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Billet de blog 6 mars 2010

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Le trait

Vous écrivez ? Vraiment ? En êtes-vous si sûrs ? En ces temps de dématérialisation de l'écrit (du geste au support), Ypsilon Éditeur publie un ouvrage passionnant de Gerrit Noordzij, Le Trait, enfin traduit en français, qui planche sur l'histoire de la typographie.

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Vous écrivez ? Vraiment ? En êtes-vous si sûrs ? En ces temps de dématérialisation de l'écrit (du geste au support), Ypsilon Éditeur publie un ouvrage passionnant de Gerrit Noordzij, Le Trait, enfin traduit en français, qui planche sur l'histoire de la typographie.

Car c'est ainsi, il est un fait que l'on n'écrit plus. Non, je n'invoque pas par là les mânes de la littérature, je n'agite pas le sceptre desséchant d'un contemporain en manque de tout, pas plus que je ne m'apprête à porter une plume endeuillée sur la plaie de quelque défunt projet de vie. Non, le sujet est autrement plus grave. Il est collectif : nous n'écrivons plus. De façon manuscrite, à la main. Ou si peu, pour apposer, à main levée, une vague griffe au bas d'un document imprimé en guise de croix...

Mais trêve d'ironie. Pour pointu qu'il soit (comme une pointe de crayon, la fameuse « mine de plomb »... en graphite), l'ouvrage de Gerrit Noordzij a cet immense intérêt de « retracer » l'histoire déjà ancienne de cette dématérialisation de l'écrit. Où l'on perçoit que ce qui se concrétise spectaculairement aujourd'hui, au travers de la révolution technologique de l'Internet, au niveau des supports, était engagé depuis fort longtemps.

En soi, Le Trait est une théorie de l'écriture qui s'inscrit dans l'histoire de la typographie. Je cite l'éditeur : « Cette théorie a pour but principal de réparer la fracture qui a séparé l'écriture manuelle de la typographie avec l'invention de l'imprimerie. Selon son auteur, tous les caractères typographiques, quelle que soit la technologie avec laquelle ils sont créés, possèdent une qualité "écrite" sous-jacente. Dans ce livre, Noordzij présente certains concepts fondamentaux tels que l'espace à l'intérieur et entre les lettres. Il explique progressivement comment sont formés les traits de l'écriture, analysant les qualités différentes des lettres selon la nature et l'orientation de l'outil d'écriture... »

Autrement dit, la production de l'écriture a une dimension physique, gestuelle essentielle, en corrélation avec l'activité mentale. Et les procédés de mécanisation (accélérés sous le Second Empire) ont peu à peu éloigné le geste initial du tracé de la lettre reproduite, l'œil se cantonnant à la pratique, qui va aller croissant, de la lecture muette du support papier.

Tout le travail de Gerrit Noordzij vise à décomposer le geste de ce tracé des lettres, ainsi qu'il le formule, dans « l'insaisissabilité d'un trait de crayon ». Et comment se forme un trait ?

« Les formes blanches déterminent la position des formes noires, mais les formes blanches sont faites à l'aide des formes noires. L'unité la plus élémentaire de la forme noire est le trait. Un trait est la trace ininterrompue laissée par un outil sur une surface d'écriture. Le trait commence par le report de l'outil. »

Cet ouvrage, tout pratico-théorique qu'il soit, se révèle être une pièce maîtresse dans l'appréhension des enjeux contemporains de la production de l'écrit. C'est que, au bout de la chaîne, les applications qui en résultent sont en train de bouleverser radicalement les réalités humaines, sociales (et artistiques). Et à ce bel aujourd'hui, lui prêterions-nous une écriture si « appliquée »?

Le Trait, de Gerrit Noordzij, publié aux Pays-Bas en 1985, paraît aujourd'hui pour la première fois en français dans une traduction inédite de Fernand Baudin, chez Ypsilon Éditeur

(88 pages, 16€), collection « Bibliothèque typographique » (qui accueille également un ouvrage de Martin Majoor & Sébastien Morlighem sur José Mendoza y Almeida).