
Sandra Bullock lors du tournage de la séquence finale de Gravity
Lorsqu’il évoque l’expérience du spectateur de film dans un des textes de La première gorgée de bière (“Le cinéma” pages 55-56), Philippe Delerm insiste sur la sensation qui affecte son corps en pleine immersion dans la salle. Il décrit tout d’abord une “espèce de flottement ouaté” dans un univers aquatique qu’il compare à un “aquarium” ou à une “piscine”. Le début de la projection est caractérisé par une sensation physique qui atténue le poids du corps : “on va flotter, poisson de l’air, oiseau de l’eau”, “le corps va s’engourdir” et le sujet disparaissant dans son regard va se fondre avec ce qui est représenté à l’écran : “et l’on devient campagne anglaise, avenue de New York ou pluie de Brest”. L’apparition du mot fin provoque une “apnée” et les premiers pas du spectateur dans la salle, au moment où son engourdissement se dissipe, sont présentés comme un délicieux moment :”Cosmonaute pataud, garder quelques secondes cette étrange apesanteur.”
C’est cette histoire que nous raconte et nous fait vivre Gravity, celle d’une expérience intense de spectateur, de ce qu’il est convenu de considérer comme “le plus beau spectacle qui soit”, celui de la terre vue de l’espace, présente dans le film comme le corps d’une mère en arrière plan, avant que Ryan, le personnage principal, une mère sans enfant, ne manque de s’y noyer avant d’y reprendre pied et de retrouver la sensation de sa délicieuse pesanteur. Le film a le mérite d’avoir réussi à faire éprouver au spectateur, dans son corps lui-même “oublié”, ce retour au poids de l’existence, ce désengourdissement qui accompagne un certain réveil des sensations physiques au moment où la réalité reprend sa place, autour de lui, à la fin de la séance.
Chacun a pu faire dans un rêve cette expérience frustrante de ne pouvoir courir, de ne pouvoir convaincre son corps d’avancer devant un danger, parce que les sensations physiques liées à l’endormissement semblaient indépassables par la seule puissance de la figuration onirique. Le corps est présent comme support du rêve. L’expérience du cinéma, elle, nous permet de rêver sans corps. Contrairement à l’état de sommeil durant lequel le corps transmet des informations au psychisme qui les convertit parfois en sensations vécues dans le rêve (relâchement musculaire, exemple du froid, de l’humidité, du son du réveil…) il semble que pendant la projection du film, ce dernier soit aux abonnés absents, mis entre parenthèse, qu’il se prête volontier (à un moindre degré bien sûr) à ce que ressent le personnage vecteur, support de la projection-identification.
Le dispositif cinématographique de la projection du film et par extension les autres dispositifs de diffusion des films, coupe le spectateur de son coprs en en faisant idéalement un regard sans corps, une conscience visuelle. L’illusion cinématographique est plus désincarnante que l’hallucination onirique… et nous partons ainsi dans l’espace de la représentation, en fonction d’une convention que nous connaissons et qui revient, au fond, à opérer un glissement de la représentation à la simulation ; le cinéma sur ce plan, devant glisser de la peinture ou du théâtre au jeu vidéo immersif où un corps sans corps se déplace dans un univers virtuel. Le cinéma n’a pas encore donné les clés du cadrage au spectateur, mais le succès de jeux vidéos au graphisme très réaliste, comme GTA V, où le joueur fait son film, y est parvenu sur un autre versant.
Ce que ce spectacle de personnages en apesanteur durant tout le film nous montre aussi, c’est qu’il faut un certain temps pour parvenir à cet abandon de la gravité. Les premières minutes de Gravity sont éprouvantes pour l’estomac, le tourbillon intial est comme un geste de coupure, net, du cordon qui relie au quotidien notre regard à notre corps et relie das le film chaque astronaute à l’appareil qui peut l’ancrer quelque part dans le vide. Cette coupure entre le regard et le corps est une expérience courante de spectateur de films, puisque le découpage vient généralement nous mettre dans des espaces, des distances et des lieux où notre corps ne saurait se tenir. Le cinéma classique, et sa figure centrale qu’est le champ-contrechamp, efface ainsi le corps du spectateur, lui apprend sa propre disparition, en le traversant ou en l’éthérisant. Certains cinéastes plus audacieux et joueurs vont plus loin, comme Truffaut dans Les quatre cents coups.Dès la séquence d’ouverture, entre le premier et le second plan, Petite-feuille, le professeur de Doinel, marche vers la caméra jusqu’à s’approcher très près d’elle avant de réapparaître de dos dans le plan suivant. Le spectateur est littéralement traversé par le personnage. Il voit mais n’a pas de corps, fait l’apprentissage de son état de conscience visuelle flottante, éthérée. Cependant, la tendance actuelle de la caméra portée, la manière dont le corps du filmeur se fait sentir dans le cadrage, comme un en-deçà de l’image, l’usage du plan séquence, de la caméra subjective, viennent souvent nous faire sentir le poids et les limites du corps de celui qui regarde et à travers lequel nous regardons. Gravity joue avec ces deux expériences apparemment contradictoires ; nous sommes littéralement traversés par certains des débris de satelites, nous sommes aussi parfois à la place des personnages, surtout Ryan, et voyons deux bras pousser de chaque côté de l’écran comme s’ils étaient les nôtres. Mais ici le corps est une pure limite, il n’a pas de poids, la caméra ne transmet pas les cahots du déplacement terrestre, elle flotte tout comme les objets et les corps… dans un espace amniotique.
