Au bord du quai, vous plongez un regard morne sur le ballast souillé avant de suivre distraitement les rails luisants. Vous détestez les gares. On y sent une odeur d’humanité désespérée. Vous détestez les gares sans visage. Vous êtes en avance. Dans la salle d’attente, vous vous asseyez sur un banc pas très net. Vous faites tout de même attention à votre sac, bien qu’il n’y ait rien à l’intérieur qui ne vous soit vraiment indispensable. Vous pourriez partir nu. Vous détestez les quais de gare. Autour de vous, les autres, les gens, sont prostrés. Certains, comme vous, vont partir, d’autres attendent un voyageur, une voyageuse, un parent, une amoureuse…
Du sac à vos pieds, vous extrayez un mince volume : Haïkus de prison* de Lutz Bassmann (Verdier, 2008). Lutz Bassmann est un hétéronyme d’Antoine Volodine, écrivain mystérieux et ambigu, qui prône le ”post exotisme”, une ”littérature étrangère écrite en français” (voir Le Post-exotisme en dix leçons, leçon onze, Gallimard, 1998). Vous ouvrez le livre n’importe où, plutôt au début :
Furoncles et gale
démangeaisons sur la poitrine
le printemps approche
Ça commence bien. Nous voilà en bonne compagnie ! Une fillette avec des cheveux extrêmement fins, presque blancs, s’agite dans les bras de sa mère ; vous interrompez votre lecture pour la regarder. Elle vous sourit ; vous lui rendez son sourire. Sa mère vous décoche un œil torve, sans compassion et serre son enfant de plus près. La fillette poursuit, méticuleuse, le mâchouillement de sa main. Vous vous dites qu’elle a mal aux dents. Vous reprenez votre lecture depuis le début cette fois :
L’organisation s’est constituée
on attend que les chefs surgissent
pour les haïr
Ce sont bien des haïkus. Il y a le petit sursaut, le signe qui surprend, le clignement qui propulse le haïku. Mais les vers sont vraiment irréguliers… Si ces haïkus-là étaient écrits sur une seule ligne, ils deviendraient de simples aphorismes. Ils prennent leur dimension de haïku par la force du tercet. Comme quoi, vous vous dites que le tercet est la cellule souche du poème. Vous mettez cette pensée de côté, peut-être pour vous en resservir, plus tard, s’il y a un plus tard, et vous continuez :
Pendant la nuit l’analphabète a oublié
la première lettre
de son nom
Tiens ! Un peu d’humour. Vous avez l’impression que les tercets s’agencent comme les phases d’une même histoire. Effectivement, en quatrième de couverture, vous lisez : ”En choisissant le haïku comme forme d’expression, Lutz Bassmann raconte une histoire”. Bon, voilà qui est dit, il va falloir lire dans l’ordre, vous qui aimez bien picorer ! Rêver aussi, vous aimez bien rêver. Vous interrompez votre lecture, vous vous tournez vers les voies. Un TGV traverse la gare à pleine vitesse vous semble-t-il. Il croise un lent convoi de citernes brunes. Ce n’est sûrement pas de la bière !
Comme des cosmonautes
en survêtement
nous contemplons la lune
Voilà qui vous ramène aux fondamentaux du haïku : la lune et la contemplation ! Mais bien vite le quotidien des errements et des calculs prend le dessus :
L’organisation s’est constituée
on ne fera rien
si les effectifs n’augmentent pas
La vraie vie quoi ! Il suffirait de déplacer la prison. Et pas de plusieurs kilomètres ! Sur un banc parallèle au vôtre, une femme sans doute jeune —mais c’est difficile à dire tellement ses traits sont crispés de colère — frappe sur le clavier de son ordinateur portable comme si elle donnait des coups de poings, furieusement. Lui tournant le dos, un homme probablement plus âgé, élégant au rictus cynique, effleure l’écran de son smart-phone avec une douceur calculée. Que se passerait-il si on les mettait en face l’un de l’autre ? Vous vous abstenez de sourire.
Les hirondelles reviennent
c’est maintenant
qu’il faudrait partir
Votre train est annoncé. Vous fermez le livre, le rangez dans le sac et vous vous dirigez vers le quai. Là, tous les visages sont tournés vers la droite. Vous faites en vous-même la remarque que le train qu’on attend, qui roule à gauche, arrive toujours par la droite. Il n’y a pas d’incertitude quantique, dans cette gare-là, il arrive toujours par la droite ! Vous ne sauriez rien affirmer pour d’autres gares. Il s’arrête, une porte s’ouvre devant vous, vous n’aurez pas à marcher.
