Chers amis,
Comme nombre d’entre vous qui tentent tant bien que mal de comprendre les événements inquiétants qui se déroulent en Ukraine, je m’interroge : quel est le rôle et l’importance de groupuscules néonazis dans cette révolution ?
J’ai lu à ce sujet le blog d’Olivier Berruyer et j’en suis resté effaré. Je ne connaissais Olivier Berruyer que pour l’avoir entendu débattre d’économie avec Frédéric Lordon sur Arrêt sur Image et j’en avais gardé l’image d’un garçon posé, sérieux, rigoureux : j’étais donc enclin à lui faire confiance. Pourtant les atrocités qu’il décrivait étaient telles que je souhaitais les vérifier et je fus enchanté de voir qu’il débattrait, à nouveau sur Arrêt sur Image, avec le journaliste du Monde spécialiste de la question ukrainienne, Piotr Smolar. Ce dernier a malheureusement confirmé les assertions d’Olivier Berruyer, ce qui est fort inquiétant. Je dois cependant souligner que Piotr Smolar serait scandalisé de lire qu’il abonda dans le sens de son interlocuteur, qu’il entendait au contraire réfuter ! Tâchons d’éclaircir ce paradoxe riche d’enseignements sur l’Ukraine mais aussi sur Piotr Smolar, les médias de façon générale et leur couverture de la crise ukrainienne en particulier.
Piotr Smolar, comme bien d’autres analystes et notamment Alexandra Goujon sur Médiapart, manifesta d’emblée une répugnance à admettre qu’il y ait au gouvernement des ministres néo-nazis – « en tous cas, s’il y en a, ce ne sont pas eux qui fixent la ligne, ils ne sont que des composantes d’une majorité ». Assertion étonnante au regard de faits présentés par Olivier Berruyer sur son site. Sur les dix-neuf membres du gouvernement provisoire, six, dit-il, peuvent être qualifiés de néonazis : quatre d’entre eux sont membres du parti Svoboda, le cinquième appartient à Pravy Sektor et le dernier à l’UNA-UNSO. Leurs fonctions ne sont nullement subalternes puisqu’ils occupent notamment celles de Vice-Premier Ministre, de Secrétaire du Conseil National de Sécurité et de Défense, ainsi que les ministères de la Défense, de l’Ecologie, de l’Agriculture, de l’Education et de la Jeunesse et des sports.
Comment ne pas être effaré par cette liste – à moins qu’elle ne soit inexacte ? Piotr Smolar ne contesta pourtant pas le fait mais entreprit de l’atténuer en affirmant que Svoboda n’était pas un parti néonazi, ou plus exactement qu’il ne l’était plus – il préfère les qualifier de « nationalistes » partisans d’une « idéologie radicale ». Or son argument est proprement hallucinant : Svoboda fut bien un parti nazi mais il a « fait sa mue » « afin d’acquérir plus d’influence sur la scène politique ukrainienne ». Il précise qu’il en va de même d’autres partis européens comme la Ligue du Nord. Je m’étonne de la candeur avec laquelle Smolar entérine les opérations marketing de ces partis : s’ils ne se disent plus néonazi, croyons-les sur parole ! Raisonnement qui ravira, j’en suis sûr, Marine Le Pen - son parti n’a-t-il pas également fait sa mue ?
Pour Piotr Smolar, c’est céder à l’ « hystérisation du débat » et ne pas laisser de place à « la nuance et la complexité » que d’être effrayé de la présence de six néonazis dans un gouvernement. Je vous avoue que j’aurais plutôt tendance à percevoir un « escamotage du débat » dans le zèle avec lequel il distingue toutes les nuances de la couleur brune. Mais l’argument s’effondre face aux images que montre Olivier Berruyer : la réinhumation de SS ukrainiens avec honneurs militaires, pompes religieuses et discours du chef de Svoboda. C’était à l’été 2013.
A cela, que répond Smolar ? Rien, sinon qu’Olivier Berruyer, qui se veut « factuel », se livre en fait à des « interprétations » de la situation via « une certaine grille idéologique ». On aurait préféré que Piotr Smolar, qui traite Olivier Berruyer par tout le mépris qu’un grand journaliste peut ressentir pour un petit blogueur, fasse son travail et nous raconte l’état d’une société dans laquelle un évèque peut bénir des néonazis sous l’œil d’un député.