Le film se termine, de manière un peu trop démonstrative, peut-être, sur une sortie des eaux originaires et un redressement de mammifère supérieur sur une plage inconnue dans une nature qui semble en être restée aux premiers temps de la vie organique sur terre. Nous compatissons tous, facilement, à la difficulté que Ryan éprouve à se redresser, à ressentir tout d’un coup sa gravité. Elle accomplit pour nous, spectateurs en apesanteur, ce double geste de naissance, sortir de la capsule placentaire plutôt que s’y noyer et retrouver le poids de l’existence, déchoir de son statut d’ange… statut que conservera son ange gardien, Clooney, à jamais en orbite autour de la terre, spectateur émerveillé par le soleil sur le Gange – ses dernières paroles – à jamais pris dans l’apesanteur placentaire du spectacle cinématographique.
Truffaut, dans Les quatre cents coups (encore !) avait déjà utilsé l’apesanteur pour évoquer visuellement la condition du spectateur de film. Dans une fameuse et surprenante séquence, il met en scène, dans un Rotor, une attraction de fête foraine où se réfugient Doinel et son ami René, le regard de Doinel sur une bande d’images défilantes et le plaisir qu’il prend à regarder en apesanteur. Cette séquence prenant place au milieu d’autres moments où les deux écoliers buissonniers vont assister à des spectacles, films ou marionnettes, et où Truffaut saisit les expressions des spectateurs plus que le spectacle lui-même. La séquence du Rotor apparaît alors comme une allégorie de la séance de cinéma où, enfin, le spectateur en apesanteur pourrait exprimer pleinement la jouissance qu’il ressent à voir le film en perdant pied. C’est d’ailleurs dans cette séquence que Truffaut a décidé d’apparaître en personne à la manière de Hitchcock. Le réalisateur cinéphile est un amateur d’apesanteur.
Voir vidéo : https://www.youtube.com/watch?v=ZcpjrRatyk8&feature=player_embedded
Alfonso Cuaron nous propose un film très simple, appuyé sur une seule idée, comment retrouver sa gravité ?Celle du corps bien sûr mais aussi celle du deuil que Ryan semble enfin accepter, un deuil de mère qui n’aura peut-être plus besoin d’aller dans le ciel, où le poids n’existe plus, pour retrouver son enfant perdu en tombant sur la tête, sous l’effet de son propre poids… Gravity semble pactiser au minimum avec les impératifs commerciaux d’une production Warner Bros, les débris ne passent jamais loin des personnages principaux mais traversent le corps des personnages secondaires, la musique souligne les surprises, et il y a Clooney au générique… Mais lorsqu’il s’agit de faire avaler un Deus Ex-machina trop hollywoodien et trop incroyable comme le retour de Clooney à la vitre du Soyouz alors qu’il est censé être mort, Cuaron joue avec le spectateur et en fait finalement un rêve ou une hallucination de Ryan. Le spectateur aura eu le temps de douter de ce retournement “tiré par les cheveux” de l’arrivée de la cavalerie, in extremis, mais cette “blague” assumée, ironique et distanciée, comme celle de la noyade à la fin, aura finalement donné du crédit au reste … Le film fait le lien, entre les différents aspects du spectacle cinématographique, attraction visuelle et allégorie artistique, alliant le réalisme scientifique, l’entertainment hollywoodien (avec distanciation) et le symbolisme existentiel, il ne représente pas son sujet profond par un déplacement allégorique uniquement, il en fait aussi une épreuve physique pour le spectateur car le propre du cinéma est de soumettre le corps à cette disparition provisoire dans l’immersion spectatorielle. Expérience de transe qui n’a pas fini de nous charmer. Tout le plaisir de la salle est là.
L’originalité de ce film grand public est ainsi de nous indiquer que ce qui compte aujourd’hui, pour le monde du cinéma, sur un plan financier comme sur un plan ontologique, ce sont les spectateurs, leur expérience, leurs sensations, les raisons qui les font venir dans la salle, en apesanteur. Et parmi ces raisons, l’expérience des lois de l’attraction, celles du cinéma comme celles de la condition humaine (gravité) ont toute leur place.