Ah si Molière avait pu, le 8 novembre, regarder Ce Soir Ou Jamais ! On trouve rarement si belle matière à comédie. Remercions donc Elizabeth Lévy, Anne Zélenski, Pierre-Henri Tavoillot et Anne-Cécile Mailfert (par ordre de prise de parole) qui, débattant du récent « manifeste des 343 salauds », nous ont offert un florilège de postures et d’assertions délirantes et pourtant si banales – nous permettant ainsi de humer l’air du temps tout en nous divertissant.
Vous savez déjà que le « manifeste des 343 salauds » parodie celui des « 343 salopes » qui revendiquaient le droit à l’avortement : les salauds revendiquent, eux, le droit d’aller voir les « putes » au nom du droit de ces dernières à se prostituer – « touche pas à ma pute ! ». Le mot clé est ici « liberté ». Le manifeste ayant été qualifié d’ « abjecte », « indigne » ou encore « pathétique », le rideau s’ouvre sur Elizabeth Levy s’étouffant d’indignation : comment peut-on proférer de tels anathèmes « au pays de Voltaire » ? On l’a, dit-elle, traitée de « nazi ». Je ne crois pas que le terme ait été employé par quiconque mais il s’agit sans doute ici d’un art de la synthèse : ajoutez l’abject et l’indigne au pathétique, vous obtenez le nazisme (souvenez-vous de cette équation : il sera de nouveau question de nazisme un peu plus loin). S’ensuit une dénonciation de ceux qui ne peuvent « admettre que les autres ne pensent pas comme nous » et veulent à tous prix « les empêcher de s’exprimer ». Quoique l’on pense de la prostitution, madame Lévy nous exhorte à nous mobiliser pour la liberté de penser. Résistance !
Il me semble pourtant, madame Lévy, que vous avez eu pleine liberté d’exprimer vos idées au pays de Voltaire : le manifeste a-t-il été brûlé en place publique, comme le fut Le Contrat Social ? Êtes-vous emprisonnée comme le fut Diderot, ou contrainte à l’exil comme le fut Voltaire ? Non : vous êtes sur un plateau de télévision à une heure de grande écoute. Vous ne jouissez donc pas seulement de la liberté de vous exprimer, mais même du privilège de le faire dans des médias dont la désastreuse partialité s’exerce contre d’autres que vous.
Mais l’indignation d’Elizabeth Lévy est révélatrice : pour elle, dire « indigne », « abjecte » ou « pathétique », c’est déjà faire acte de violence. Faut-il comprendre que respecter la liberté de pensée suppose que l’on ne reconnaisse plus rien d’abjecte, d’indigne ou de pathétique ? La pluralité des opinions a-t-elle pour corollaire la suspension du jugement moral ? C’est ce que semble penser Anne Zelenski qui parle en qualité d’opposante au « manifeste » mais s’empresse de renchérir sur Elizabeth Lévy. La séquence est d’autant plus drôle qu’elle est habilement scénographiée. Anne Zelenski, qui est assise, avec trois autres opposants au « manifeste », en face de quatre partisans dudit manifeste, remarque « qu’il y le camp du bien contre le camp du mal » et s’empresse de se désolidariser de cette mise-en-scène : chers téléspectateurs, « Je ne suis pas dans le camp du bien ». Mais chère madame, c’est vous-même qui vous y êtes vue ! Frédéric Taddéï précise en effet que la disposition du plateau n’a d’autre sens que celle de distinguer opposants et partisans. Mais c’est après ce touchant aveu de bonne conscience dans l’acte même de son déni qu’Anne Zelenski fait une sortie hallucinante :
« Ne me mettez pas dans le camp du bien, j’ai horreur des camps, ça me rappelle de mauvais souvenirs »
Il faut comprendre, évidemment, que les nazis se croyaient le camp du bien. De cela, il s’ensuit apparemment que la distinction entre le bien et le mal est la racine du nazisme ! C’est quand nul ne défendra plus aucune valeur que la société sera enfin pacifiée. Les platitudes de cette sorte sont malheureusement devenues les évidences molles de notre temps. Il faudrait pourtant rappeler à madame Zelenski que la cause des crimes nazis n’est pas qu’ils croyaient être « dans le camps du bien » mais qu’ils étaient racistes, fascistes et résolus à éradiquer l’humanisme qu’ils assimilaient à la décadence. Ceux qui les ont combattus l’ont fait parce qu’ils connaissaient fort bien la différence entre le bien et le mal – relisez Hannah Arendt ou Simone Weil pour vous en convaincre. Il serait bon de se demander, en revanche, ce qu’ont fait ceux qui ne faisaient aucune différence entre l’un et l’autre camp.
