Chers amis,
Merci d'avoir si gentiment répondu à ma première lettre! Mais je sens que celle-ci ne vous enthousiasme pas. Ce n'est pas que les questions européennes vous laissent indifférents, mais pourquoi perdre son temps à redire ce qu’on entend partout ? Il est vrai que l'Europe n’a pas bonne presse et je ne reviens pas sur les désastreuses conséquences des politiques d'austérité. En revanche, il est plus difficile de parler de leurs causes.
On croit souvent, en effet, que la crise qui nous frappe est un phénomène économique face auquel les politiciens sont impuissants. De cela, il s’ensuit évidemment que ceux qui appellent à la révolution citoyenne sont des utopistes qui font un mauvais procès aux gouvernants. Si pour ne rien arranger ils s’expriment dans un vocabulaire archaïque et marxisant, s’ils dénoncent le pouvoir du « grand capital » et appellent à la « lutte des classes », leur sort est scellé : ce sont de dangereux extrémistes mus par de saintes colères. Si par malheur ils prenaient le pouvoir, on sait ce qui s’ensuivrait : d’abord l’anarchie, puis la violence, enfin la Corée du Nord. Comment montrer que la crise est bien un phénomène politique, susceptible de réponses politiques, sans encourir ce discrédit ? Il m’a semblé que la façon la plus simple était de revenir aux documents officiels qui consignent les décisions qui l’ont mise en place.
Avec le Traité de Maastricht, l’Europe est entrée de plain-pied dans « une économie de marché ouverte où la concurrence est libre ».[1] Elle est en phase avec les autres institutions mondiales : le Fond Monétaire International travaille à « favoriser le commerce international »,[2] l’Organisation Mondiale du Commerce veut « faire en sorte que le commerce soit aussi libre que possible »[3] et la Banque Mondiale chapeaute l’International Finance Corporation qui a pour mission d’ « éliminer les obstacles à la croissance du secteur privé dans les domaines de l'infrastructure, de la santé, de l'éducation et de la chaîne d'approvisionnement alimentaire.»[4] Il faut donc le reconnaître : la mondialisation économique est le résultat de décisions politiques visant à libéraliser le commerce international, c’est-à-dire à lever tous les obstacles qu’il rencontrait auparavant (douanes, frais de change, taxes, quotas…). N’ayons donc pas peur de dire que les gouvernants font le jeu des multinationales puisqu’ils ne s’en cachent pas !
« Admettons », me direz-vous. « Mais pourquoi leur supposer de mauvaises intentions? Après tout, je ne vois rien de mal à ce que les Etats soutiennent les entreprises. Tu ne regrettes tout de même pas le temps de l’Etat planificateur et protectionnisme ! Comment ne pas préférer l'ouverture au repli sur soi ? »
En effet, comment ne pas être pour l’ouverture ? Mais toute la question est de savoir ce que l'on ouvre et pour qui. Pour y réfléchir, revenons à l’Acte Unique Européen du 17 février 1986 qui promeut « quatre libertés » : « la libre circulation des personnes, des marchandises, des services et des capitaux ».[5] Nous les avons exercées toutes les quatre lors de beaux voyages InterRail qui nous ont menés de Paris à Rome, Prague ou Madrid sans frontières ni frais de change. Mais ces quatre libertés ont des applications moins heureuses: qui ne sait que la crise économique actuelle a ses racines dans la spéculation décuplée par la dérégulation du marché des capitaux ?[6] Nous voyons tous les jours des emplois détruits par les délocalisations que permet la libre circulation des biens. Quand vous contactez votre compagnie d’assurance, vous vous étonnez peut-être d’entendre une voix venue des Indes, ce qui aurait été impossible avant la libéralisation du marché des services. Il n’est pas difficile de constater l’épidémie de contrats précaires qui frappe les populations les plus fragiles et notamment les travailleurs immigrés : c’est l’inévitable conséquence de la libre circulation des personnes quand elles ne sont pas protégées par le droit du travail - l’accord « Made in Medef » (ou ANI) récemment voté n’est pas fait pour arranger les choses.[7]
Force est donc de constater que les « quatre libertés » ne profitent pas à tout le monde : dans une Europe qui refuse d’instaurer un salaire minimum, d'harmoniser les charges patronales ou de réguler les flux de capitaux, elles provoquent immanquablement une pression à la baisse dont pâtissent tous les travailleurs. Pourquoi les avoir promulguées ? « C’est qu’on n’avait pas prévu ça », répondrez-vous peut-être : « Plutôt que de faire des procès d’intentions aux gouvernants qui croyaient sincèrement que le libéralisme était source de prospérité pour tous, tu ferais mieux de soutenir ceux qui tentent aujourd’hui d'en corriger les défauts ». Si déplaisant qu’il soit de jeter l’opprobre sur autrui, je crains que cette vision des choses ne soit indéfendable.
