Le plus vaste pays du monde vu par une national-traître en exil volontaire
La Russie est un pays dichotomique: c'est un bébé de 23 ans né en 862. Et c'est ainsi qu'elle vit: un pied dans le berceau, l'autre dans la tombe.
Vous voudrez bien me pardonner, mais je ne m’essaierai pas ici à une analyse ou, du moins, je ne pourrai vous garantir une analyse objective. Il s’agit de mon pays, un pays que j’ai quitté il y a bientôt vingt ans et que j’aimerais pouvoir oublier. Seulement voilà, la blessure reste ouverte, des proches y vivent encore, et la violence incessante de son actualité vient hanter mon esprit et éprouver mes nerfs avec la persistance d’un marteau-piqueur.
Le tableau que je dresse ici n’est pas gai, aussi je le ponctionne çà et là de quelques-uns de mes anciens posts humoristiques sur Facebook – un hommage à mon narcissisme, mais aussi, sans doute, un moyen de nous éviter, à vous comme à moi, l’outrenoir soulagien.
Quelques faits en guise de crève-bouche:
Population: 143,7 millions ( - 7 millions en 20 ans)
160e pays du monde pour le taux de mortalité masculine
Entre 2 et 5 millions de sans abri
80% des 370 000 enfants placés dans les orphelinats ont, quelque part, des parents bien en vie
En 2010, 100 000 enfants sont victimes de crimes et agressions (statistiques officielles), 4-5 enfants sont tués chaque jour
30 000 Russes meurent chaque année d’overdose, 70 000 autres succombent à la vodka
Transparency International classe la Russie en 154e position sur 178 pour son niveau de corruption (données 2011)
Nichée entre la banquise froide et hostile et les subtropiques dans sa partie continentale, la Russie est ce pays des deux extrêmes. "Plus de la moitié du pays est située au nord du 60° de latitude tandis que seule une faible partie se trouve au sud du 50° de latitude...Dans pratiquement tout le pays, il n’existe que deux grandes saisons : l’hiver et l’été ; le printemps et l’automne sont généralement de très courte durée et le passage des températures les plus chaudes aux températures les plus froides est extrêmement rapide...La durée de l’hiver, le froid intense et les variations brutales de température ont un énorme impact sur le mode de vie de la population et le fonctionnement de l’économie". Wikipedia ne pourrait mieux décrire la "nature" de cette fameuse âme russe.
Vous connaissez l’affaire Khodorkovsky : la richesse encore faramineuse de cet homme n’est, certes, pas obtenue dans le strict respect des lois, mais, suivant cette logique, la moitié (et c’est un doux euphémisme) des entrepreneurs russes devraient être en prison aujourd’hui, car l’évasion fiscale reste l’arme principale de la gestion entrepreneuriale, avec, par exemple, la pratique répandue de sous-déclaration des salaires dans les PME-PMI.
Que penser, dans ce contexte, du traitement inhumain infligé à Anatoli Serdioukov, ancien ministre de la Défense, accusé de vente frauduleuse des biens du ministère pour un montant de 10 millions d’euros, limogé en 2012, condamné dans une autre affaire de corruption et amnistié en mars 2013. Sa compagne et collaboratrice Evguenia Vassilieva, poursuivie dans la même affaire, s’est vue infliger l’assignation à domicile dans son appartement de 13 pièces estimé à quelque 10 millions d’euros, avec l’autorisation de sortie de trois heures par jour, dont elle a régulièrement profité pour faire du shopping dans les boutiques de luxe (sorties très documentées par la presse russe).
L’amnistie dont a profité Serdioukov a également été accordée, à trois mois avant la fin de la peine, aux jeunes Pussy Riot, condamnées, après une parodie de procès, à deux ans d’emprisonnement dans les pires colonies pénitentiaires russes. Les jeunes femmes suscitent une haine sans limite auprès d’une grande partie de la population russe. La majorité approuve la peine qui leur a été infligée ou, du moins, estime qu’elles savaient à quoi elles s’exposaient : le rejeton du Goulag leur semble donc un sort approprié pour une chanson punk dans une église. Tout comme l’amnistie pour la corruption à très grande échelle au sein du gouvernement.
Le Vice-Premier ministre russe chargé de la préparation des Jeux indique n'avoir relevé aucun cas de détournement de fonds à grande échelle. Du calme, les enfants, il n'y a pas lieu de s'indigner. La Russie est un GRAND pays, il a ses propres échelles...
