Cela fera bientôt deux semaines que le nouveau gouvernement grec est en place. En dehors du changement de premier ministre, peu d’évolutions concrètes, si ce n’est l’arrivée au pouvoir de deux ministres provenant du LAOS (Alerte Populaire Orthodoxe, l’acronyme signifie « peuple »), parti que l’on situe à l’extrême-droite.
Les nombreux articles parus dans la presse européenne à ce propos m’ont paru légèrement exagérés. Il est clair que depuis sa création en 2000 le LAOS rejoint sur tous les points l’extrême droite telle que nous la connaissons en France : déclarations à l’encontre des immigrés (Albanais principalement), tirades homophobes. Pour autant depuis le début de la crise ce parti a adopté une stratégie plus souple et coopérative. Les positions de George Karatzaféris – le leader actuel du LAOS – sont plus cohérentes, pragmatiques et moins dangereuses que le sont celles de Nea Demokratia (ND) par exemple. Alors que ND s’est opposé à tous les plans de rigueur et à toute contribution à un gouvernement d’union nationale, Karatzaféris a toujours plaidé en faveur d’une union nationale et d’un projet commun pour sortir de la turbulence économique. Il est surprenant, par exemple, de voir qu’il est un des premiers à avoir défendu l’instauration d’un salaire minimum, mais également d’un salaire maximum. Il promet actuellement l’instauration d’un débat sur la légitimité de la dette grecque. Des rumeurs circulaient sur l’envoi d’une lettre à tous les créanciers dans ce but. Il a cependant démenti, déclarant qu’il allait envoyer une lettre ouverte à tout le peuple grec pour mettre la question de la légitimité de la dette grecque dans le débat public.
Au contraire Antonis Samaras (leader de ND) a adopté une stratégie beaucoup plus populiste qui consiste à ne défendre qu’une seule chose : l’appel au peuple. En dehors de grandes déclarations à l’encontre de l’UE et de ses dirigeants, il n’a jamais formulé de propositions concrètes, se réfugiant plutôt derrière son charisme et sa ferveur en vue des prochaines élections. Et s’il s’est joint au gouvernement d’union nationale, c’est justement pour éviter de salir sa crédibilité en montrant son sens de la responsabilité. Pour autant, au sein même de ce gouvernement, et certainement à cause de pressions internes du parti, dont la certitude d’une victoire ne fait plus aucun doute, Antonis Samaras se pose une fois de plus en contradicteur, en trouble-fait. Il refuse en effet de donner son accord signé à l’Union Européenne comme on le lui a demandé. Il s’en défend au nom de sa dignité, et de la dignité du peuple grec, pour qui une parole vaut plus qu’un contrat.
Il semble bien que c’est l’illustration, une fois de plus, que le rapport de force politique en Grèce est totalement déséquilibré, et suit finalement une logique qui lui est propre. La perspective d’une victoire de ND aux prochaines élections est cependant assez éclairante sur l’état d’esprit de la population grecque qui semble conquise par la position de ce parti.
Derrière le stratagème politique, c’est surtout l’expression d’un refus de la domination européenne, qui prend la forme d’une humiliation sans précédent. On m’a fait part à plusieurs reprises d’une comparaison symbolique avec l’Allemagne d’après 1918, dont on estimait qu’on ne pouvait plus lui faire confiance, qu’elle devait payer à tout prix pour ce qu’elle avait fait. Le terme « diktat » revient d’ailleurs souvent dans la presse nationale grecque. Il est vrai que l’on retrouve généralement dans les discours des responsables de l’UE une mise en accusation très forte de la Grèce, de ses gouvernants, et de son peuple. Cela s’est d’autant plus fait remarquer après l’annonce du référendum. L’irresponsabilité dont la Grèce a fait preuve dans le passé, et la « mauvaise volonté » dont elle fait preuve aujourd’hui seraient les raisons pour lesquelles la zone euro est entrée dans une période d’instabilité à peine dix ans après sa création. « L’Allemagne doit payer » disaient-ils. « La Grèce doit payer » comprend-on lors de chaque discours des responsables de la troïka. A croire que l’on ne retient finalement jamais rien de l’histoire.
Grâce à leur pseudo-légitimité, mais également à un système médiatique qui leur est favorable, les dirigeants européens imposent leur vue à l’ensemble des sociétés, qui critiquent de plus en plus majoritairement l’aide à la Grèce. Le rejet du renforcement du fonds de solidarité par le parlement slovaque, ou encore la prolifération de sondages dénonçant la contribution à la « relance » de l’économie grecque illustrent bien cela. Dans le débat public, les grecs acceptent mal, et on peut le comprendre, d’être chaque jour la cible de moqueries et d’accusations infondées de la part de journalistes, bloggeurs ou humoristes. Le récent article de Stéphane Guillon qui a rassemblé dans une même tirade tous les clichés que l’on peut avoir sur les grecs a suscité un fort mécontentement (visible ici dans les nombreux commentaires). On oublie assez souvent que 10 millions de grecs vivent à l’étranger, presque autant qu’en Grèce. Ceux-ci s’inquiètent de voir sur place tout ce que les médias et populations pensent de leur pays, et de leur population.
