Chers amis,
Toutes mes excuses pour ce long silence – j’espère que vous avez eu un bel été ! Moi aussi, merci. Je vous disais dans ma dernière lettre que la suivante aurait pour thème « le peuple ». L’idée en était simple : le peuple n’est pas une entité donnée mais une entitée vécue. Il n’y a de peuple que s’il y a des citoyens qui s’en réclament au nom du bien commun. Certes, il aurait fallu développer. Si je ne l’ai pas fait, c’est que l’engagement a pris le pas sur la réflexion : j’ai été trop occupé à « faire peuple » pour en faire la théorie.
Vous le savez peut-être, ici en Angleterre le gouvernement nous inflige une politique d’austérité carabinée contre laquelle il faut bien s’organiser. Me voilà donc membre de la People’s Assembly, réseau de résistance nationale et locale. Si je vous en parle, c'est parce que je crois que tout cela vous concerne, pour une raison simple : la Grande-Bretagne est votre avenir – ou plutôt l’avenir auquel vous devez vous efforcer d’échapper. Pour vous le montrer, je dois d’abord dire en deux mots comment l’Angleterre est devenue ce qu’elle est.
L’Angleterre est aujourd’hui un pays quasi totalement désindustrialisé. C’est le résultat d’une politique sciemment menée par Margaret Thatcher qui croyait, comme tous les libéraux, que l’industrie était dépassée, que l’avenir était à l’économie des services. Une anecdote illustre à merveille ce dogme : un ministre de Thatcher expliquait un jour à un diplomate américain qu’une usine d’acier allait être reconvertie en parc à thème, ce qui surprit beaucoup son interlocuteur. Le ministre expliqua que l’Angleterre était en train de se reconvertir en économie de service, à quoi le diplomate répondit : « Mais, John ! Vous ne pouvez pas faire marcher un pays en vous ouvrant les portes les uns aux autres ! » Avertissement dont il ne fut pas tenu compte : en fait d’économie de service, la Grande-Bretagne a aujourd’hui pour secteur le plus dynamique les centres d’appels.
Après Thatcher, Tony Blair n’a pas tenté de réindustrialiser l’Angleterre : il a préféré en faire un paradis fiscal, ultime ressource d’un pays qui ne produit rien et ne peut qu’inciter les autres à venir produire chez lui. C’est, nonobstant les rodomontades d’Arnaud Montebourg, le sort de la France. Pierre Moscovici fait les yeux doux aux investisseurs étrangers, nous disent Les Echos.[1] Mais il serait bon de rappeler que celui qui investit empoche aussi les bénéfices, hormis ce que l’Etat prélève en impôts ; or comme il faut baisser les impôts pour attirer les investisseurs, la cagnotte ne peut guère être conséquente.
Le déclin industriel de l’Angleterre fut masqué pendant quelques années par l’hypertrophie de son secteur financier et par une bulle immobilière : comme vous savez, la bulle a crevé et les banques se sont effondrées en 2008. C’était l’occasion où jamais : il fallait nationaliser les banques et prendre le contrôle du crédit pour lancer de grands projets qui auraient simultanément permis à la Grande-Bretagne de se réindustrialiser et de relancer son économie (ah, cette transition énergétique, si nécessaire et si négligée !). Rien de tout cela ne fut fait. Incapable de donner la moindre perspective d’avenir, le gouvernement travailliste ne fut plus perçu que comme le responsable de la crise et sanctionné aux élections – ainsi les Tories sont-ils arrivés au pouvoir et ont-ils lancé l’une des purges d’austérité les plus violentes de l’histoire du pays.
Voici, à la volée, quelques mesures passées par son gouvernement. D’abord, une diminution drastique des aides au logement qui a provoqué une hausse de 25% des personnes sans-abris. Conséquence inéluctable : ces personnes tombent malades, et voilà que la tuberculose a fait son retour à Londres.[2] Les microbes voyagent sans se soucier du niveau de vie ; quelle ampleur prendra ce début d’épidémie ? L’exemple de la Grèce, où la tuberculose et même la malaria (qui avaient disparu) ont déjà fait chacune plus de cent morts, n’est pas encourageant.[3]
Ensuite, des coupes sévères dans les aides aux handicapés, accompagnées de procédures humiliantes visant à décourager les plus faibles. Par exemple, les handicaps permanents ne sont plus reconnus : quand bien même vous auriez perdu les deux jambes, vous devez faire constater à intervalles réguliers votre infirmité pour toucher votre indemnité. Les indemnités sont également refusées arbitrairement par les organismes privés chargés de les distribuer : ainsi un homme qui avait subi deux crises cardiaques a-t-il été déclaré apte au travail – avant de mourir le lendemain.[4]
Par-dessus le marché, des coupes drastiques dans le budget de la santé combinées à une réforme du statut des hôpitaux qui se sont vus conférer leur « autonomie », ce qui les contraint à équilibrer leurs budgets indépendamment, ce qui leur est impossible. Conséquence inévitable : les privatisations, via l’entrée dans le capital ou le rachat pur et simple par Virgin, Serco ou par des fonds d’investissement. Ces privatisations ne sont pas un progrès, loin de là ! Invariablement, elles aboutissent à un durcissement des conditions de travail, une baisse de la qualité des soins et – le comble – une hausse des coûts pour le contribuable.
