Le Yétibet[1] est un petit pays caché aux yeux des hommes. Il abrite cependant une civilisation érudite et raffinée. Vue de la vallée, la grande montagne n’est qu’un immense désert de neige qui se peuple, quand la pente se fait douce, d’une forêt de conifères. Le monde des hommes et celui des yétis s’ignorent depuis le début de l’histoire. Ils ne se voient pas. Sauf dans des occasions très exceptionnelles…
C’était en l’an de grâce 156 du règne du grand Yétibère[2]…
Yétrissotine était une jeune donzelle au poil fourni, dont le blanc appartenait aux nuances rares. Elle était au service de l’Empereur Yétibère depuis qu’elle avait atteint sa majorité. Elle venait de fêter ses 55 ans et regardait l’avenir avec ce sourire niais qu’ont les jeunes yéties quand elles ont rencontré un légendre[3]. Yétrissotine était cependant une célibataire militante. Elle préférait se consacrer à ses recherches. Elle était chargée de l’humeur de l’Empereur. Et ce n’était pas une mince affaire que de s’occuper des émois et moiteurs du Yéti suprême. Elle avait obtenu son doctorat de Pragmatique en Problématique et était une des rares personnes habilitée et habile à résoudre n’importe quel problème. Elle adorait son boulot, lui consacrant presque tout son temps.
En dehors de son service, elle avait une autre passion : l’écriture. Elle passait de longues heures à rédiger la geste du Yétibet, piquant çà et là son récit de considérations personnelles. Et elle tenait un blog sur le Yétiweb[4].
Elle entretenait des relations agréables et conviviales avec nombre de ses congénères qui, comme elles, utilisaient l’outil de communication à des fins d’échanges. Mais elle avait eu le malheur, au cours de ses pérégrinations filaires, de se heurter à quelques importuns, des aristocrabes[5] atrabilaires. Et ces goujats, plutôt que de lui laisser vivre ses petits délires bien inoffensifs, la poursuivaient de leur hargne pathologique. Parmi eux, il y avait…
… Yétivan, le poète officiel de la cour, maudit, qui œuvrait sous un pseudonyme au FLY, le Front de Libération du Yétibet. Quasiment schizophrène, puisqu’il lui fallait, dans la même heure écrire un hymne au souverain, et torcher un pamphlet révolutionnaire.
… Yétipote, un bougon reconverti, pas vraiment méchant, mais pas vraiment malin non plus. Yétipote appartenait à la secte des Antisceptiques[6].
… Yétarte, le « qui sait tout de service », mais qui, en fait, passait son temps à recopier les textes des autres, se donnant de la référence comme les vierges se donnent de la pudeur.
… Yétilait, le bouffon de Yétibère, que l’obligation de faire rire le bonhomme avait fini par remplir d’amertume et d’aigreur. Il jouait admirablement du farfeluth[7].
… Et enfin, il y avait Yétipatique, le journaliste, pétri d’arrogance, bien que doté d’un immense talent. Il troussait ses articles comme on trousse la walkirigole[8]. Il se piquait de pédagogie, alors qu’il donnait plutôt la « question », au sens médiéval. Et sa pédagogie, la plupart des yétis pensaient par devers eux, qu’il pouvait la traiter comme on traite un suppositoire.
Au moment où commence cette histoire, Yétrissotine venait de vivre sa première querelle avec ses détracteurs. Elle n’était pas dupe, cette querelle n’était qu’une escarmouche ridicule, dans laquelle elle avait, aussi, une part de responsabilité. Mais comme c’était une yétie bien élevée, elle avait lâché, pensant que chacun aurait tout à gagner à vivre sa vie de yéti sans trop se préoccuper des autres. Quel était l’intérêt de se harceler alors que l’espace était suffisamment vaste pour une cohabitation pacifique ? Manifestement, le pléthoriquet[9] ne voyait pas les choses ainsi. Le pléthoriquet souffrait de manque d’humour pathologique, ce qui le rendait souvent hargneux.
Yétrissotine avait, de plus, la lourde charge de préparer le bain impérial. Il faut savoir que, chez les yétis, la température de l’eau est un drame. Ils ne savent se laver que dans la glace ou dans l’eau bouillante. L’eau tiède est un inaccompli, pour eux.
Alors qu’elle polémiquait avec Yétipote tout en s’affairant à sa tâche, le malotru lui lança, d’un air rogue : « Ma pauvre Yétrissotine, vous êtes incapable d’inventer l’eau chaude ». Il ignorait, le bougre, qu’elle se débattait avec la baignoire du palais. Au point que son pelage en faisait des tresses.
