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Billet de blog 3 octobre 2014

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Le mot et le reste — Jiří Kolář (1/2)

Le monde ne vieillit qu’à nos yeux de spectateur. C’est pour cela que les premiers mots soudain disposés sur une page blanche s’offrent à nous de toute leur jeunesse défiant les apparences. C’est cette pensée mi-émue mi-ravie que communiquent immédiatement les carnets de « Chronique du corps qui me quitte » de Jiří Kolář, qui viennent d’être traduits aux éditions Fissile.

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« Qui regarde attend une communication », glisse d’emblée avec malice ce poète et imagiste (collagiste et peintre), qui assure s’appuyer, héritage mallarméen bien assumé, « plutôt sur les mots que sur les idées ». Écrites dans les toutes dernières années de son existence (1998-2002), les pages de carnets de « Chronique du corps qui me quitte » forment, selon les mots de sa traductrice Erika Abrams, un « ultime autoportrait » d’un créateur plutôt connu pour ses réalisations visuelles.

À cet égard, rien peut-être ne rend mieux compte de cette capacité de Kolář à « voir le monde en toujours au moins deux dimensions » et à « saisir la multiplicité du réel » que sa technique du collage dite du « rollage », juxtaposant deux images découpées en bandes régulières et intercalées.

Illustration 1
J. Kolář - Série Baudelaire (rollage sur carte), 1972.

Né en 1914, à Protivin (Bohême), Jiří Kolář est forcément un témoin de son siècle, et s’il a payé le prix de son insoumission (interdit de publication et d’exposition par le PC dès 1947, condamnation…), ce signataire de la Charte 77 a su manier la causticité à longue vue : « J’ai allumé la télévision sur un discours de Havel. J’ai écouté un moment, puis j’ai entendu dans mon dos Bohouš Hrabal chuchoter : “Ses fesses ne laisseront pas un souvenir éternel, hein ?” »

Tout y est incise, prélèvement à l’interstice de deux mondes :

« La radio annonce la mort d’Emil Zátopek. Que la terre lui soit des plus légères ! »

« Jan Palach est mort il y a 32 ans aujourd’hui – j’espère que je n’ai pas laissé son buste à Paris ? Le buste est l’œuvre d’Olbram Zoubek, le seul qui en a eu le courage. »

« Les industriels allemands refusent de dédommager les Tchéquaillons embrigadés et exploités dans leurs usines au titre du S.T.O. – Aucun de ceux qui en font la demande ne comprend-il qu’il y aurait du sang sur cet argent-là ? »

Il y a ainsi dans ces carnets le monde des hommes lié aux événements historiques. Mais il y a aussi le monde des choses :

« Quelque compositeur a-t-il saisi le bruit du pied qu’on pose dans des feuilles tombées, quelque poète, dans un sonnet ou ne serait-ce qu’un seul vers, la marche à travers les feuilles qui jonchent le sol ?
A-t-on décrit l’écoute du chant tournoyant des feuilles qui tombent, d’un bruit de pas, des bonds d’une bête effarouchée dans les feuilles mortes ? (Noté de nuit) »
.

Fissile publie conjointement aux carnets de Chronique du corps qui me quitte les poèmes de La Lyre noire composés dans les années 1950 à 1960 par Jiří Kolář. C’est là, hanté par les atrocités nazies, ce qu’il a nommé des vers de « poésie authentique » attachés à la description scrupuleuse d’événements historiques, sans le moindre recours aux « brumes de la littérature ». Par ces poèmes convoquant tour à tour l’extermination nazie et d’autres récits d’asservissements (planétaires, toutes époques confondues), il s’est agi à ses yeux en s’appuyant sur d’authentiques témoignages d’« aider ceux qui avaient couché ces faits par écrit à en porter plus loin l’écho ».

En un « Post-scriptum » daté de 1965, Jiří Kolář rappelle que la première version de La Lyre noire portait en exergue un vers de Walt Whitman : « Le plus extraordinaire est qu’il puisse y avoir un homme vil. »

Illustration 2
J. Kolar - Vanité (collage et découpage sur carte), 1994.

Aussi dans ses ultimes pages de carnets s’en remet-il au « reste » de l’humanité, aux animaux, aux choses, qui détiennent peut-être le « miracle » de l’amour sur terre puis au paradis : « Hier ma canne m’a sauvé de justesse d’une chute contre la baignoire. Et la voilà qui me coupe, dès que j’ouvre la bouche : Arrête, je ne te comprendrai pas, tu bafouilles. Je sais ce que tu veux. Le paradis, pour moi, c’est quand tu t’appuies sur moi comme aujourd’hui. Allez, les bêtes courent-elles avec une canne, les oiseaux en ont-ils pour voler ? Même pas les étoiles. Elles ne connaissent que la carcasse de la mère nuit. » 

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Chronique du corps qui me quitte, Jiří Kolář, traduit du tchèque par Erika Abrams, éditions Fissile, 20 €, 160 p.

La Lyre noire, Jiří Kolář, traduit du tchèque par Erika Abrams, éditions Fissile, 16 €, 72 p.

* Cet article « Le mot et le reste » comporte une suite