Forest in G. (Paul Klee)
Le Rapport annuel de la CNCDH pour 2014 1 note que, après 4 années de baisse consécutive, l'indice longitudinal de tolérance marque au niveau des opinions une stabilisation, voire une légère augmentation de la tolérance. En revanche, l’acceptation de certains groupes reste plus difficile (clichés antisémites, préjugés anti‐Roms, rejet de pratiques musulmanes publiques et privées, note le Rapport qui ajoute une acception dévoyée de la laïcité comme devant faire rempart à l’islam). En ce qui concerne les actes, rapportés par le Ministère de l'Intérieur, les infractions antisémites marquent une hausse de 101%, pour un total de 851 faits délictueux, contre 423 en 2013 ; les faits anti-musulmans enregistrent une baisse de 41% et comptabilisent 133 faits délictueux, contre 226 en 2013, augmentant cependant après les attentats de janvier 2015.
Outre que le constat est relativement nuancé, contrairement à ce qui fut exposé dans deux articles de Mediapart 2, 3 (dont l'un évoque un "racisme décomplexé"), ce texte de la CNCDH comporte un jugement de valeur surprenant dans un Rapport scientifique (acception dévoyée de la laïcité). Le fait notable de la diminution des actes anti-musulmans doit être souligné, même s'il est assombri par une augmentation des actes anti-musulmans après les attentats islamistes. En revanche, doit être soulignée l'augmentation des actes antisémites.
Ce Rapport ne dit rien des variations des opinions en fonction de la classe sociale, du sexe, de l'âge, des opinions politiques, qui sont pourtant fondamentales pour analyser les résultats. Il n'existe pas une opinion chez "Les Français", mais des opinions recueillies dans un échantillon de 2000 personnes interviewées, censées représenter plus de 65 millions de citoyens français.
Si l'on se reporte à une Recherche comparative 2003-2013 de l'ISSP/CNRS4 menée à partir de 2000 questionnaires, on a une vision un peu plus fine. Le questionnaire portait sur quatre thématiques, dont l'une est axée sur la place des immigrés dans la société française. Les chercheurs ont construit un indice synthétique pour 2013 qui permet de distinguer 33 % de personnes favorables aux immigrés, 29 % mitigées et 39 % défavorables, avec une très grande variabilité interindividuelle dans les perceptions qu'ont des immigrés les personnes interviewées.
- L'influence du niveau d’études et de l’orientation politique est importante. Plus on a un niveau scolaire élevé, plus on est favorable aux immigrés. Et les personnes de gauche sont beaucoup plus favorables que celles de droite. Les deux variables ont chacune un effet important : la perception positive de l’immigration passe de 7 % chez les personnes de droite ayant un faible niveau scolaire à 76 % chez celles de gauche avec un niveau scolaire élevé. A noter que l’effet de l’éducation est moins fort chez les personnes orientées à droite.
- L’appartenance socioprofessionnelle intervient de façon très significative. Les perceptions positives des immigrés sont de l’ordre de 52 % chez les cadres supérieurs, 40 % chez les professions intermédiaires, 29 % chez les professions indépendantes, 28 % chez les employés et 19% chez les ouvriers, pourcentage très bas que les chercheurs expliquent par la concurrence pour l'emploi.
- Variable sexe: Chez les femmes, les perceptions de l’immigration sont un peu plus favorables que chez les hommes.
- Variable âge: Peu de variations, même si les personnes de plus de 55 ans sont moins favorables.
- Variable géographique: les grandes villes sont plus ouvertes aux immigrés que les petites villes et les campagnes.
La question Qu'est-ce que être français, comment devient-on français? est aussi très instructive. Selon près de 60 % des personnes interrogées, partager les coutumes et traditions nationales est nécessaire pour être complètement français. Cependant, les chercheurs ont introduit en 2013 une nouvelle question pour mesurer l’acceptation du pluralisme en matière culturelle. Les réponses font très nettement apparaître que s'il est attendu des immigrés de faire les efforts nécessaires pour adopter la culture française, ce n'est pas pour abandonner la leur. 78% des citoyens sont ouverts à l’idée de double culture.
==) Affirmer, sur la foi d'un seul Rapport, que les Français seraient de plus en plus racistes est donc très tendancieux. Surtout quand on présuppose, à partir de sa propre grille politique, que ce processus serait lié à l'infiltration d'une idéologie néo-pétainiste recourant à la désignation de boucs-émissaires et usant d'une laïcité et d'une république dévoyées.
Il est une question fondamentale qui apparaît en filigrane dans le Rapport de l'ISSP: c'est la problématique de l'identité française, de la double culture, et des conditions du vivre ensemble, qu'une grande partie de la gauche s'arc-boute pour ne pas poser.
Il en est une autre qui mérite un examen minutieux: pourquoi et comment certaines personnes ou certaines groupes suscitent-ils aujourd'hui réserve, gêne, peur ou rejet?