Le nazisme a bon dos : dire de quelqu’un qu’il est pathétique, abjecte ou indigne, c’est le traiter de nazi, dit madame Lévy, à quoi madame Zelenski répond que c’est être nazi que de faire la différence entre le bien ou le mal. Je n’aurai pas le nazisme, madame, de vous traiter de nazi ! Echange feutré sur fond d’absence totale de penser. Ainsi est posé le cadre d’un débat qui promet de voler bien haut.
Madame Zelenski en vient enfin, après avoir assuré les auditeurs à plusieurs reprises qu’elle « n’a aucun interdit moral » (à Dieu ne plaise ! des interdits ? nous ?), à dire ce qui la gêne dans la prostitution. Une question la taraude : celle du « malaise hommes-femmes ». Après la révolution sexuelle, maintenant que les femmes ont « libéré leur corps », « comment se fait-il que les hommes aient recours à la prostitution ? » Voilà une question qui n’a, il faut bien le dire, strictement aucun rapport avec la loi pénalisant les clients de prostitués, prétexte à la publication du manifeste des 343 salauds. Peu importent en effet les motivations du client : c’est de la prostituée dont il est ici question. Mais en réalité, ce n’est ni au client, ni à la prostituée que pense madame Zelenski – c’est à l’épouse délaissée ! Ainsi improvise-t-elle un dialogue savoureux dans laquelle un homme dit à une femme : « Ah bon tu veux libérer ton corps ? Ben moi je préfère aller chez les putes. » Voilà ce qui taraude madame Zelenski, « sans aucun jugement moral, on m’aura bien compris j’espère. » Je ne sais pas si j’ai bien compris, mais j’entends ceci : certes, on pouvait comprendre que les maris des bourgeoises peine-à-jouir aillent aux putes, mais nous qui sommes sensuelles et si promptes au plaisir, pourquoi nous faire ça ? Molière, Molière, et tu as raté une sortie pareille !
Ne vous impatientez pas, le débat n’a pas encore pris toute son ampleur. Après madame Zelenski, c’est le philosophe qui entre en scène - Pierre-Henri Tavoillot, signataire du manifeste des 343 salauds. Puisqu’il est de l’essence d’un philosophe de prendre de la hauteur, c’est-à-dire de prendre de haut ses interlocuteurs avec une politesse parfaite, M. Tavoillot se flatte de « reconnaître la force des arguments » des abolitionnistes. Ces derniers, résume-t-il, considèrent les prostituées comme des victimes à double titre : victimes du client qui « marchandise » leur corps et du proxénète qui les « contraint » à se vendre. A cela, il répond que dans le cas où une prostituée ne serait pas contrainte par un proxénète, il serait paternaliste de dire qu’elle est victime du client. Il se peut parfaitement qu’elle soit consentante. Certes, on dira que de tels cas sont extrêmement minoritaires : mais peut-on restreindre les libertés d’une minorité dans l’intérêt de la majorité ? Ce serait, répond M. Tavoillot, « utilitariste », doctrine dont il donne une définition, disons, approximative.
Elle vient du philosophe libéral-libertaire Nozick : si un crime a été commis dans une ville, qu’on ne trouve pas le coupable et qu’un bain de sang se prépare, le législateur utilitariste désignera un coupable au hasard et le punira pour sauver l’ensemble. D’où il s’ensuit que l’utilitarisme consiste à « sacrifier une minorité pour défendre la liberté d’une majorité ». C’est une caricature grossière : l’utilitarisme dit simplement qu’il faut considérer les conséquences d’une action pour en établir la valeur. Deux siècles avant Nozick, John Stuart Mill affirmait déjà que rien n’était plus néfaste au bien commun, donc moins conforme au principe d’utilité, que la violation des règles élémentaires de justice – par exemple, le châtiment d’un innocent.
