De nombreuses espèces animales communiquent par la voix, mais jusqu’à quel point leurs vocalisations ressemblent-elles au langage humain ? Longtemps, les éthologues ont considéré les signaux vocaux des oiseaux ou des cétacés comme des séquences de sons produits au hasard, sans structure complexe sous-jacente.

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Une nouvelle étude démontre le contraire, par un argument mathématique : les communications vocales des moineaux du Japon, des molosses du Brésil (une espèce de chauve-souris, voir Samedi-sciences du 21 juin), ou encore des orques, seraient plus proches du langage humain qu’on ne le pensait, selon cette recherche publiée par Arik Kershenbaum, de l’institut Nimbios, à Knoxville, Tennessee (Proceedings of the Royal Society B, 20 août 2014).
Qu’est-ce que les mathématiques viennent faire dans ce débat ? La succession de sons émis par un animal peut être décrite comme un processus aléatoire, autrement dit une suite d’événements qui se produisent au hasard (en l’occurrence, les « événements » sont les sons qui se suivent). Pour décrire les vocalises d’un oiseau, d’une chauve-souris ou d’un cétacé, les scientifiques utilisent souvent un modèle basé sur un processus aléatoire simple appelé « chaîne de Markov ». La propriété spécifique d’une chaîne de Markov est que chaque événement ne dépend que du précédent, ou d’un petit nombre d’événements précédents.

Appliqué à la communication animale, cette propriété signifie que le son émis à un instant donné ne dépend que du précédent, ou des quelques sons précédents. Pour le dire autrement, cela signifie qu’il n’y a pas de « mémoire » dans la manière dont les sons sont assemblés. A chaque instant, la probabilité que l’animal émette un son donné parmi ceux de son répertoire ne dépend que des quelques sons qu’il vient d’émettre. En clair, il n’y a pas de structure complexe qui imposerait qu’une syllabe précise se répète sur une séquence très longue.
Ce modèle ne s’applique pas au langage humain, dans lequel les mot ou les syllabes ne se suivent pas complètement au hasard, notamment du fait des contraintes de la syntaxe. Si l’on veut décrire une séquence de langage humain, il faut utiliser un modèle statistique plus complexe qu’une chaîne de Markov.
Or, Arik Kershenbaum a découvert que le modèle markovien est également trop simple pour un certain nombre d’animaux. Le chercheur a sélectionné des séquences sonores produites par des oiseaux, des chauves-souris, des cétacés, des orangs-outangs et des damans (sept espèces en tout). Il a analysé mathématiquement ces séquences. Résultat : pour cinq espèces, les séquences ne correspondent pas à des chaînes de Markov, mais plutôt à des « processus de renouvellement », caractérisés par une tendance à répéter certains éléments – un peu comme dans le langage humain. Les communications vocales des animaux – au moins de certaines espèces – semblent donc plus proches de notre langage que ne le suggère la description mathématique par les processus de Markov.

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Ce résultat s’accorde avec de nombreuses observations éthologiques qui montrent que les communications vocales entre animaux ont des points communs avec le langage humain. Par exemple, dans le cas des orques, étudiés par Kershenbaum, il existe de véritables dialectes qui sont liés à des sortes de clans.
Ces dialectes ont été étudiés par Hal Whitehead et Luke Rendell, de l’université Dalhousie (Canada), près de l’île Vancouver, au large de la Colombie Britannique. Dans cette région, les orques vivent en groupes matrilinéaires, appelés « pods », constitués en moyenne de dix à douze individus – une femelle et sa descendance sur deux ou trois générations. Ces groupes sont très stables, et ne se modifient pas sauf lorsqu’ils deviennent trop nombreux, auquel cas ils se divisent en suivant toujours les lignées maternelles.
Rendell et Whitehead ont observé que chaque pod possède un dialecte formé d’un ensemble spécifique de dix à vingt sons. Chaque pod conserve son dialecte, et celui-ci est apparemment transmis à un orque par sa mère. Cette transmission par apprentissage, et le fait que le dialecte soit distinctif d’un groupe social, constituent de fortes analogies avec le langage humain.
Il est intéressant de constater que la description mathématique – dans laquelle la part d’interprétation par le chercheur est réduite au minimum – s’accorde avec les observations des éthologues. Si le langage humain possède une structure plus complexe que ceux des moineaux et des orques, ces derniers sont moins simples qu’on ne le pensait.