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Billet de blog 13 octobre 2014

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Le photographe Ammar Abd Rabbo et le choix du public de Bayeux

Tribune libre: Ammar Abd Rabbo est un journaliste et photographe français et syrien bien connu dans la profession, il était membre du pré-jury et du jury du Prix Bayeux-Calvados 2014. Il dit ici son indignation.

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Tribune libre: Ammar Abd Rabbo est un journaliste et photographe français et syrien bien connu dans la profession, il était membre du pré-jury et du jury du Prix Bayeux-Calvados 2014. Il dit ici son indignation.

Pourquoi je n’ai pas apprécié le prix du public !

Par Ammar Abd Rabbo, photojournaliste

J’ai été choqué et attristé de découvrir ce samedi 11 octobre 2014 le choix du public du Prix Bayeux Calvados des Correspondants de Guerre alors que les parents de James Foley étaient présents.

Le jour même, les professionnels du jury international avaient choisi de distinguer le travail sobre et esthétique d’un photographe du Bahreïn, Mohammed Al Cheikh, de l’Agence France Presse, qui illustrait les manifestations et les violences contre la majorité chiite du pays. Mais le public de Bayeux a lui choisi, à une très large majorité, le reportage photo du Turc Emin Özmen, qui montre plusieurs décapitations en Syrie, en août 2013.

C’est donc ce choix qui m’a choqué, pour plusieurs raisons, et il pose de vraies questions à la profession, mais aussi à la société dans laquelle nous vivons

D’abord, je n’ai pas voté ni soutenu ce travail et ne voulais pas qu’il figure dans la sélection finale du prix Bayeux car ce n’est pas un “reportage”, j’entends que ce n’est pas là un travail journalistiqu

Le journaliste est celui qui enquête, qui relativise, qui met en perspective, qui vérifie les faits. Là, nous n’avons rien de tout cela. L’Etat Islamique en Iraq et au Levant (Daech) amène le photographe et les futurs suppliciés, exécute les uns sous l’objectif de l’autre.

Cela s’appelle une opération de propagande, ou de la communication si on veut être plus modéré. L’organisation Daech souhaite montrer qu’elle est la plus méchante, la plus horrible, la plus intransigeante, et ces photos viennent parfaitement servir son discours. On ne sait rien des victimes. Quel est leur nom, où ont-ils été jugés, par qui, comment ont-ils été arrêtés, aucun de ces détails nécessaires à la compréhension des faits n’est disponibl

Dès lors, le “journaliste” n’a aucun moyen de vérifier, ni de fournir des informations sur ces exécutions. Il se transforme en relais de la communication de Daech, il est regrettable que le public de Bayeux ait applaudi et distingué une telle opération de propagande

Car en matière de terrorisme et de barbarie, les organisations comme Daech adorent la communication mais ont horreur du journalisme.

Nous l’avons vu malheureusement avec nos confrères enlevés et ceux exécutés récemment. Après l’horrible mise en scène et l’exécution de James Foley, mon confrère Jean-Paul Mari, un “seigneur” du reportage de guerre avait mis en garde contre la diffusion des images de l’exécution et avait écrit : “ne pas regarder ce que les barbares souhaitent que l’on voie, c’est leur dire non, même modestement. Dire qu’on n’entre pas dans leur jeu macabre. Une façon de ne pas être dupe, ne pas avoir peur, ne plus rester passifs.”

Ce qui vaut pour James, vaut aussi ici pour ces Syriens anonymes, tués avec la même lâcheté, par les mêmes assa

Ceux qui défendent les photos primées par le Prix Photo-AFD décerné par le public me disent qu’il s’agit là de la réalité syrienne, et qu’il faut accepter de la regarder en face. Mais malheureusement, si les exécutions publiques et les décapitations font bien partie des souffrances du peuple syrien, elles ne représentent rien en comparaison avec les victimes civiles quotidiennes des bombardements de l’armée de l’air du régime Assad. Elle est là la “réalité syrienne”. Des dizaines et des centaines de morts par jour, à côté de quelques dizaines de décapitations ou de crucifixions. Mais les morts sous les bombardements, dans les décombres et les gravats de leurs quartiers résidentiels d’Alep, de Homs ou de la banlieue de Damas ne sont pas très “accrocheurs” ou pas très “vendeurs” pour les pages de nos magazines. Beaucoup moins qu’une décapitation. C’est là une réalité de notre métier. Navrante, mais qu’il faut “accepter de regarder en face”.

Il y a aussi ceux qui me disent, que ces images nous aident “à comprendre”. Je dirais plutôt qu’elles nous indignent, nous horrifient, mais nous ne comprenons rien du t

Nous sommes ici dans le registre du voyeurisme plutôt que celui de l’analyse et de la compréhension. Pour reprendre les mots d’une consoeur, le parti pris du photographe est de nous mettre “sur les genoux du bourreau”, pendant qu’il affute sa lame. Les victimes sont déshumanisées. Si ces photos aident à “comprendre” le conflit syrien, alors on pourra nous dire que la production de vidéos pornographiques donne  à comprendre les droits des femmes.

Enfin, je ne voudrais pas que l’on m’accuse d’élitisme ou de mépris du public. Je pense simplement que certains aspects de ce reportage et de la propagande qu’il sert ont pu échapper au public de Bayeux. Mais peut-être est-ce aussi de notre faute, journalistes professionnels, à l’ère de Twitter et de Facebook, nombreux sont les confrères qui mélangent régulièrement information et opinion, faits et rumeurs, qui ne font pas le “minimum” de vérification avant de publier, qui se mettent en scène, cherchent le sensationnalisme et le buzz plutôt que la rigueur de l’information.

A la crise économique que traverse notre métier, nous ajoutons de la confusion, du manquement aux principes et à la morale. Comment s’étonner ensuite que le public, nos lecteurs, soit lui aussi perdu, ne sachant plus faire la différence entre un reportage et la propagande d’un groupe terroriste ?

Ammar Abd Rabbo

Ammar Abd Rabbo (en arabe: عمّار عبد ربّه) est un journaliste et photographe français et syrien, né à Damas le 13 octobre 1966. Il a vécu à Tripoli (Libye) et à Beyrouth (Liban), avant de s’installer en France à l’âge de 12 ans. Ancien élève de « l’Institut d'études politiques de Paris », (ou «Sciences Po»), il commence en 1990 à travailler pour différentes agences de presse internationales et réalise de nombreux reportages, essentiellement dans le monde arabe. Il travaille notamment avec les agences parisiennes Sygma, Sipa Press et Abaca Press. Il crée par ailleurs une agence spécialisée sur l'actualité du monde arabe "Balkis Press".Il est aujourd'hui rédacteur en chef photo de l'agence "Transterra Media", basée à Beyrouth.

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« A l’œil » s'intéresse essentiellement au journalisme et à la photographie, et à la presse en général. Il est tenu par Michel Puech, journaliste honoraire (carte de presse n°29349) avec la collaboration de Geneviève Delalot, et celle de nombreux photographes, journalistes, iconographes et documentalistes. Qu'ils soient ici tous remerciés. Tous les textes et toutes les photographies ou illustrations sont soumis à la législation française, en particulier, pour les droits d'auteur. Aucune reproduction même partielle n'est autorisée hormis le droit de citation.

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