Philippe Corcuff occupe une place singulière, unique même, dans le panorama des sciences sociales en France. Tout d’abord par son courage à assumer publiquement un engagement politique anticapitaliste libertaire ; mais aussi, et surtout, par sa capacité à tisser - avec une méthode artisanale dont il a le secret – des liens entre sciences sociales, philosophie, culture ordinaires (cinéma, chansons, polars), savoirs des mouvements sociaux et pratiques émancipatrices. Je ne connais aucun auteur capable d’embrasser, dans un seul mouvement critique, « les impasses de la totalité, de Hegel à Al Pacino » ! Lire un ouvrage de Corcuff est une expérience - j’allais dire une aventure – dont on ne sort pas indemne.
Rappelons quelques étapes d’un parcours atypique, tel qu’il le décrit lui-même dans son dernier livre : une première formation marxiste, bientôt remplacée, grâce à la rencontre avec Pierre Bourdieu, par une logique « postmarxiste » - « sans que j’abandonne pour autant la référence à Marx » ; un long compagnonnage avec la sociologie pragmatique de Luc Boltanski, enfin, depuis 2003, la participation au Centre de recherche su les liens sociaux (CERLIS), dirigé par François de Singly. Au beau milieu de ce parcours académique, une « bifurcation » intellectuelle et politique, suscitée par la rencontre, en 1993, de Daniel Bensaïd, et, à travers lui, de Walter Benjamin.
Bourdieu reste une référence centrale dans ce cheminement, qui conduit notre auteur loin des autoroutes académiques, vers quelques périlleux sentiers épistémologiques novateurs. La confrontation entre Bourdieu et Rancière, d’une part, et Bourdieu/Foucault, de l’autre, sont parmi les axes centraux de sa réflexion sur la critique sociale. Mais il fait son miel avec beaucoup d’autres fleurs du champ scientifique ou politique, de Marx, Proudhon et Rosa Luxemburg à Judith Butler et au sous-commandant Marcos, en passant par Max Weber, Walter Benjamin et Wittgenstein (ce n’est qu’un échantillon, la liste complète serait bien plus longue). Eclectisme ? Peut-être, mais Corcuff réussit à construire, avec toutes ces références, une boussole épistémologique propre, « corcuffienne ».
L’objectif de son dernier livre - un « livre-atelier » - est modeste : lancer quelques pistes de recherche, jeter des ponts entre les élaborations académiques et celles des pratiques contestatrices, bref fabriquer une boussole « permettant de semer des petits cailloux rouges et noirs sur les sentiers de l’inquiétude politique contemporaine » - une magnifique formule qui résume bien son projet. Mais ce projet est aussi très - trop ? - ambitieux : reformuler les « logiciels » de la critique sociale et de l’émancipation, c'est-à-dire, la façon même de poser les questions.
Ce livre riche de sa multiplicité plurielle est difficile - ou plutôt, impossible – à résumer. Dans les brèves notes qui suivent je vais prendre pour fil conducteur le rapport au marxisme et à la dialectique.
Philippe Corcuff définit sa démarche comme « postmarxiste », un terme qui ne m’enthousiasme pas beaucoup. Mais je constate avec plaisir qu’il reste attaché à quelques idées fondamentales de Marx, en rappelant souvent qu’on ne peut pas se passer des ressources marxistes pour analyser le capitalisme - même s’il celui-ci a connu beaucoup de transformations. Ou encore il est persuadé que la philosophie et les sciences sociales ne remplaceront jamais la praxis, autrement dit les pratiques dans des situations concrètes - une affirmation étayée par la citation de la célèbre Thèse XI sur Feuerbach de Karl Marx. D’une façon générale, il insiste sur le fait que sa démarche « n’invalide pas les apports de Marx et de certains marxistes mais s’efforce de les affiner comme de les localiser davantage ». Parmi les certains marxistes, Rosa Luxemburg et Walter Benjamin (ainsi que, bien entendu, Daniel Bensaïd) occupent une place de choix - à juste titre ! Mais on peut regretter l’absence du jeune Lukacs, de Gramsci, d’Adorno et Horkheimer, d’Ernst Bloch, de Lucien Goldmann, d’Henri Lefebvre, de Guy Debord, pour ne citer que quelques exemples d’auteurs marxistes dissidents échappant au carcan étouffant de l’orthodoxie.
Parmi les divergences de Corcuff avec le marxisme, celles qui concernent la dialectique reviennent souvent dans le livre. C’est le cas notamment du concept dialectique de totalité. Disons-le toute de suite, la critique qu’il adresse à la notion hégélienne de totalité comme système fermé sur lui-même, conduisant nécessairement au Progrès, est parfaitement justifiée. Mais elle n’invalide pas la dialectique : comme l’écrivait Merleau-Ponty, cité par Corcuff, « ce qui est donc caduc, ce n’est pas la dialectique, c’est la prétention de la terminer dans la fin de l’histoire ». Rappelons que la catégorie de la totalité, formulée par des « marxistes hégéliens » comme Lukacs ou Goldmann, n’implique pas « la posture d’un dieu qui voit tout, en surplomb » (p. 161), mais, plus modestement, la nécessité de considérer la société comme un tout historiquement constitué, dont on ne peut pas comprendre un aspect, ou un phénomène - économique, politique, religieux, artistique - sans le mettre en rapport avec les autres dimensions de la réalité sociale. Comment comprendre, par exemple, le capitalisme, sinon comme une totalité – à vocation totalitaire ! – dont les aspects économiques, politiques et culturels font partie d’un système cohérent ? Ce qui n’empêche pas, bien au contraire, les contradictions et antinomies.