On fait une grossière erreur en pensant parfois que la société grecque accepte son sort, et se résigne de ce fait à réaliser les efforts qui lui sont demandés. La situation de plus en plus difficile dans laquelle vit l’ensemble de la population grecque, l’insatisfaction chronique des dirigeants européens qui en demandent toujours plus et la critique grandissante du peuple grec créent un fort sentiment de rejet tout d’abord envers l’Etat et sa classe politique, ensuite contre les autres Etats Européens qui semblent ne pas bien percevoir l’effort déjà consenti.
Il faut rappeler que la Grèce a un lourd passé. Dans son histoire moderne, c’est un pays qui n’a que rarement existé par lui-même, colonisé par l’empire Ottoman dès 1453. La Grèce obtient son indépendance en 1821, mais celle-ci n’est que partielle, et la Grèce telle que nous la connaissons actuellement nait réellement en 1923, après le traité de Lausanne, qui met fin à la guerre Gréco-Turque. Il faut souligner l’importance, dans l’histoire grecque, de la présence constante d’un ennemi. La nation grecque plus que n’importe quelle autre nation européenne, s’est toujours définie et se définit encore aujourd’hui au travers de ses ennemis. Une fois la guerre avec la Turquie « terminée », ce qui ne met pas pour autant fin à la rivalité Gréco-Turque, la Grèce s’est trouvée de nouvelles oppositions, mais cette fois à l’intérieur même du pays : entre partisans de l’axe ou des alliés durant la 2nde guerre mondiale, entre pro ou anti-communistes pendant et après la guerre civile (de 1946 à 1949), ou encore entre opposants ou tenants de la dictature entre 1965 et 1974. Après la chute de la dictature due en grande partie à la guerre chypriote, la Grèce retrouve son indépendance, et elle vivra jusque récemment les plus belles années de son histoire. L’UE, par la domination (certes plus subtile) dont elle fait preuve depuis quelques années peut apparaitre aujourd’hui comme le nouveau « colonisateur » de la Grèce.
Au travers de toutes ces périodes, un ennemi subsiste : la Turquie. Il est étonnant de voir combien la rivalité persiste encore aujourd’hui, et cela de manière très forte. Au sein de la population la « turquophobie » est très développée, ravivée de manière récurrente par les médias, et surtout entretenue par le service militaire que tous les grecs (hommes) doivent effectuer pendant un an. Pour de nombreux grecs, la guerre n’est pas encore terminée, et il est important de se préparer à un affrontement qui aura lieu quoi qu’il arrive. Ce sentiment largement partagé jusque dans les hautes sphères de l’Etat a pour conséquence la réalisation d’efforts importants en vue de cette préparation. La Grèce est le pays de l’UE qui a en 2010 la plus haute part du PIB consacré à la défense : 4,3% (1,9% en France), alors même que seulement 4% sont consacrés à l’éducation. Par ailleurs l’armée compte 150 000 employés contre 800 000 pour le secteur public. On aurait pu croire que la crise aurait pu amener à réduire les dépenses consacrées à la défense, pas du tout. Seulement quelques projets ont été annulés et quelques contrats renégociés, mais pour le reste la Grèce continue d’acheter en grandes quantités du matériel militaire (armes, véhicules…). Avec une dépense de 6 milliards d’euros, elle en était en 2010 le quatrième plus grand importateur au monde. A titre de comparaison, le dernier plan de rigueur vise une réduction des dépenses de 10 milliards d’euros, ce qui serait grandement facilité en coupant dans les budgets de défense plutôt qu’en asphyxiant l’économie grecque.
Le plus amusant dans tout cela, c’est que les principaux exportateurs d’armes à la Grèce sont les Etats-Unis, mais également la France et l’Allemagne. Des quotidiens nationaux rapportaient qu’en parallèle du sommet européen du 26 octobre avaient lieu des négociations houleuses entre les responsables grecs, français et allemands en vue de l’achat de frégates. Le récemment ex-ministre de la défense Panos Beglitis avait lui-même reconnu qu’il existait des pressions fortes des pays exportateurs d’armes, assurant cependant que « cela n’avait rien à voir avec la crise ».
L’humiliation se matérialise donc dans une obsession contre un ennemi dit commun et l’Etat s’appuie sur cela pour se « préparer » à un conflit. Antonis Samaras se nourrit de ce sentiment de défiance largement partagé au sein de la société grecque. Plus basé sur des peurs que sur des faits réels, et on voit combien l’arrivée au pouvoir d’une telle personnalité peut s’avérer dangereuse. On peut assez certainement s’attendre à un programme populiste qui visera à rétablir la grandeur de la Grèce qui lui est chère, avec tous les dangers que cela comporte.
Mehdi ZAAF