Le premier qui monte dans le wagon
a l’impression fugitive
qu’il est maitre de son destin
Vous rejoignez la place réservée, près de la vitre, dans le sens de la marche, mais ça peut changer au cours du trajet. Vous êtes seul sur la banquette ; vous appréciez. Vous espérez que personne ne prendra place à côté de vous. Il y a peu de monde dans la voiture, vous aurez peut-être de la chance. Un groupe de quatre personnes occupe les places centrales. Ces hommes entre deux âges, en costumes de banquier, l’air hautain et suffisant, prennent ostensiblement des poses pour que tout le monde remarque le prix de leur accoutrement. Vont-ils jouer aux cartes ? Ils paraitraient sans doute plus humains s’ils le faisaient. Non, le plus sérieusement du monde ils sortent des formulaires de leurs serviettes de cuir et affichent une mine soucieuse de compétence.
Quand le train enfin s’ébranle
nous en avons déjà assez
des déplacements
Au bout d’un moment, bercé par le claquement des roues sur la jointure des rails, vous vous sentez entrainé par le lent remous de la somnolence, le livre ouvert sur les genoux, la tête contre la vitre. Vous n’entendez plus qu’un brouhaha lointain, diffus, sans consistance. Vous avez la même impression de flottement que lorsqu’on vous préparait pour les anesthésies. Vous vous éloigniez du monde, mais il était toujours tangible et bruyant, comme à l’intérieur de votre corps… Vous ne sauriez dire combien de temps cette non-pesanteur de la conscience a duré ; peu à peu, vous commencer à ressentir à nouveau le poids du monde qui vous entoure.
Ce matin de nouveau
on s’intéresse au paysage
l’odeur des mélèzes imprègne tout
Vous reprenez le livre. Vous ne savez plus où vous en étiez. Vous ouvrez au hasard.
Dehors on a tué un ministre
même chez les droit-commun
la joie est palpable
Vous l’avez déjà lu. Vous poursuivez plus loin mais votre regard irrésistiblement est happé par le paysage qui défile. Le train traverse lentement une banlieue, la nuit est tombée. Les hauts lampadaires d’un parking de zone commerciale versent une lumière grasse sur les voitures agglutinées. Papillon de nuit, vous fixez chacun d’eux, l’un après l’autre comme si vous espériez un fanal.
Quand l’un de nous encombre la lucarne
le jour est une copie maladroite
de la nuit
Graduellement, vous comprenez que cette banlieue est celle de la ville où vous devez descendre, prendre un autre chemin. Le train ralentit encore et dans un long cri de fer froissé, maltraité, il s’immobilise. Personne n’est venu s’asseoir à côté de vous. Vous aviez vos aises dans la voiture. Vous regrettez un peu le fauteuil étroit mais, somme toute, chaud et confortable. Vous vous dressez, engourdi, les os grincent, vous vous rasseyez. Personne ne vous attend, vous prenez votre temps. Vous lisez un dernier haïku et vous rangez le livre dans le sac.
Personne ne fanfaronne
pourtant on a réussi
à atteindre le bout du monde
Lentement, vous franchissez la porte, vous posez précautionneusement, lentement, les pieds sur les marches, vous passez un seuil. Un autre quai et une autre gare sans chaleur vous accueillent mollement ; ce n’est pas une autre vie, la vie n’a pas changé de couleur. Vous restez debout, immobile, entouré d’une foule vibrionnant sans cesse, une foule qui semble sans but. Qui étiez-vous, qu’étiez-vous d’où vous venez ? Rien ou pas grand-chose. Vous resterez anonyme là où vous allez. C’est bien ce que vous souhaitez n’est-ce pas ? L’asphalte humide brille sous la clarté des luminaires, c’est un miroir sombre dans lequel les visages prennent une teinte grise.
On regarde la barrière barbelée
on ne pense même pas à voir
s’il y a de l’herbe sur le sol
Un haïku presque oublié vous revient en mémoire, le haïku d’une haïjin, un peu plus jeune que vous, Michiko Kaï **, née sur l’île froide d’Hokkaidō :
Dans le ciel,
les étoiles filantes,
ne reviennent jamais.
Vous le répétez à voix haute, personne ne se retourne.
Dans le ciel,
les étoiles filantes,
ne reviennent jamais.
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Notes :
* : ”Haïkus de prison“ comporte trois sections : Prison, Transfert, Enfer. Je n’ai emprunté d’haïkus qu’aux deux premières.
* *: ”Du rouge aux lèvres – Haïjins japonaises“ Trad. D. Chipot & M. Kemoku – Points/Poésie.
Gratitude :
le roman ”La Modification” de Michel Butor (éd. de Minuit – 1957) a été un marchepied précieux.