Cela dit, la proposition épistémologique avancée par Philippe Corcuff, d’une troisième voie, entre une totalité entièrement cohérente et l’émiettement des postmodernes, grâce à une cartographie globale d’une monde pluriel - comportant des cohérences partielles et provisoires – est tout à fait digne d’intérêt, et son livre contient beaucoup d’illustrations de la productivité de cette démarche.
L’autre concept dialectique questionné par notre auteur est celui du dépassement dialectique des contradictions dans une synthèse supérieure, qu’il propose de remplacer par « l’équilibration des contraires » chère à Proudhon ; selon ce dernier « l’antinomie ne se résout pas, mais elle indique une oscillation ou antagonisme susceptible seulement d’équilibre ». Cette piste heuristique est sans doute stimulante, et on pourrait imaginer beaucoup de contradictions où elle s’appliquerait : par exemple l’antinomie entre l’individuel et le collectif, ou celle entre la liberté et l’égalité. Par contre, certains antagonismes exigent bel et bien une résolution ; par exemple, la contradiction entre capital et travail n’est pas du tout « susceptible d’équilibre » - sauf dans les mystifications de l’idéologie néo-libérale – mais devrait, dans une perspective émancipatrice, être dialectiquement dépassée, dans une étape sociale supérieure, la société sans classes. Corcuff lui-même ne peut pas faire l’économie des synthèses dialectiques – un terme qui apparaît souvent sous sa plume – comme la troisième voie ci-dessus, qui dépasse l’antinomie totalité fermée/fragmentation postmoderne. Ou le concept de transcendance relative, comme dépassement de la contradiction entre les pensées de l’absolu et les relativismes. Il semble regretter, dans une note en bas de page (p. 280), d’avoir formulé cette « troisième voie », mais il reprend le concept de transcendance relative dans un débat avec l’anarchisme nietzschéen (p.169). Le même raisonnement dialectique vaut pour le relationnalisme méthodologique des nouvelles sociologies, qui se situe au-delà – et non « en équilibration » - de l’individualisme méthodologique libéral et du holisme durkheimien. On pourrait multiplier les exemples.
J’en arrive au dernier chapitre du livre, mon préféré : « Explorations mélancoliquement critiques en guise d’hommage à Daniel Bensaïd ». Il s’ouvre par une superbe dédicace, qui résume bien la philosophie politique subversive, auto-ironique et radicale de notre auteur, ainsi que son style inimitable, qui mélange allègrement les aventures de la théorie marxiste et celles de la Guerre des Etoiles :
« A Philippe Poutou et Olivier Besancenot, humains ordinaire et chevaliers Jedi de l’anticapitalisme démocratique, confrontés aux labyrinthes mélancoliques au sein desquels s’est aventuré Daniel Bensaïd en voyant si souvent le ‘côté obscur de la force’ prendre le dessus ».
Comme nous avons vu plus haut, la rencontre avec Bensaïd a été un tournant dans son itinéraire. Ce qui l’a frappé d’abord chez ce « communiste hérétique » ce fut l’humilité, « loin de l’arrogance des gardiens du temple, des rénovateurs trop pressés ou des marionnettes des modes successives ». Mais c’est la mélancolie le fil qui les a reliés, au-delà de différences et de divergences. Parmi ces dernières, figure bien entendu le marxisme, qui servait de boussole à Bensaïd - même si Corcuff rend hommage à son caractère ouvert, loin des dogmes intangibles - ; mais aussi son attachement au léninisme, que notre auteur questionne, en partant des critiques du jeune Trotsky, de Rosa Luxemburg et des anarchistes (sur ce point, je dois lui donner raison…).
Le pari mélancolique de Daniel Bensaïd a conduit Philippe Corcuff à découvrir la philosophie de l’histoire - « messianique laïcisée et marxisée »– de Walter Benjamin, mais aussi les écrits, teintés d’humour mélancolique et d’auto-ironie, du sous-commandant Marcos. C’est à partir de ces pistes qu’il va formuler, dans les dernières pages du livre, son épistémologie mélancolique qui est, en dernière analyse, une épistémologie de la fragilité.
Conclusion : ce livre est un cocktail explosif et enivrant, avec une infinité d’ingrédients parfaitement « antinomiques », et une haute puissance spirituelle. A consommer sans modération.
Michael Löwy
Philippe CORCUFF, Où est passée la critique sociale ? Penser le global au croisement des savoirs, Paris, La Découverte, « Bibliothèque du Mauss », 2012, 317 pages.