Hier, lundi 8 août ont eu lieu, à Mulhouse, les funérailles de Rudolf Brazda, le dernier “triangle rose”, déporté à Buchenwald à cause de son homosexualité. Hypnotisés par la dégringolade des cours des bourses mondiales et la violence incroyable des émeutes au Royaume Uni, les médias n’ont que très peu relayé cette information, au mépris de son importance dans la mémoire collective.
Le même jour, VaclavKlaus, président de la république Tchèque (dont, par une triste ironie du sort, Rudolf Brazda était originaire) déclarait, à quelques jours de la première et dores et déjà fort contestée Prague Pride, qu’il « n’y a pas de quoi être fier d’une Gay Pride », considérant dans la même déclaration que les homosexuels sont des citoyens « déviants ». Il soutenait ainsi les propos choquants tenus ce week end par son proche conseiller Petr Hajek qui qualifiait la tenue d’une telle manifestation comme « une dérive grave à l’encontre des valeurs traditionnelles » et complétait en affirmant que les homosexuels élevaient « les déviations sexuelles au rang de vertus, l'anormalité au rang de norme et la destruction de la société au rang de saint progrès (…) L'homme blanc, hétérosexuel et chrétien est une espèce en voie de disparition dans le monde que revendiquent les participants à la gaypride». (http://www.tetu.com/actualites/international/il-ny-a-pas-de-quoi-etre-fier-de-la-gay-pride-affirme-le-president-tcheque-19950)
Ces événements nous rappellent l’importance, la gravité et l’urgence du combat contre l’homophobie, trop vite masquées par le caractère festif et désormais installé des Gay Pride en Europe Occidentale.
La gravité et l’urgence, parce que, contrairement à ce que certains pourraient croire, rien n’est réglé, et l’homophobie continue de tuer, détruire des vies, gangréner la société en y installant le refus, l’exclusion, la haine et la violence. Les agressions homophobes (et j’inclus ici la lesbophobie et la transphobie), ici en France, et jusqu’en plein cœur de Paris, sont en recrudescence (http://www.tetu.com/actualites/france/internet-et-les-lieux-publics-nouvelles-forteresses-de-lhomophobie-19394).
La jovialité et la bonne humeur de la plupart des gay prides en Europe de l’Ouest ne doivent pas masquer les nombreux incidents, souvent violents, qui accompagnent les timides manifestations en Europe centrale, orientale et en Russie (où la manifestation est chaque année interdite). Nous ne parlerons même pas ici des agressions, appels au meurtre, condamnations arbitraires et assassinats d’homosexuels dans de nombreux pays d’Afrique et du Moyen-Orient, sans, la plupart du temps, la moindre réaction de la part de nos dirigeants…
L’importance parce que l’homosexualité touche à un élément fondamental de notre histoire et de notre identité : notre rapport à l’autre. En cela, ce que Rudolf Brazda nous rappelle, c’est le lien étroit, dans l’imaginaire ou la psyché collective, européenne, entre la judéité et l’homosexualité, qui sont comme les deux pôles extrêmes de l’Altérité.
Dans ses pages terrifiantes et discutables sur ce qu’il appelle encore « l’inversion » (Sodome et Gomorrhe I), Proust établit déjà ce parallèle entre la « race Juive » et la « race des invertis » (c’est lui qui utilise le terme de race), les deux« qualités » étant dans sa démonstration l’expression d’une déviance de la norme historique (les Juifs auraient du reconnaître en Jésus le messie tant attendu) ou naturelle (les homosexuels devraient diriger leur désir vers le sexe opposé mais n’y parviennent pas). Dans les deux cas selon l’écrivain, elles définissent une nature profonde, intime, à la fois individuelle (elle définit ma personne) et collective (elle n’existe que dans la mesure où je ne suis pas seul), que l’on cache ou revendique, que l’on soupçonne ou reconnaît, mais qui toujours finit par se révéler, entre soi (« il en est aussi ») ou aux yeux de la majorité (« je m’en doutais… »). Les deux ont de plus en commun d’évoquer cabales et sociétés secrètes (ce qu’on appellerait aujourd’hui des lobbys), une communauté invisible et insaisissable qui manipulerait le destin des nations (Proust écrit à l’époque de l’affaire Dreyfus, mais aussi de l’affaire von Eulenburg, un confident de Guillaume II accusé d’homosexualité – qui donna lieu à de nombreux procès de ce type les années qui suivirent, alimentant le fantasme d’un grand copinage organisé entre homosexuels).
Mais ce que Proust ne raconte pas, c’est que l’Affaire Dreyfus, dont on oublie peut-être aujourd’hui à quel point elle divisa la France et occupa les esprits, et qui constitue un pilier à la fois de l’antisémitisme mais aussi de l’identité Juive, était aussi une affaire d’homophobie (http://www.mediapart.fr/journal/culture-idees/070308/l-affaire-dreyfus-est-aussi-une-affaire-d-homophobie ).