Depuis deux ans, une trentaine de manifestants de la Marche des millions de la rue Bolotnaya, choisis au hasard dans la foule, sont emprisonnés pour avoir osé rejoindre une manifestation AUTORISÉE de contestation contre la fraude électorale. Les images vidéo de la manifestation, présentées aux procès, disculpent certains d’entre eux. Les policiers « agressés » indiquent souvent ne pas être en mesure d’identifier les agresseurs présumés. Âgés, pour la plupart, d’une grosse vingtaine d’années au moment des faits en mai 2012, ils encourent entre 8 et 13 ans de prison. Ils n’ont pas bénéficié de l’amnistie.
La médecine punitive, cet ancien outil de la répression soviétique, a refait surface dans le cas de Mikhaïl Kossenko. Le jeune homme souffre d’un léger trouble psychiatrique dû à une blessure à la tête subie pendant son service militaire. Il a été condamné par la juge de Bolotnaya à un traitement médical forcé, décrié avec virulence par ses propres médecins.
Les fausses accusations contre les entrepreneurs en tous genres sont une pratique courante et appréciée. L’affaire Magnitski est, à ce titre, exemplaire, mais les colonies pénitentiaires russes sont remplies d’hommes et de femmes dont les sociétés, petites ou grandes, ont été enviées et récupérées par d’anciens associés ou collaborateurs.
Des lois de plus en plus régressives voient le jour quasiment au quotidien. Après l’interdiction de la propagande gay, les réflexions de la Douma portaient sur le retrait éventuel des enfants aux couples décriés. Elles ont valu au pays le départ de nombreuses familles, dont celle de l’excellente journaliste Macha Guessen. La Russie se positionne officiellement en dernier bastion des vraies valeurs traditionnelles de l’Europe. Contrairement à cette « Gayrope », dirigée par, entre autres, par le « président-pédophile » François Hollande.
La cinquième colonne est en marche. Tous ceux qui manifestent leur désaccord avec Poutine sont désignés par le président comme des national-traîtres. Ils sont une menace pour la nation russe, car Poutine EST la nation russe.
Les Russes disposant d’une seconde nationalité ou d’un titre de séjour dans un autre pays sont tenus à le déclarer dans les 60 jours après l’obtention du précieux titre, sous peine d’amende de 4 000 euros et de 400 heures de travaux d’intérêt général. Cette dernière loi m’a valu une petite frayeur, mais un amendement de dernière minute en a exclu les personnes résidant à l’étranger de manière permanente.
L’opposant et blogueur Alexeï Navalny (30% aux dernières élections à la mairie de Moscou) est assigné à domicile et interdit d’Internet depuis de longs mois. Il a, petit à petit, abandonné sa rhétorique nationaliste et acquis la stature d’un homme politique tout à fait respectable. Mais le culte qui se crée autour de sa personnalité est inquiétant. Les Russes ont un besoin pathologique d’un homme providentiel. Poutine est cet homme pour une très grande partie de la population, car ils ont peur du chaos qui pourrait suivre sa destitution. Ils ont cette attitude d’enfant victimisé, prêt à accepter n’importe quel père – l’ivrogne qui monte sur un char ou le parfait inconnu désigné par la main tremblante de cet ivrogne – pourvu qu’il ne les abandonne pas. Ils supporteront la violence, les humiliations, ils supporteront tout pour la stabilité. Ou, désormais, pour la grandeur de leur nation au « destin unique ».
Bon, la Crimée c'est réglé, maintenant je veux l'Alaska! Suffit de se plier devant les ricains.
Les sanctions américaines ont été reçues avec une Schadenfreude tout à fait patriotique. Les Russes se sont rués en masse vers la nationale Rosbank pour y ouvrir des comptes bancaires.
Quelques jours après l’annexion de la Crimée, une pétition a été publiée sur le site du gouvernement. Des milliers de Russes y réclament, en effet, l’Alaska, vendue aux Américains en 1867.
« Russia is the only country capable of reducing the USA to radioactive ashes » - Russia's Channel 1
« La Crimée est à nous » a dynamisé les résultats des sondages, chaque nouvelle évolution qui nous rapproche un peu plus de la guerre avec l’Ukraine fait grimper la cote de popularité de « VV » de quelques honorables points. Il est actuellement à 86%, si la Russie déclare la guerre, il passera à 90% en espace d’un seul jour.
La presse du pays est devenue un outil de propagande comique, mais efficace. Rejeton galactosémique de l’URSS et de la Wehrmacht, elle ne s’encombre pas de simagrées inutiles et propose aux Russes des reportages comme celui de la principale chaîne de télévision Perviy Kanal (équivalent de TF1) qui présentait, la semaine dernière, la crucifixion publique d’un enfant de trois ans par les militaires ukrainiens à Slaviansk.
