qu'il a sur un carnet rangé dans un cartable posé sur le trottoir près de la pile de quotidiens. Avant de le quitter, je scrute son visage, car il m'intrigue, et enfin j'y retrouve le regard vif d'un ami français que j'ai perdu de vue depuis plus de vingt ans, je l'emporte avec moi. 10 février Aujourd'hui à nouveau, relayé par des journaux nationaux, une rumeur annonçant un possible départ de Moubarak en Allemagne, mais en fait rien de concret. Plutôt une menace de coup de force ou coup d'État exprimé par le vice-président hier lors d'une conférence de presse. « Ce qui signifierait, a-t-il ajouté dans un langage alambiqué, des développements imprévus et précipités, comprenant des irrationalités. »19h30. Ça y est, il va partir ! Je suis passé voir les infos après une longue promenade près de la mer. Dans l'après-midi a commencé à percer l'information selon laquelle Moubarak, assuré de la stabilité du pays (sic), donnerait probablement sa démission ce soir. C'est le premier ministre Shafik qui en aurait parlé lors d'un entretien pour la BBC, le secrétaire général du parti national démocrate aurait lui aussi parlé de la démission du raïs. Un général de l'armée aurait évoqué des nouvelles qui vont faire plaisir au peuple. Ensuite, Moubarak pourrait partir effectivement pour l'Allemagne.Au Space Net (le cyber café habituel, je le nomme enfin !) la télé est revenue à sa place, avec Al Jezirah en diffusion. J'envoie quelques messages optimistes, j'en reçois. Une certaines détente commence à poindre, qui révèle combien toutes ces journées passées ont été particulièrement inquiètes et nerveuses, au-delà de la fatigue de tous. Je rentre tranquillement à l'hôtel, constate que le portrait de Moubarak a disparu. J'en fais la remarque avec amusement, comprends qu'un des voisins l'a confisqué, l'heure est à la passation des pouvoirs et à l'opportunisme. Le même voisin ajoute que nous avons tous été lâches : « Pourquoi pas un de nous ne l'a ôté plus tôt ? »Il a fallu attendre jusqu'à plus de 22h30… La messe cathodique a commencé. Les spectres ont parlé l'un après l'autre. J'ai revécu les jours d'avant…Les deux discours sont prononcés, le statu quo assumé par les deux sur-fifres en chef. Je ne me suis pas endormi, encombré et las des souvenirs récents, et d'une attente qui n'en finit pas. Une attente du grand soir, de la délivrance. Je me décide à aller voir où en est Assie de son poulet. Il sort justement de la cuisine, son visage est détendu. Nous nous asseyons tous deux dans le petit salon. Le veilleur est assis là, songeur. Bientôt Abdallah sort de sa chambre, nous voit, nous rejoint. C'est notre première réunion à trois depuis la descente de police du 30 décembre dernier. Assie et Abdallah commencent à parler. Assie me traduit les propos d'Abdallah. Une bouteille est posée sur la table, les verres se remplissent, se vident. Le veilleur fait signe qu'il va se coucher, nous le saluons. La conversation à trois va durer jusqu'au matin, c'est notre grand soir. Abdallah dit : depuis le 28 janvier j'ai vécu la libération d'Alexandrie, débarrassée de sa police. Il suit le mouvement depuis le début, y participe. Il a passé des nuits dehors avec les activistes, s'y est fait de nouveaux amis, étudiants, artistes, camarades de la revue en ligne Jidar dans laquelle il écrit depuis longtemps, en tant que critique littéraire, analyste politique, poète. Nous lui demandons sa réaction après les discours consécutifs de Moubarack et Soleymane, car moi je n'entends pas la langue arabe et Assie était pris par sa cuisine. Et puis Abdallah est beaucoup mieux informé que nous, de toute part. Pour lui, après ces deux discours, on peut affirmer sans crainte que la révolution triomphe ce soir. Car ces interventions sont en retard de plusieurs jours sur les revendications. Les deux têtes