Quelque cinquante ans plus tard, et à nouveau la mémoire homosexuelle se cache en catimini derrière la mémoire juive, et l’homophobie s’allie à l’antisémitisme, avec la seconde guerre mondiale et les camps de concentration. Si les Juifs sont clairement l’ennemi n°1 des nazis, accusés de tous les maux, les homosexuels sont également sur la liste. « On estime entre 5000 et 15000 le nombre de déportés pour homosexualité » selon Mickael Bertrand. On ne connaîtra sans doute jamais le nombre exact de victimes, car beaucoup, survivants et familles, ne racontent pas, écrasés par la honte qui entoure encore le sujet dans la France d’après guerre. (http://www.tetu.com/actualites/france/on-estime-entre-5-000-et-15-000-le-nombre-de-deportes-pour-homosexualite-19928)
Pourtant, si l’histoire semble donner raison à Proust dans la rencontre qu’il opère entre les identités juives et homosexuelles, il y a un point sur lequel elles sont radicalement opposées et que l’écrivain n’envisage pas : c’est précisément celui du type d’Altérité qu’elles racontent.
Là où le Juif, si l’on suit Benny Levy (secrétaire de Jean Paul Sartre), est l’Autre ultime, absolu, insaisissable, irréductible, pour toujours à l’écart, à distance, apatride, exilé, éloigné, l’homosexuel est l’Autre « en nous », qu’il faut soit accueillir, soit, plus souvent hélas, bannir, repousser avec violence et mépris.
Sans se lancer dans le débat entre l’inné et l’acquis, ni même discuter de l’hypothèse Freudienne selon laquelle nous naissons tous bisexuels, il suffit d’observer dans la vie de tous les jours la permanence et la récurrence de l’insulte homophobe, dans tous les milieux (de l’ouvrier au cadre supérieur, du sportif à l’intellectuel), de manière anodine, au détour d’une phrase, ou violente et agressive, pour constater l’obsession homosexuelle au cœur de l’identité hétérosexuelle. En groupe, pour être un homme il faut montrer « patte blanche » et s’affirmer comme n’étant pas homo (en faisant une remarque sur la jolie fille qui passe, et en balançant une petite insulte homophobe, pas nécessairement dans cet ordre…). Bien souvent anodine, inconsciente, cette récurrence de l’insulte est hélas le tremplin à la haine et la violence.
Aujourd’hui cette haine, malgré toutes les avancées, est plus forte que jamais, notamment chez les adolescents et jeunes adultes, naturellement titillés par les montées de testostérone mais culturellement encouragés à manifester leur haine du pédé et leur culte phallocrate du male dominant. Contrairement à ce que laissent penser certains tendanceurs et certains phénomènes culturels (les emo-boys ? Glee ?Lady Gaga ?) la tendance est bien au « re-gendering », une réaffirmation archaïque de la séparation entre les sexes et une réassignation claire et ferme du rôle de chacun.
Pour eux, aimer, c’est gay, étudier, c’est gay, lire, c’est gay, se soumettre à l’autorité d’un prof ou d’un patron, c’est gay…le machisme ne leur laisse pas beaucoup de choix de s’élever et ne leur dessine qu’une manière bien réductrice d’être un homme.
La religion (de Benoit XVI à de nombreux Imams qui condamnent violemment l’homosexualité, en passant par certains juifs orthodoxes), la politique (de Sarkozy à Berlusconi en passant par Poutine et, hélas, DSK, l’étalage d’un comportement machiste et d’une chasse à la bimbo comme affirmation du pouvoir), l’économie (le capitalisme néo-libéral, dont l’idéologie« darwinise » à tout va et se fait l’apologie de la survie du plus fort et d’une bonobo-isation des comportements, la survie des humains se bornant à la satisfaction d’instincts primaires et génétiquement programmés), tout encourage les jeunes à s’affirmer macho et homophobe, en dépit des lois de façade qui condamnent l’homophobie.
Parce que les lois, c’est bien, mais les prises de position, qui sont actes en diplomaties, c’est mieux. L’Europe, qui même si elle est née sous influence industrielle (la fameuse communauté du charbon et de l’acier), est avant tout une communauté de valeurs fondée sur l’humanisme, la tolérance et un idéal de paix, ne doit pas accepter des propos tels que ceux prononcés par Vaclav Klaus, ni laisser tomber dans l’oubli le destin tragique des Triangles Roses. Nos dirigeants, en France, ne devraient jamais laisser passer de tels débordements. Nous devons nous inquiéter de telles dérives, car c’est les valider que de ne pas les condamner fermement, et cautionner toutes les violences qui en découlent.
Alors bien sûr, aujourd’hui on nous dira que l’urgence est ailleurs, dans les décisions de la BCE ou dans les faubourgs incendiés de Londres et d’ailleurs. Pourtant je ne peux m’empêcher de penser que c’est précisément en oubliant ces valeurs que l’on finit par créer de telles catastrophes. C’est parce que nous ne portons pas suffisamment fort l’humanisme, jusque dans ses extrêmes (ou en son cœur, c’est selon), qu’il se tarit. C’est parce que nous ne savons pas suffisamment naviguer entre les deux extrêmes de l’altérité que nous n’avons pas la souplesse nécessaire pour créer un monde réellement plus accueillant pour tous.
Ce que nous rappelle le sourire de Rudolf Brazda, c’est qu’il y a bien des manières d’être un homme.