Mais Piotr Smolar fait un usage étonnant de la distinction factuel/idéologique, comme vous allez le voir. Toujours minorant l’importance de Svoboda dans la révolution, il précise que le fondateur du parti, Oleg Tiagnibok (que l’on voit sur les photos d’Olivier Berruyer faire un magnifique salut nazi sur fond de flammes) a été hué par la foule de Maidan. Pourquoi ? Non parce qu’il était nazi, mais justement parce qu’ayant fait sa mue, il était soupçonné de vouloir s’acoquiner avec les autorités !
Olivier Berruyer saisit la balle au bond et, se référant à un article de Smolar lui-même, fait dire à ce dernier que Dmitri Iaroch, le chef de Pravy Sektor, nazi pur sucre, fut en revanche réclamé et chaleureusement applaudi. Mais Smolar nous rassure immédiatement : Iaroch aussi a fait sa mue, lui aussi veut « se notabiliser » ! De toute façon, ces applaudissements ne portent pas à conséquences : Piotr Smolar les explique par l’ « émotion incandescente » d’une foule qui saluait celui qui l’avait protégée des violences policières. C’est donc en qualité de combattant, non de nazi, que Iaroch fut applaudi – combattant d’autant plus extraordinaire que Smolar affirmera plus tard que les manifestants de Maidan n’étaient pas armés. De toute façon, conclut Smolar, Dmitri Iaroch s’effondrera aux prochaines élections: preuve que les manifestants de Maidan n’étaient pas nazis.
Autrement dit, ce n’est pas être nazi que d’applaudir des nazis quand on est très ému. Analyse psychosociologique que Piotr Smolar concluera en assénant que ce qu’il dit est purement « factuel ». Une autre analyse pourrait être qu’il y avait assez de sympathisants néonazis sur Maidan pour acclamer Dmitri Iaroch, mais non assez dans le pays pour le faire élire, ce qui remettrait en cause la représentativité des manifestants. Mais raisonner ainsi serait sans doute faire preuve d’un biais idéologique.
Piotr Smolar aura quoiqu’il en soit confirmé l’assertion d’Olivier Berruyer : c’est grâce à Pravy Sektor que la foule de Maidan a triomphé de la police. La contribution de l’expert consiste en cela seul qu’il refuse de qualifier Pravy Sektor de néonazi et qu’il nie que ce triomphe ait été obtenu par les armes parce qu’il n’en a personnellement « vu aucune ». Argument imparable qu'il convient d’opposer aux « théories du complot » de Berruyer qui aura l’outrecuidance de lier, à la toute fin du débat, les événements de Maidan aux enjeux économiques et notamment au fait que Ianoukovich avait tourné le dos à l’UE. Smolar s’étouffe et s'indigne - avant d’admettre bien volontiers que Maidan fut financé par les oligarques « les plus pro-occidentaux » dont l’un d’entre eux, Viktor Pitchoul, est annoncé comme le prochain président de l’Ukraine !
Résumons. C’est Piotr Smolar lui-même qui nous apprend que la révolution de Maidan fut financée par des oligarques pro-occidentaux, triompha grâce au zèle de Pravy Sektor et autres partis néonazis « notabilisés » pour déboucher sur un « coup de force parlementaire » (c’est ainsi que Smolar caractérise l’éviction de Ianoukovich, dont il admet qu'elle s’est faite en violation de la constitution) qui permit d’intégrer lesdits néonazis dans un gouvernement dominé par ces mêmes oligarques dont l’un doit, si tout va bien, être confirmé à la présidence lors des prochaines élections. Tout cela aura permis d’assurer, dit Smolar, une « remarquable continuité des élites », c’est-à-dire le retour au pouvoir des oligarques qui avaient confisqué la révolution orange.
Piotr Smolar finit donc par confirmer à peu près toutes les assertions d’Olivier Berruyer : étonnant résultat d’une performance qui se voulait une réfutation « factuelle » des « assertions mensongères » de son interlocuteur qui est, selon Smolar, une victime de la « guerre de propagande » menée par la Russie. Il faut avouer que n’ayant su réfuter aucun des faits que lui a soumis Berruyer sinon en martelant avec une insistance qui étonne et dérange que « mettre un signe égal entre Svoboda et le nazisme, c’est faux », Piotr Smolar apparaît malheureusement comme le vecteur d’une autre propagande.