de l'exécutif sont déconnectées, elles ne sentent plus rien. Au contraire le peuple égyptien, si méprisé, est très conscient. Maintenant il sait à coup sûr ce décalage, et donc la faiblesse du pouvoir. L'armée tient désormais les rênes, d'ailleurs elle s'est réunie à l'écart du président. C'est désormais le ministre de la défense, Tantaoui, l'homme fort. De son côté, Soleymane avait fait préparer ces jours dernier 30 000 hommes pour déloger à tout prix les manifestants de la place Tahrir et faire cesser la révolte. C'est l'armée qui a empêché cela, en s'engageant à protéger le peuple. Quand je demande si la presse l'a évoqué, il me dit que seule la presse électronique l'a fait, plus réactive, plus engagée. À son avis, l'armée attend un mandat du peuple. Elle va prendre l'initiative. Sans elle et son engagement à ne pas tirer sur le peuple, la révolution n'aurait pas pu se développer ainsi. C'est l'absence de sécurité, des forces de polices, disparues, remplacées par l'armée et les comités de quartier, qui a autorisé l'ensemble du peuple à manifester, car les gens n'avaient plus peur. C'est le moment de souligner qu'une terreur a régné dans ce pays, où les services de sécurité ont sévit toutes ces années sous les ordres du détesté ministre Habib el-Adli. Reste à savoir si l'armée va prendre longtemps au sérieux les révolutionnaires. À travers quelques contacts, il y a déjà des discussions. Le mouvement doit lui-même maintenant se montrer capable d'émettre des revendications claires, de trouver une direction à sa lutte, cela n'est pas encore vraiment le cas. Ce qui est sûr : les forces populaires, à travers ces jeunes gens en lutte, notamment, sont prêtes à payer davantage encore que les 300 morts des jours passés. Puis Abdallah songe soudain à tous ces jeunes désœuvrés des banlieues qui n'ont pas pris part au mouvement en cours mais qui pourraient tout aussi bien se retrouver instrumentalisés par un pouvoir cynique pour étouffer la révolution. Ce qui est sûr c'est que demain les manifestations vont être encore plus importantes, car les Égyptiens n'acceptent plus qu'on leur parle comme à des enfants, c'est tout le peuple qui sera dans la rue. Si ce n'est alors un bain de sang ce sera l'heure de la chute du régime. Nous avons beaucoup parlé des événements en cours, et aussi un peu d'autre chose. Les heures ont passé. Assie est allé faire réchauffer le poulet, il revient avec le plat. Je suis le premier à me jeter sur une cuisse que je dévore avec gourmandise. Abdallah attaque bientôt une aile, mais moins sauvagement. Assie nous regarde manger, tirant rêveusement sur sa pipe. J'ai pensé un instant que, plein de ses idées philosophiques, il réfléchissait en « animal politique » à un nouveau théâtre d'opération, et fomentait d'autres bouleversements, une autre révolution. La prochaine. Permanente ? épilogue L'Égypte est aujourd'hui un pays où la parole s'est délivrée, qu'il sera difficile de remettre en cage. Partout, à tout moment, tout le monde parle politique. Pour m'effacer je retiens ce moment avec Assie, le soir du vendredi 11, de la victoire du peuple, au cœur de la joie d'Alexandrie en fête, dans un petit restaurant de Mancheya, alors qu'il demandait à manger un sandwiche à la cervelle (les abats et la cervelle de volaille très appréciés en Égypte, et bon marché) le serveur désolé lui répondit qu'il y avait encore du foie mais plus de cervelle, avant qu'ils ne partent tous les deux à rire, pensant à l'Égypte qui, elle non plus, n'a plus de cervelle. Et pourtant… (merci de votre attention)Remerciements appuyés à Ghada, du Centre Culturel Français d'Alexandrie, à l'équipe du Space Net du quartier Cleopatrà et à Patrice, de Médiapart.
Ceux qui lisent la langue arabe trouveront des écrits d'Abdallah et Assie sur le site du journal en ligne Jidar.net