Au lendemain du crash du Boeing 777, Lavrov a annoncé que la Russie pourrait recourir aux frappes ciblées contre l’Ukraine. Avec 298 victimes, dont de très nombreux enfants et une équipe de scientifiques voués à soulager la Russie de l’un de ses pires fléaux ( près de 700 000 contaminés), le timing de cette déclaration est, pour le moins, étonnant.
Les siloviki (membres des forces de l’ordre, principalement le FSB) dirigent une très grande partie des structures du pays :
Igor Setchine, chef de file des siloviki, est à la tête (disgracieuse) de Rosneft - entreprise naguère au bord de la faillite qui renaît, tel un phénix, sur les cendres de Ioukos décapité. Setchine est, aujourd’hui, ciblé par les sanctions américaines.
Vladimir Yakounine, 22 ans dans les renseignements, président de la compagnie (publique) des chemins de fer russes. Sa somptueuse demeure, estimée à 100 millions de dollars, dispose d’une réserve à fourrures et d’une salle de prière. La réserve à fourrures est devenue, pour les blogueurs russes, le symbole de la corruption en Russie.
Denis Bortnikov, fils du parton du FSB Alexandre Bortnikov, est vice-président de la deuxième banque du pays, VTB.
La liste est longue, mais dans un autre genre, le « Premier ministre » de la République auto-proclamée de Donetsk est également un cadre du FSB. (Je me demande s’il est tenu à informer le FMS de sa deuxième nationalité...).
Poutine n’a pas peur de l’histoire, car la Russie n’a pas d’avenir.
Le mot qui revient le plus souvent dans les tweets des blogueurs russes est АД (ENFER) (toujours en majuscules). Sans doute une façon de se rassurer, car ils sont bien conscients que leur présent est, au mieux, un purgatoire, l’enfer est à venir. Le pays qui 70 ans durant se dirigeait vers « l’avenir radieux » (expression consacrée en URSS), a pris le cap sur un passé des plus obscurs. L’intelligence n’est pas la bienvenue.
Après les minorités sexuelles et les minorités ethniques, la Russie s'attaque à la minorité de sa population qui dispose d'un cerveau.
Plusieurs médias de l’opposition sont interdits ou muselés. C’est notamment le cas de Lenta.ru, lue naguère par une grande majorité des jeunes russes souvent peu enclins à manifester leur mécontentement vis-à-vis de leurs dirigeants. Simplement parce qu’elle « raconte beaucoup moins de merde » que les médias « officiels ».
Une récente loi assimile les blogueurs dont les pages sont visitées par plus de 3 000 personnes par jour à des médias et leur impose, cela va sans dire, les mêmes restrictions et contrôles. De nombreux LiveJournal ont simplement été fermés par Roscomnadzor (service fédéral de surveillance d'Internet et des médias traditionnels).
Le film d’Alexeï Guerman Il est difficile d'être un dieu, sorti en février 2014, ne pouvait mieux tomber. C’est un chef-d’œuvre que je ne vous conseillerai pas, tant l’expérience visuelle de trois heures est éprouvante. Guerman semble profondément pessimiste quant à l’avenir de son pays. Le Dieu en question - un scientifique envoyé sur une planète plongée encore dans le Moyen-Age, en proie à des pulsions les plus obscurantistes – finit pas transgresser la règle de non-intervention et plonge sa ville dans un bain de sang.
La Russie est ce pays qui cherche, désire, réclame son Dieu. Les gigantesques files d’attente devant la très officielle cathédrale du Christ-Sauveur – jusqu’à 9 heures dans le froid du mois de janvier pour adorer Les présents des Rois mages, relique conservée au mont Athos – montrent à quel point les Russes ne veulent plus que des miracles. Pire qu’au Moyen-Age, nous sommes ici dans un conte pour enfants digne des Frères Grimm.
Ce serait dommage pour moi de terminer ce billet en larmes, même symboliques. L’angoisse et la rage que réveille en moi chaque nouvelle actualité me portent à croire que j’aime encore mon pays natal d’un amour teinté de syndrome de Stockholm qui m’empêche de laisser derrière moi l’emprise de cette vaste prison.
Alors voilà :
Je me demande si Poutine, avec son goût particulier pour les sorties "nature" à moitié nu, n'est pas en train de propager la syphilis en Russie. J'ai entendu dire que ça rend fou...