Avouons d’abord avec l’économiste Jacques Généreux qu’il n’est « point besoin d’être docteur en économie pour comprendre qu’un marché où la compétition est sans limites n’institue pas un doux commerce entre les hommes, mais une guerre impitoyable où les gagnants accumulent toujours plus de moyens pour renforcer leur domination. »[8] Walter Lippmann, le père du libéralisme moderne, prévenait d’ailleurs dès 1948 qu’ « il ne faut pas se bercer d’illusions : l’union politique des nations libres d’Europe est incompatible avec un socialisme de type britannique »[9], c’est-à-dire avec l’Etat-providence. Il faut dire que Lippmann était tout-à-fait opposé à l’Etat-providence qu’il considérait comme l’antichambre du stalinisme.
Il n’est pas étonnant, dans ces conditions, que les travailleurs se soient toujours opposés à un projet dont ils comprenaient parfaitement les conséquences. En 1956, Jean Duret, le directeur du Centre d’études économiques de la CGT, prévoyait tous les avantages que le patronat tirerait du Marché commun : « on invoquera les dures lois de la compétition internationale pour démontrer qu’un niveau d’emploi élevé ne pourra être assuré que si les travailleurs se montrent «raisonnables» ».[10] Jean Duret n’avait d’ailleurs nul besoin de boule de cristal puisque le patronat affirmait de son côté que « la concurrence internationale directe est la seule chance qui reste de freiner une démagogie fiscale et sociale mortelle (augmentation des charges et des salaires) pour le pays. »[11] Il est amusant d’entendre aujourd’hui que la concurrence nous oblige à des sacrifices alors que c’est pour nous y contraindre qu’elle fut instituée !
Travail ou patronat ? On veut bien faire crédit d’un moment d’hésitation à François Mitterrand qui se disait en février 1983 « partagé entre deux ambitions, celle de la construction de l’Europe et celle de la justice sociale. »[12] Le choix fut bientôt fait. Il appartint à Jacques Delors de le mettre en œuvre en connaissance de cause : interrogé sur l’absence d’harmonisation sociale et fiscale, il avoue que « l’avancée de l’Europe économique ne pouvait se faire qu’en acceptant le risque du déséquilibre » et confie que l’acte Unique – celui qui promeut les « quatre libertés » - est « mon traité favori ».[13] Les traités qui lui ont succédé n'ont fait qu'aggraver les déséquilibres et le processus est loin d'être achevé, comme nous le verrons dans une prochaine lettre où je vous parlerai de l'Accord Général sur le Commerce des Services (AGCS).
Il faut se rendre à l’évidence : l’Europe libérale ne fut pas, n’est pas et ne sera pas une Europe sociale. Ce n’est pas facile à admettre. J’appartenais il fut un temps à la France du « oui » au référendum de 2005 sur la Constitution Européenne écrite par Valery Giscard d’Estaing et passionnément défendue par François Hollande (cette convergence entre la droite et les socialistes ne m’avait pas surpris). La Constitution fut rejetée par 54.7% des Français mais je ne fus pas scandalisé que leur vote soit purement et simplement annulé trois ans plus tard par la ratification au Parlement du Traité de Lisbonne, copié-collé de la Constitution. Il faut dire que Le Monde m’avait prévenu qu’ « un non au référendum serait pour la France la plus grande catastrophe depuis les désastres engendrés par l’arrivée d’Hitler au pouvoir ».[14] Dans ces conditions, comment ne pas sermonner avec Le Nouvel Observateur la France du « non », celle des populistes Le Pen et Mélenchon : « Les problèmes sociaux, votre petit confort personnel, eh bien ! aujourd’hui, ça doit passer en second » ![15]
Nous approchons la quarantaine, n’avons jamais vécu la guerre et avons souvent entendu les mots de Jean Monnet, père fondateur de l’Europe qui déclarait en 1950 que « la paix mondiale ne saurait être sauvegardée sans des efforts créateurs à la mesure des dangers qui la menacent. »[16] L’Europe est pour nous le fruit de ces efforts qui se sont traduits « par des réalisations concrètes créant d’abord des solidarités de fait » qui font qu’aucun pays n’a plus intérêt à se lancer dans une guerre. C’est pour contourner les résistances des travailleurs à cette union pacificatrice que Jean Monnet préconisait déjà la création d’une « Haute autorité » composée de « personnalités indépendantes », contre l’avis du premier ministre britannique travailliste Attlee qui objectait que « la démocratie ne peut abdiquer entre les mains de quelques personnes censées compétentes ».[17] Force est de constater que c'est l'avis de Jean Monnet qui prévalut. Non content de renoncer à la justice, faut-il encore sacrifier la démocratie à la paix ? L’Histoire peut nous aider à faire ce choix difficile.
L’idée selon laquelle le commerce international est le remède à la guerre n’est pas nouvelle. C’était l’espoir des Lumières, dont un certain Norman Angell célébrait l’accomplissement en 1910 dans The Great Illusion : les nations modernes sont liées par tant d’intérêts commerciaux et financiers qu’elles ne se lanceront jamais dans une guerre qui les ruinerait toutes.[18] The Great Illusion eut un succès retentissant jusqu'à ce que la guerre vienne clore l’ère que les historiens appellent « la première mondialisation ». Norman Angell n’avait raison que sur un point : la guerre ruina toutes les nations.