Mais là où n’importe quel yéti se serait réfugié à la cervelatrine[10] la plus proche, Yétrissotine retint son souffle… elle avait trouvé. Grâce à l’aiguillon mesquin planté par Yétipote dans le flanc de la donzelle, elle imagina… le fil à couper le foie gras d’oie.
Il faudrait attendre encore quelques décennies avant qu’elle pense à inventer le fil à couper le foie gras de canard.
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[1] Yétibet : Pays montagneux où vivent les yétis.
[2] Yétibère (1710-1980) : Dernier empereur yéti dont l'action pour la libération de la femelle a été déterminante. C'est lui qui, entre autres mesures, a interdit la main aux fesses lors des congratulations du matin.
[3] Légendre : Le légendre est au prince charmant, ce qu'une belle-mère discrète, compréhensive et généreuse est à un jeune couple, extrêmement rare. Toutes les femelles yétis rêvent de voir leur fille épouser un légendre.
[4] Yétiweb : réseau filaire qui permet aux yétis de communiquer en tout lieu du Yétibet. Il emploie de nombreux membres qui répètent dans un cornet acoustique toutes les nouvelles ou textes qui leur sont soumis.
[5] Aristocrabe : Type d'individu appartenant à la vieille noblesse et qui longe les murs pour le faire oublier.
[6] Antisceptique : Un antisceptique croit que ceux qui croient qu'il ne faut pas croire, ou croire en rien ni en personne, ne sont que des incroyants...
[7] Farfeluth : Instrument de musique atypique, à cordes et dont le nombre est compris entre 1 et 1253. La caisse de résonance est en bois, mais on connaît des farfeluths en zinc. On raconte que Stradivariusufruit mena des recherches avec des matériaux comme le coton ou le marbre. Il n'a pas laissé d'écrits sur ses découvertes éventuelles. Le farfeluth possède un manche au minimum. A partir de 8 manches, l'instrument devenant compliqué à jouer, on parle de farfeluths à plusieurs mains. Ce qui caractérise cet objet, c'est son inutilité dans un orchestre symphonique. En effet, quelle que soit la manière dont il est joué, on n’est jamais certain de la note qui voudra bien s'envoler. Ce qui pose problème avec des partitions classiques.
Avec :
Stradivariusufruit (Antoignon -1650/1740) : Célèbre farfeluthier italien dont les instruments restent les plus connus de ce type. Ses créations sont les plus imprévisibles de la catégorie. Il donnait des noms à ses farfeluths et certains sont arrivés jusqu'à nous. Le Messiecirculaire, réputé pour sa propension à partir en vrille selon l'artiste qui le joue. La Pucellophane qui émet à période d'une ronde, le doux cri d'un grillon qu'on grille. Ou encore le Dolphinchampagne, pétillant, imprévisible, et dont la tessiture va de la platitude à l'hébétude, selon le degré d'alcoolisation du musicien. Stradivaiusufruit, conscient de l'exceptionnelle virtuosité nécessaire à la maîtrise de ses instruments, et fin compositeur, a laissé une œuvre conséquente. Notons, entre autres, « Pas de printemps pour Miss Timiste, quatuor en mimi mineur pour triangle et farfeluth » ou le nom moins célèbre « T'as les fesses qui tombent, Pénélope - concertino pour flûte et farfeluth, en lala majeur ».
[8] Walkirigole : Personnage mythique de la chanson de geste yéti. La Walkirigole est une sorte de sorcière enrobée, qui condamne les époux infidèles à dépérire.
Avec :
Dépérire : Mourir de bonheur. Yétibère, sur la fin de sa vie, alors qu'il se poétiolait, disait souvent : « Mon Empire pour dépérire ! ».
Poétioler (se) : Se ratatiner avec grâce, et en n'omettant jamais de prononcer quelques vers de circonstance. Il est assez rare qu'un yéti se poétiole. L'empereur Yétibère reste cependant l'un des derniers cas connus à avoir vieilli en se poétiolant.
[9] Pléthoriquet (à la houppe) : Groupe d'individus qui, bien qu'affichant sinon de la laideur, du moins un physique ingrat, n'en demeurent pas moins des princes. Certains sont roux. Gr. : attention, l'expression "un groupe de pléthoriquets" est un pléonasme.
[10] Cervelatrine : Lieu d'aisance où se vider la tête. Certains yétis libidineufs s'enferment régulièrement dans les cervelatrines.
Avec :
Libidineuf (neuve) : Yéti mâle (ou femelle) n'ayant pas encore connu de congénère (au sens biblique du terme, bien sûr !). Principaux utilisateurs des cervelatrines.