La chose apparaît dans toute son énormité lorsque Piotr Smolar s’offre une superbe échappée hors-sujet pour souligner que « sur la crise ukrainienne, Marine Le Pen et Jean-Luc Mélenchon marchent main dans la main » parce qu’ils tiennent le même « discours russe » fondé sur un « sentiment anti-UE, anti-américain et anti-OTAN ». Que Smolar tisse un lien indissoluble entre des entités comme l’UE, les USA et l’OTAN qui forment apparemment un bloc - labellisé plus tard « Occident » - est révélateur d’une certaine vision du monde. Que ce bloc se définisse par son opposition à la Russie, ce qui le solidarise avec tous ses adversaires qui, fussent-ils nazis, reçoivent ipso facto un certificat de respectabilité, souligne la continuité de cette vision du monde avec l’idéologie de la guerre froide. Que cette idéologie le conduise à assimiler tout naturellement Marine Le Pen et Jean-Luc Mélenchon trahit un certain degré d’aveuglement. Enfin, que toute critique de l’Occident ait pour lui son origine dans un « discours russe » laisse craindre qu’il ne souffre d’une légère paranoïa tendant à générer des théories du complot. Mais bien sûr, Smolar n’a visiblement aucune conscience de l’épaisseur des barreaux de sa propre « grille idéologique ».
On aurait pu attendre de Daniel Schneidermann et Laure Daussy qu’ils éclaircissent le débat que Piotr Smolar escamotait. Ils commencèrent malheureusement par se montrer eux-mêmes incapables de nuance. D’emblée, Daniel Schneidermann posait le débat en terme de « pro-ukrainien » contre « pro-russe », à quoi Olivier Berruyer rétorque qu’il ne parle pour sa part que de « pro-maidan » et « anti-maidan ». Daniel Schneidermann lui répond interloqué : « C’est la même chose ». Olivier Berruyer objecte : on peut très bien être contre Maidan sans être pour la Russie. Distinction qui échappera tout du long à ses trois interlocuteurs, pour qui l’hypothèse qu’il y ait en Ukraine des gens qui n’ont de sympathie ni pour les nazi, ni pour Poutine et qui sont en ce moment pris entre deux feux n’existe pas. S’ils existaient, c’est vers eux, je l’avoue, qu’irait ma sympathie.
Dans une émission censée interroger la qualité de la couverture médiatique de la crise ukrainienne, Olivier Berruyer se trouvait étrangement seul face à trois journalistes tout disposés à répéter la doxa : les néonazis sont marginaux, leur prédominance est une invention de Poutine. Il n’est donc pas étonnant qu’ils se soient également révélés prompts à défendre leurs confrères. Certes, il y eut de regrettables erreurs, notamment au sujet de l’incendie d’Odessa dans lequel des « pro-Ukraine » (ou « néo-nazi » ?) firent périr quarante « pro-Russe » (ou « anti-Maidan » ?) : les rôles furent d’abord inversés dans les médias, puis indéterminés, avant que les faits soient tardivement rétablis. Comment expliquer cette bévue ?
Malheureusement, la seule excuse qu’ils trouvèrent à la qualité déplorable de la couverture médiatique du drame est l’incompétence des journalistes : ils ont, dit Smolar, depuis longtemps abandonné les anciens territoires de l’URSS. Ils ne font souvent, dit Laure Daussy, que lire des dépèches AFP. Tristes explications qui n’excusent rien et me rappellent ces lignes de Simone Weil :
« Il y a des hommes qui travaillent huit heures par jour et font le grand effort de lire le soir pour s’instruire. (…) On n’a pas le droit de leur donner à manger du faux. Quel sens cela a-t-il d’alléguer que les auteurs sont de bonne foi ? (…) Un aiguilleur cause d’un déraillement serait mal accueilli en alléguant qu’il est de bonne foi. »[1]
Simone Weil regardait comme un délit grave toute « erreur évitable » et proposait d’infliger « la prison et le bagne en cas de récidive fréquente, aggravée par une mauvaise foi démontrée ». Les journalistes considérant qu’ils exercent une profession de première importance devraient, me semble-t-il, tous être d’accord avec elle ; car si la profession est importante, comment pourrait-il être bénin de mal l’exercer ?