La France a connu un grand nombre de processus migratoires. Elle n'a pas de définition raciale ni ethnique. Elle est née de la rencontre entre plusieurs peuples, cristallisant progressivement, notamment à travers la langue, un socle partagé. Pour ne parler que des vagues migratoires les plus récentes, des personnes venues d'Italie, d'Espagne, du Portugal, d'Asie, d'Afrique, du Maghreb se sont installées en France et pour une grande partie d'entre elles sont devenues françaises, après parfois de très violentes et douloureuses vicissitudes. Les habitus des unes et des autres se sont plus ou moins ajustés, permettant des assouplissements, des mixages, des entredeux.
Que se passe-t-il avec certaines personnes d'origine maghrébine, de culture ou de religion musulmane en France? Pourquoi, bien que françaises, n'apparaissent-elles pas, ne sont-elles pas traitées comme telles, et sont-elles plus rejetées que les autres?
- La première raison est probablement le caractère récent de leur arrivée et de leur installation en France, par rapport à toutes celles qui les ont précédées.
- La deuxième raison est sans aucun doute le racisme, fortement lié à la colonisation. La personne est perçue a priori comme non française, arabe, et elle est traitée de la même façon indigne que l'ont été les peuples colonisés. Elle est stigmatisée, minorée, rejetée (contrôles au faciès, agressions verbales et physiques, discrimination à l'emploi ou au logement, auxquels peuvent s'ajouter les attaques contre les signes ostensibles de religion).
- La troisième raison ressortit à une forme larvée de xénophobie. La personne suscite une gêne productrice de distance, parce qu'elle donne à voir une identité qui ne parvient pas à être perçue comme familière, et qui ne suscite pas chez l'interlocuteur la possibilité d'une identification.
- La quatrième raison ressortit à la lutte politique. Certains habitus coutumiers et/ou religieux de la personne sont mal perçus et rejetés car ils entrent en contradiction avec certains habitus de résistance et de combat développés en France autour de la laïcité et des droits des femmes. Ainsi, la séparation entre les filles et les garçons, le marquage et l'infériorisation des femmes, le caractère visible de l'appartenance religieuse, qui font partie des coutumes traditionnelles de la religion musulmane, peuvent-ils constituer une importante cause d'incompréhension et de conflit entre des citoyens musulmans et non musulmans.
==) Assimiler les uns aux autres tous les processus de distance, de rejet et de critique de certaines formes d'altérité, les amalgamer et les englober dans la notion de racisme est une grave erreur, lourde de conséquences. Outre qu'il serait totalitaire et contreproductif de concevoir que l'on pourrait passer outre et annihiler les sentiments et les affects des personnes en les condamnant moralement, il serait irresponsable de faire l'économie des questions relatives aux modalités de la cohabitation dans notre pays.
Cette question est essentielle, et elle requiert pour être traitée que l'on prenne en compte simultanément les deux points de vue contradictoires de l'Altérité: celui des Autres différents, nouvellement ou récemment arrivés et celui des Autres semblables, antérieurement arrivés ou déjà là.
Or ce qui se passe actuellement dans le champ politique procède à l'inverse: on assiste à une bipartition et à un clivage de la question. Pendant que l'extrême droite clame Les Français d'abord en recourant à une notion d'identité nationale et en pratiquant xénophobie et racisme, une grande partie de la gauche défend Les étrangers d'abord, Pour les musulmans, refusant absolument la notion même d'identité nationale, et stigmatisant les Français dits de souche en les traitant de néocolonialistes, racistes, pétainistes, fascistes, islamophobes, laïcards, laïcistes, etc.
Les uns et les autres se crispent sur leurs protégés. Les uns et les autres s'accusent en miroir de se servir de la laïcité, de la nation, de la république, pour les ouvrir ou les fermer aux étrangers. La droite s'approprie les termes pour les enfermer dans sa rhétorique, la gauche les rejette avec violence, ce qui risque de la conduire à se retrouver A poil dans un tonneau à bretelles, selon l'expression si incisive de Frédéric Lordon 6.
==) Cette situation politique est délétère car elle densifie le brouillard, crispe les incompréhensions, agrandit les clivages et nourrit les hostilités réciproques. Il faudrait donc reprendre toutes ces questions en souffrance dans nos termes, de façon dialectique, sans phobie ni moraline.
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1 http://www.cncdh.fr/node/1135
2 http://blogs.mediapart.fr/blog/philippe-marliere/130415/l-universalisme-republicain-face-au-racisme-decomplexe
3. http://www.mediapart.fr/journal/france/090415/antisemitisme-islamophobie-la-cncdh-pointe-un-climat-deletere-en-france
4 http://www.issp-france.fr/wp-content/uploads/2014/02/Presentation-resultats-ISSP-France-2013-compare-2003-v2.pdf
5 Albert Memmi, Le racisme, Gallimard, 1982
6 http://blog.mondediplo.net/2013-07-08-Ce-que-l-extreme-droite-ne-nous-prendra-pas?archives=toutes
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