Mais le vice de l’argument de Tavoillot n’est pas dans son ignorance crasse de ce qu’est l’utilitarisme : c’est plutôt dans la confusion entre interdire un acte et condamner un innocent. Interdire la possession d’armes à feu, est-ce condamner ceux qui n’en auraient jamais fait mauvais usage ? Interdire le travail du dimanche, est-ce châtier ceux qui auraient voulu travailler le dimanche ? Tavoillot, en cela bien dans l’esprit de mesdames Lévy et Zelenski, confond « interdire » et « punir » et fait comme si toute interdiction était une punition par anticipation de ceux que l’interdiction pourrait frustrer. Frustrer, c’est punir !
Frustrer c’est punir : bien qu’Anne-Cécile Mailfert prenne la parole pour réfuter les arguments de M. Tavoillot, cette formule lui conviendrait peut-être. Après avoir rappelé l’évidence, c’est-à-dire que la prostitution est dans l’immense majorité des cas une violence faite aux femmes, elle se lance en effet dans une explication du problème fondamental de la prostitution : admettre la prostitution, c’est nier le désir féminin. « Pour aller au-delà de la libération sexuelle, il faut reconnaître que les femmes ont des désirs sexuels qui sont puissants, tout aussi importants que ceux des hommes et qui doivent être considérés à égalité ». Or « la reconnaissance du désir des femmes passe par l’abolition de la prostitution » qui confronte un homme et une femme qui « n’ont pas le même désir ». Cette asymétrie du désir est apparemment incompatible avec le fait que « toutes les femmes doivent avoir le droit d’avoir des relations sexuelles parce qu’elles le désirent, qu’elles doivent pouvoir jouir ». On tombe des nues : on croyait que la pénalisation du client devait protéger les femmes exploitées par des proxénètes, on découvre qu’elle a pour finalité la promotion du droit de jouir !
Précieuse jouissance ! Ô petite mort, souverain bien, combien de malheureux sont privés de ton inestimable possession ! C’est donc de la jouissance qu’il était question : d’ailleurs Elizabeth Lévy ne vilipendait-elle pas « la jouissance de punition » de ceux qui condamnaient son manifeste ? Ce n’était pas le bien et le mal qui s’affrontaient sur le plateau de Ce Soir Ou Jamais mais bien Eros et Thanatos. Si nul n’aurait eu l’outrecuidance d’assumer une position morale, tous étaient en revanche bien décidés à prouver qu’ils étaient bien dans le camp du plaisir.
Rien de bien nouveau, me direz-vous, dans ces apologies de la jouissance, ni dans ces pudeurs à rebours vis-à-vis de tout jugement moral. Et la prostitution dans tout ça ? Le plus étonnant, c’est finalement qu'il en fut peu parlé. Et pour cause, car c’était un autre sujet : la question de la pénalisation du client n’a vraiment rien à voir avec le droit de jouir ou la nature du désir féminin – quid, au passage, de la prostitution masculine ? Les invités de Frédéric Taddéï ayant tous erré hors sujet, ils ne m’auront malheureusement pas aidé à me faire une opinion sur une question complexe, et j’en suis réduit, pour conclure, à partager avec vous quelques idées peu assurées.
Il y a d’abord la question du consentement. « Est-il concevable », demande le philosophe, « qu’une prostituée soit consentante ? » A cela, je réponds oui, bien sûr. Tout est concevable : comment pourrais-je prétendre dresser la liste exhaustive des choses auxquelles un être humain peut consentir ? De surcroît, il me semble que je goûterais un grand plaisir narcissique de ce qu’un autre soit prêt à payer pour mon corps, sans parler du plaisir de la transgression. Le plaisir des relations sexuelles n’est pas que physiologique, il est aussi fantasmé, c’est-à-dire mental, et les fantasmes sont d’une infinie diversité : c’est ce qui rend absurde la position d’Anne Cécile-Mailfert qui exige que la relation sexuelle tende non pas au plaisir, mais à l’orgasme (ce qui explique peut-être qu’elle corrèle la reconnaissance du désir féminin à la pratique des IRM du clitoris qui nous ont appris que cet organe pouvait faire douze centimètres de long. J’ignorais que ma femme fût si bien membrée ; je ne crois pas que cela m’ait empêché de reconnaître son plaisir).
