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Billet de blog 5 juillet 2009

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Dans la geste poétique d'Edouard Glissant

« Rien n'est vrai, tout est vivant. » Approche d'Édouard Glissant par son essai Philosophie de la Relation et son livre de poèmes Pays rêvé, pays réel.

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Sans doute faut-il avoir été dépossédé radicalement de soi, de son histoire, de sa langue, pour ressentir combien le monde extérieur existe par lui-même. Alors, de ce chaos même, nous dit Édouard Glissant – fût-il géographique, humain, politique, historique –, à condition d'avoir « l'intention » de se l'approprier, pouvons-nous espérer nourrir un sentiment de la langue qui ne trahisse plus la « totalité des différences », qui n'aliène plus la pensée d'un « Tout-monde », qui est notre héritage le plus fondé, mais aussi le plus incertain, le plus aléatoire.

Paru au printemps, Philosophie de la Relation d'Édouard Glissant cristallise la geste de toute une œuvre. C'est une poétique bien sûr, une pratique située, comme l'indique cette formule, qui est une clé, une trouvaille : « Agis dans ton lieu, pense avec le monde. »

C'est parce que le monde existe par lui-même que nous trouvons à y ressourcer ce sentiment de la langue qui nous défait des liens qui asservissent, sous tous les travestissements de l'Histoire : « Le tissu du poème est trouble, indiscernable, le poème va sa route par-dessous, il manifeste ses éclats dans toutes les langues du monde, cri ou parole, c'est-à-dire dans toutes les directions, où nous nous sommes peut-être perdus, il s'étend de vérité d'un paysage en vécu d'un autre, le poème nomade, il roule de temps à temps. »

Le poète martiniquais écrit à contre-mythe : « Les Grands Chaos sont sur la Place ! » ; parlant d'un pays réel, tout près, et de ceux qui « comprennent d'instinct le chaos-monde », il évoque : « Pas loin de Seine, sur l'aire mélancolique de la place Furstemberg et du marché de Buci à Paris, les mages de détresse que sont les sans-abri, tombés de l'horizon » (Les Grands Chaos, 1993).

Car cette pensée incessamment va et revient de loin. Perte ou pente existentielle, cette « poésie en étendue » (sous-titre non dénué d'ironie de Philosophie de la Relation) dit un rapport jamais dénié du langage au monde. Sa méthode ou plutôt sa solution alchimique tient en un renversement de procédé sur la langue, mais ici en quête de son « sentiment », par la créolisation, concept libératoire fondé sur la créolité (forcément classificatoire, réductrice).

Le poète fait donc son terreau de la syntaxe, trésor enfoui des avant-gardes dans l'île de l'image poétique, présumée inabordable, pour œuvrer à un « métissage qui rapproche les irrapprochables » dans la langue même. Dans la pensée des « littératures » en archipel, il n'est qu'« un poème non pas universel mais valant pour chacun et partout » :


« Qui aime est herbe folle en son vagabondage.

À rues connues et inconnues il a gagé même lignage

offrez-lui de ce mil qui fit échange avec l'éternité

conteur il a gemmé, couchez-le au fleuve qui lent semonce,

rire de prophète est dur aux glaises de ce monde. »


Pour Édouard Glissant, c'est là affaire d'exaltation (de l'écriture et de la pensée) : « La poétique de la Relation est toujours ainsi une philosophie, et inversement : elles se préservent mutuellement des fausses finalités. »

Ainsi se reproduit une adéquation quasi miraculeuse entre la parole de l'homme et le monde des choses.

Cela vaut par tous les temps, sous tous les cieux, en cette « relation » instauratrice:

« Un tel partage de nos hasards, par-delà les avantages de fortune, par-delà les dominations, les massacres, et par-delà, pour un grand nombre de peuples, les états maintenus de sous-humanité, explique comment chaque jour nous découvrons que nos pensées et nos réactions les plus inattendues, les plus secrètes aussi, nos inspirations et nos inventions, ont été dans le même temps exprimées ou pressenties quelque part, à travers nos espaces terriens, au loin, dans les langues les plus étrangères, et sous les formes les plus étranges qu'il aura pu se trouver, par des inconnus que nous n'avons pas devinés, ou à peine, et avec qui nous ne tenons d'apparence aucun rapport déterminant. »

Édouard Glissant, Philosophie de la Relation, Gallimard, 2009.

Les Grands Chaos, dans Pays rêvé, pays réel, Poésie/Gallimard, 1994/2000.

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France Culture rend hommage à Édouard Glissant en lui dédiant son antenne vendredi 4 février 2011, dans ses émissions de la journée, dans une nuit de veillée du vendredi au samedi, et sur Franceculture.com.

Mediapart a été partenaire de la grande soirée avec Édouard Glissant, « La terre, le feu, l'eau et les vents », le 3 novembre 2010, au Théâtre de l'Odéon.