Mais si rien ne dit que le commerce garantisse la paix, tout indique que le chômage, la misère et le sentiment d’injustice la mettent en péril, comme en témoignent les poussées d’extrême-droite en Hongrie, en Grèce, en Angleterre ou en France. Si l’on veut bien admettre avec Frédéric Lordon que ces fièvres fascistes sont la conséquence du mépris total dans lequel sont tenus les travailleurs,[19] il faudra conclure que le choix auquel nous sommes confrontés est en fait le suivant : technocratie, injustice et fascisme ou démocratie, justice et paix? Si c’est bien l’alternative à laquelle nous faisons face, nous devons oser dire aujourd'hui ce qu'écrivait dès 1950 le parti travailliste britannique au nom de « tous les travailleurs d’Europe »:[20]
« Il y a eu récemment un très fort enthousiasme en faveur d’une union économique basée sur le démantèlement de toutes les barrières internes au commerce, comme les droits de douane, le contrôle des échanges et des quotas. La plupart des défenseurs de cette politique croient que le libre jeu des forces économiques, à l’intérieur du marché ainsi créé à l’échelle continentale, produirait une meilleure distribution de la force de travail et des ressources. Le Parti travailliste rejette fondamentalement cette théorie. Les forces du marché livrées à elles-mêmes ne peuvent qu’opérer au prix de troubles économiques et de tensions politiques qui pousseraient l’Europe dans les bras du communisme. »[21]
Si le danger qui nous guette n'est plus le même, les mesures à prendre pour nous en prémunir n'ont pas changé:
« Bien entendu, les socialistes accueilleraient volontiers une union économique européenne qui serait fondée sur une planification réalisée au niveau international dans le but de réaliser le plein-emploi, la justice sociale et la stabilité. Mais celle-ci ne pourrait opérer que sur la base de planifications au niveau national. Or la plupart des gouvernements européens n’ont montré ni la volonté ni la capacité de planifier de la sorte leur économie. […] Puisqu’il nécessite un degré inatteignable d’uniformité dans les politiques intérieures des Etats membres, le projet d’une union économique complète de l’Europe occidentale doit donc être rejeté. »[22]
Rejeter l’Europe ? Du moins, faire le constat qu’il est indispensable pour la sauver de peser sur la volonté des gouvernements et de reprendre le pouvoir aux « personnes censées compétentes ». Pour s'entendre, les peuples doivent d'abord se faire entendre et c'est pourquoi je m'engage avec ceux qui luttent en France (Front de Gauche), en Grèce (Syriza), en Espagne (Izquierda Unida), en Angleterre (People’s Assembly) et en Allemagne (Die Linke) contre le gouvernement des multinationales et pour la révolution citoyenne.
Ici s'achève cette lettre qui n'est pas vierge, je le crains, de termes un peu marxisants - en aurez-vous conclu qu'elle n'est que l'énième répétition de doctrines archaïques? Pourtant, entre libéraux et socialistes, les Anciens et les Modernes ne sont pas forcément ceux qu'on croit. D'ailleurs pourquoi les Modernes auraient-ils forcément raison? Ne dit-on pas que c'est dans les vieux pots qu'on fait les meilleures soupes? Nous en discuterons dans ma prochaine lettre. D'ici là, portez-vous bien et bonjour à vos enfants!
Amitiés,
Olivier
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[1] Traité de Maastricht, article 3 A 1.
[2] http://www.imf.org/external/np/exr/facts/fre/glancef.htm
[3]http://www.wto.org/french/thewto_f/whatis_f/who_we_are_f.htm
[4]http://www1.ifc.org/wps/wcm/connect/Multilingual_Ext_Content/IFC_External_Corporate_Site/Home_FR
[5] http://ec.europa.eu/internal_market/top_layer/index_fr.htm
[6] Ceux qui en doutent sont invités à consulter les travaux des Economistes Atterrés (http://www.atterres.org/) et notamment leur Manifeste, petit chef d’œuvre de pédagogie.
[7]http://www.dailymotion.com/fr/relevance/search/Made+in+medef/1#video=xxyg2j
[8] Jacques Généreux, La Grande régression, Editions du Seuil, 2010, p.64.
[9] François Denord, Antoine Schwartz, L’Europe sociale n’aura pas lieu, Editions Raisons d’Agir, Paris 2009, p.20.
[10] Idem, p.65.
[11] Idem, p.66.
[12] Idem, p.90.
[13] Idem, p.99.
[14] Cité par Serge Halimi, Les Nouveaux Chiens de Garde, Editions Raisons d’Agir 2005, p.41.
[15] Idem.
[16] François Denord, Antoine Shwartz, op. cit., p. 35.
[17] Idem, p.36.
[18] Sur Norman Angell, voir Liaquat Ahamed, Lords Of Finance, Windmill Books 2010, pp. 20-22.
[19] http://blog.mondediplo.net/2012-05-02-Front-national-memes-causes-memes-effets[20] Idem, op. cit., p.35.
[21] François Denord, Antoine Shwartz, op. cit., p. 22.
[22] Idem.