Car c’est bien l’état qui paye les entreprises privées lorsqu’elles investissent dans des secteurs non lucratifs. Non seulement ces entreprises font une généreuse ponction sur les dotations de l’état pour leurs propres bénéfices, mais elles démentent systématiquement leur prétendue efficacité ! Les exemples calamiteux abondent (par exemple des hôpitaux privés qui, ayant à remplir un quota d’intervention quotidien, ferment leurs portes aussitôt ce quota atteint ; ou encore des hôpitaux qui ont à tel point coupé dans les effectifs qu’ils ne peuvent remplir leurs quotas de dépistage de maladies infectieuses et demandent à leurs employés de faire ces tests, le soir, sur leurs proches, pour faire leur chiffre).
Autonomie, partenariats public-privé, ces concepts vous sont familiers ? Bien sûr, puisque Hollande a commencé à les appliquer avec des résultats tout aussi désastreux – Le Monde en avait parlé il y a quelque temps.[5] Notez bien que ces concepts sont étroitement liés puisque l’autonomie est le moyen d’introduire le partenariat, qui mène à la privatisation pure et simple. Or les privatisations ne marchent pas, il faut se rendre à des évidences très simples : des services non-lucratifs tels que l’éducation, la santé, la prison, la police, ne peuvent être assurés convenablement par des sociétés dont l’unique visée est le profit.
Ma thèse est que François Hollande est le Blair français, qui prépare la venue d’un Cameron. Hollande ne s’est d’ailleurs jamais caché de son admiration pour Tony Blair, incarnation de la « social-démocratie », cette doctrine politique visant à allier valeurs de gauche et politique économique de droite. Ainsi clame-t-il à qui veut l’entendre son attachement au « modèle français » (éducation gratuite, sécurité sociale, retraite par répartition), mais ne veut plus en assumer le coût : il faut couper dans les dépenses publiques pour faire baisser le « coût du travail » et alléger les charges sur les entreprises privées dont, répète-il à l’envi, le dynamisme de l’économie dépend exclusivement.
Cette logique ne peut mener qu’à une conclusion, inévitable : le gouvernement finira par ne plus assurer les services publics puisqu’il n’en aura plus les moyens, et s’en délestera d’autant plus volontiers sur les entreprises privées que celles-ci sont présentées comme des modèles d’efficacité. François Hollande ne pourra sans doute pas mener lui-même à terme ce processus de privatisation car son électorat ne l’accepterait pas. Mais à force de répéter sans cesse que la priorité absolue est d’aider les entreprises et de couper dans les dépenses, il érige les principes de la droite en vérités d’évidence. Que se passera-t-il dans quatre ans lorsqu’il aura inéluctablement échoué à faire baisser le chômage, réduire les déficits et la dette, et relancer la croissance ?
Déjà dans tous les débats télévisés où s’affrontent PS et UMP, les protagonistes se renvoient inlassablement ces arguments : « Nous sommes obligés de faire les coupes que vous n’avez pas faites ! » (dit le PS) – « Vous ne coupez pas assez ! » (répond la droite). La conséquence prévisible de l’hégémonie du discours pro-austérité est que la droite passera contre un PS qui sera perçu comme ayant été trop faible. Ainsi, de même qu’après Schroeder les Allemands ont eu Merkel et après Blair, les Anglais ont eu Cameron, vous aurez après Hollande au pouvoir une droite dure. Hollande lui aura fait son lit.
Vous détestiez Sarkozy ? Regardez Cameron et préparez-vous à pire. Contre tout cela, comment se défendre ? En Grande-Bretagne, la riposte est organisée par cette People’s Assembly dont je vous parlais plus haut. Mais la tâche est difficile, car elle doit être accomplie contre une campagne médiatique inlassable de criminalisation des pauvres, des immigrés, des « assistés » comme on dit par chez vous. La campagne a si bien réussi qu’il existe à Londres des clubs de gym qui proposent à la classe moyenne des cours de « lutte anti-racaille » et des agences de voyages qui offrent des lieux de villégiature « sans pauvres » ![6] Les People’s Assembly locales sont, pour ceux qui y participent, l’occasion de retrouver la mixité sociale et de se défaire des clichés ; mais il est bien difficile d’attirer ceux qui y ont déjà succombé. On ne peut que regretter qu’elles n’aient pas vu le jour plus tôt. C’est malheureusement une règle quasi universelle : on ne se mobilise en général que lorsqu’il est trop tard pour prévenir, et bien difficile de guérir. Je vous souhaite de faire exception à la règle !
Sur ce, je dois aller préparer mes panneaux et banderoles pour la grosse manifestation qui aura lieu demain à Manchester à l'occasion de la conférence annuelle des Tories pour protester contre la privatisation de la NHS (c’est-à-dire la sécurité sociale). J’espère que nous serons nombreux et que je ne me ferai pas arrêter !
Amitiés, Olivier
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[1] http://www.challenges.fr/economie/20121211.CHA4078/pierre-moscovici-fait-les-yeux-doux-aux-investisseurs-etrangers.html
[2] David Stuckler and Sanjay Basu, The Body Economics. Why Austerity Kills, Penguin 2013, p. 134.
[3] Idem, p.86.
[4] Idem, p. 3-4.
[5] http://www.lemonde.fr/politique/article/2013/03/05/bercy-face-a-la-bombe-a-retardement-des-partenariats-public-prive_1842821_823448.html
[6] Owen Jones, Chavs. The Demonization of the working class, Verso 2012, p.3 et 5.