Il peut donc y avoir des prostitués consentants, et même désirants. Mais ce consentement justifie-t-il qu’on le (ou la) sollicite ? Remarquons que l’argument renverse l’ordre logique des choses puisqu’il affirme que le prostitué ayant consenti, je peux le solliciter. La sollicitation doit pourtant logiquement précéder le consentement. Or le consentement n’advient pas dans une sorte de vide, il n’y a pas de désir solipsiste : la sollicitation fait partie du travail de construction du désir de l’autre, comme les regards, les images et tant d’autres choses. La question qui se pose pour le client est donc : ai-je envie d’agir de telle sorte que je participe à la construction d’une disposition à consentir à la prostitution ? C’est là une question qui ne porte aucunement sur la psyché du prostitué mais bien sur l’idée que le client se fait des relations humaines. Il ne s’agit pas non plus pour lui de décider de ce qui devrait être interdit, mais de prendre la responsabilité de ce qu’il construit. Personnellement, je m’abstiens de solliciter une relation sexuelle tarifée parce que j’accorde une importance à une certaine idée de l’intégrité personnelle et de l’intimité affective qui vaut, je pense, d’être préservée. Mais c’est là une question morale et culturelle qui n’engage pas nécessairement de disposition légale.
Reste, donc, la question légale : faut-il pénaliser une personne qui sollicite un prostitué consentant ? Cette question doit, il me semble, être reformulée ainsi : si une personne sait qu’un prostitué souhaite librement se prostituer, est-elle condamnable de le solliciter ? Mais aussi reformulée, on s’aperçoit que la question en cache une autre : comment le client sait-il que le prostitué est consentant ? Ce n’est évidemment pas la parole du prostitué qui fera foi, car qu’il soit victime d’un maquereau ou libre de ses actes, il dira bien sûr qu’il consent dans un cas comme dans l’autre. Sera-ce, alors, son ton, ses manières ? Mais il suffit de relire les pages abjectes (« sans jugement moral, on m’aura bien compris j’espère ») dans lesquelles Frédéric Mitterrand décrivait, dans La Mauvaise Vie, les transports de dévouement délicieux d’adolescents thaïlandais pour comprendre que le client n’est pas nécessairement bon juge en la matière. Le client peut-il donc jamais savoir s’il se rend complice de trafics criminels ou s’il partage une transaction entre adultes libres et consentants ? Je n’en suis pas certain – il est vrai que je ne suis pas expert en la matière. Mais s’il y a un doute, et puisque chacun s’accordait sur le plateau de Ce Soir Ou Jamais à admettre que l’immense majorité des prostitués sont exploités contre leur gré, n’est-il pas du devoir du client de s’abstenir, et la loi n’est-elle donc pas fondée à interdire ?
Mais interdire, ne serait-ce pas tomber dans l’ « utilitarisme » qui sacrifie la liberté d’une minorité au bien-être de la majorité ? Aucunement : énoncer la loi commune, ce n’est pas persécuter des individus. Et quand bien même la loi restreindrait les jouissances de certains, qu’importe ? Au risque de transgresser l’impératif de plaisir, on peut penser qu’une société a des problèmes plus importants à régler que la frustration sexuelle, et que la lutte contre l’oppression prime le droit de jouir. La frustration, d’ailleurs, n’a pas que des mauvais côtés : n’est-ce pas l’interdit qui libère les êtres humains de la pulsion pour les projeter dans le désir ? N’est-ce pas le désir qui stimule l’imagination et permet la sublimation, c’est-à-dire le passage de la vie bestiale à la vie éthique et esthétique ? Peut-être faudrait-il composer une apologie de la frustration contre la morale de la jouissance qui – « sans aucun jugement moral, on m’aura compris, j’espère » – tend à tourner en libido de boudin.