Encore faudrait-il s’accorder sur ce en quoi consiste le métier de journaliste. Il semble évident que transcrire des dépèches AFP, ce n’est pas accomplir un travail de journaliste mais de secrétaire. Si l’AFP est désormais la source à laquelle s’alimentent les médias, il faut considérer ses employés comme étant, stricto sensu, les seuls journalistes du pays. C’est donc leur travail qu’il faut évaluer. La crise ukrainienne en donnait l’occasion puisque tous les intervenants, sur le plateau, s’étonnaient de la lenteur de l’AFP à révéler que les victimes de l’incendie d’Odessa étaient des militants « pro-russes ». Indulgente, Laure Daussy suggèra que l’AFP avait attendu d’avoir des « preuves ». Sympathique explication qui fait honneur à la déontologie des confrères. Mais je ne pouvais pas ne pas repenser à une certaine vidéo AFP montrant Chavez et Ahmadinejad qui a fait le tour de la toile.
Je vous vois froncer un sourcil inquiet. Vais-je, scandalisé par les manipulations de l’AFP, devenir un fervent supporter d’Ahmadinejad ? Rassurez-vous, la réponse est non. Si votre question avait porté sur Chavez, la réponse aurait été plus nuancée. Mais je vous dirai sincèrement que la fulgurance avec laquelle cette question vous est venue à l’esprit m’agace. Il ne faudrait pas que l’urgence de nous laver du plus petit soupçon de complaisance envers des individus désignés comme les ennemis de l’humanité (l’axe du mal en quelque sorte) soit si pressante qu’elle ne nous laisse même plus le temps d’enquêter sérieusement sur la qualité de l’information qui nous est fournie. Il faudrait, au contraire, raisonner à l’inverse, car rien ne vient renforcer la popularité d’un individu comme la calomnie lorsqu’elle est démasquée.
Chacun s’accorde à déplorer le « complotisme » qui gangrène les esprits. Face à ce mal, la stratégie AFP ou Smolar consiste à marteler obstinément ce qu’on tient pour vrai, c’est à-dire à assurer l’ascendant de son idéologie sur les pensées déviantes. Cette réaction panique, discernable sur tous les sujets de société, est malheureusement vouée à l’échec : depuis Timisoara et la première guerre du Golf, la crédibilité des journalistes est trop entamée pour qu’ils puissent jouer d’autorité, même face au petit blogueur amateur Olivier Berruyer. Nul ne croit plus à leur neutralité depuis la campagne outrancière pour le « oui » au référendum européen de 2005.
Ces événements divers, me direz-vous, ne sont pas liés : ce ne sont pas les mêmes qui écrivaient sur ces différents sujets. Il est injuste de mettre tous les journalistes et tous les médias dans le même sac. Peut-être. Mais est-ce à moi de faire le tri ? Qui pourrait, sinon les journalistes eux-mêmes, démêler les raisons complexes de faillites médiatiques à répétition ? Qu’ils enquêtent : c’est leur métier. Malheureusement, les journalistes se décrédibilisent encore en étant les derniers à reconnaître l’état catastrophique de leur profession, et ce ne sont pas les entretiens entre soi organisés par Daniel Schneidermann qui y changeront quelque chose.
Il est naturel qu’un corps réagisse en tant que corps et que ses membres défendent son intégrité. Mais il vient un temps où, la gangrène étant trop avancée, un membre ne peut y échapper qu’en se détachant. Mediapart, Politis, Acrimed et le Monde Diplomatique apparaissent aujourd’hui comme quelques membres épars d’un grand corps malade et malheureusement hautement contagieux. Il n’est pas certain qu’ils suffisent à remédier à la putréfaction de l’information qui prend les allures d’une maladie sociale grave, sinon mortelle.
Fort heureusement, chers amis, il nous reste la possibilité de nous informer les uns les autres. Les grands esprits des Lumières n’avaient-ils pas formé, à l’ombre de la censure étatique et religieuse, ce qu’ils appelaient « la République des Lettres » ?
Amitiés,
Olivier
[1] Simone Weil, L’Enracinement, Folio Essai, p. 53.